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2 juillet 2023 7 02 /07 /juillet /2023 09:20
De quel songe êtes-vous l’inquiétude ?

 

« Portrait de la Baronne Gourgaud »

Henri Matisse

 

Source : MimMario Art & Poesie

 

***

 

« Mais elle, sa vie était froide comme un grenier

dont la lucarne est au nord, et l’ennui,

araignée silencieuse filait sa toile

dans l’ombre à tous les coins de son cœur. »

 

« Madame Bovary »

 

Gustave Flaubert

 

*

 

   Voyez-vous, Madame, je vous connais si peu, je ne fais que vous approcher au travers de cette Œuvre de Matisse, « Portrait de la Baronne Gourgaud », dont il me plaît de réécrire entièrement l’histoire, cédant en ceci à ma naturelle inclination, saisir du réel, d’une image, d’une peinture, quelques traits qui me paraissent saillants et, surtout, fouettent mon imaginaire dont le libre cours ne cessera de s’épancher en moi, et bientôt hors de moi, comme si rien ne devait demeurer de ce qui, au hasard des chemins, est venu me rendre visite. Vous apercevant dans le cadre étroit de la peinture dans laquelle vous figurez, aussitôt cette phrase de Flaubert, citée en amont de mon texte, a surgi tel le portrait le plus accompli de cette vérité qui est vôtre, si singulière, nul ne pourra vous en dérober l’intime substance.

   Ainsi la froideur de votre vie, sa cruelle monotonie se peignent sous les espèces de deux métaphores dont il faut bien reconnaître l’efficacité et du reste, elles ne sont métaphores qu’à cette aune-ci. Si, souvent, le « grenier » est le refuge d’adultes mélancoliques, fouillant dans de vieux coffres afin d’en exhumer bien plus ce qu’ils ont été jadis, que ce qu’ils sont devenus, alors ce geste d’archéologie personnelle est teinté des plus sombres lueurs qui soient. Que dire de « la lucarne au nord », laquelle ne saurait jamais recevoir qu’une ombre substituée à la lumière, qu’une tristesse en lieu et place d’une joie ? Et « l’araignée de l’ennui », n’est-elle l’illustration de cette étrange « Veuve noire » dont il me plaît, qu’un instant au moins, elle coïncide avec qui vous êtes au point de vous réduire à la vie étriquée de cet arachnide dont nul ne pourrait confronter le péril de son puissant venin qu’à l’aune de sa propre mort.

   Bien sûr, ici, j’anticipe votre suicide à l’arsenic, vous dont le sort n’échappera nullement à celui d’Emma Bovary, comme si vous en étiez la simple projection. Car, sous le fard de la « Baronne Gourgaud », c’est bien Emma qui perce, c’est bien Emma qui fige vos traits, teinte votre visage de ce plâtre blanc d’une Colombine affligée qui semble exilée de soi, ne pouvant en rien rejoindre qui elle a été, se glaçant en un passé ne reflétant plus que les images floues d’une joie qui s’est éteinte. Face à vous, appliquée à la lecture d’un texte qui vous est visiblement destiné dont, cependant, nulle phrase ne parait vous atteindre, une Femme, Amie, Confidente - que sais-je ? -, s’applique à faire vivre un récit, peut-être quelque épisode de « Paul et Virginie », ces pages d’un romantisme mélancolique qui bercèrent vos soirées de jeunesse dans une manière de crépuscule triste. Ceci me revient en mémoire, qui semble déterminer votre actuel état d’âme :

 

" On la voyait tout à coup gaie sans joie, et triste sans chagrin. "

 

   Une gaieté frelatée en quelque sorte. Une tristesse sans assise réelle. Une joie véritable eût été préférable. Un chagrin profond se fût donné dans la guise d’une vérité. Rien de plus pernicieux que ces sentiments en demi teintes qui ne sont que des sentiments par défaut, des illusions trompeuses. Une tromperie de Soi, la plus funeste qui puisse se présenter. Savez-vous combien, parfois, nos lectures nous marquent à l’encre rouge, cette encre qui jamais ne s’effacera, cette encre qui sera notre secret tatouage, se montrant, ici et là, dans l’abandon d’un sourire triste, d’une remarque désabusée, d’une intonation de la voix à la limite d’une perte. Si je persiste à vouloir vous décrire (cette tâche quasi impossible !), tout confirme mes intuitions les plus noires, vous n’êtes qu’un être en sursis, peut-être quelqu’un qui, déjà, n’est plus Soi qu’au recours à une lointaine réminiscence.

   Certes le tableau est coloré. Certes les couleurs sont vives, souvenir des joies fauves d’un Matisse touché par la grâce, l’exubérance des dominantes méditerranéennes. Certes, cette séquence de vie est vivante et nous pourrions même penser à l’œuvre du Maître, intitulée « Luxe, calme et volupté », mais ici, autant ces trois qualités pourraient s’appliquer au confort du salon bourgeois (une sorte de boudoir où réfugier le précieux de quelque pensée), autant cette empreinte vous mettrait à l’écart, comme si, l’égarement de vos yeux, la sourde présence de votre châle fleuri, la chute de vos mains sur le cercle de la table, signaient, par contraste, cette perte de vous au-delà même de qui vous êtes, dans un genre d’assourdissement lagunaire dont il n’y aurait rien à espérer.

   Que je dresse de vous ce portrait dont nul espoir ne viendrait rehausser les teintes, ceci ne saurait vous étonner. On est toujours au clair avec soi, parfois même au-delà de toute raison. Nul, plus que soi, ne saurait percer, précisément, jusqu’aux fondements mêmes où gît le lieu inaliénable de notre personne. Car, il faut bien le reconnaître, il y a un germe irréductible dont on ne pourrait tracer une extériorité qu’au prix d’une abolition de l’essence qui nous fait être ce que nous sommes et nullement un écho qui en serait la tragique métamorphose. Nous ne pouvons pas être à deux endroits différents en même temps et, quelque part, un immuable nous habite qui nous assigne à résidence. Mais ce qu’il faut dire maintenant, ce qu’il faut faire apparaître, c’est l’inconciliable en nous, de la mesure et du hors-mesure. L’impossibilité foncière de nous situer à cette intenable ligne de clivage qui partage l’exister selon deux versants antithétiques.

   La mesure, tout ce qui vient à nous dans la clarté. Tout ce qui peut être déterminé dans l’évidence, toute raison avec ses causes et ses conséquences, toute cette logique s’appuyant sur des prémisses irréfutables. Tous ces sentiments limpidement énoncés qui placent en pleine lumière, cette confiance, cette assurance, cette plénitude, cette surabondance d’un sens immédiatement lisible. Nul effort à soutenir pour comprendre et rencontrer le réel, il vient à nous identique à ce cristal qui vibre en nous, à ce diamant noir qui brille de tous ses feux en notre centre même, là où cela comprend, là où cela se déplie, là où cela se dit en mode poétique, là où cela s’énonce avec la netteté d’une maxime, avec la précision horlogère d’un concept entièrement parvenu à l’expression de sa justesse. La mesure est ce par quoi un horizon se donne, ce par quoi une lumière brille au loin, ce par quoi l’Art devient le réel plus que réel, ce par quoi l’Amour n’a plus besoin de preuves, de démonstrations, ce par quoi le mouvement de l’Histoire apparaît tel le juste équilibre entre un passé qui s’enfuit, un futur qui tarde à venir, mais un présent assuré de soi dans l’immédiateté même de sa présence.

    Ainsi, par simple effet dialectique, le hors-mesure se donne selon une antithèse évidente. Le hors-mesure, cet Intime que nous n’arrivons nullement à cerner, il est trop flou, il est trop dissimulé. Il n’accepte que le retrait, il ne fait sens qu’à s’immoler dans un éternel silence. Plus on le cherche, plus il se retire et se voile sous le dôme infini des questions. Le hors-mesure, ce que nous aurions voulu en tant que pure jouissance : la possession entière, sans reste, de l’Aimée, mais aussi, mais surtout la possession de Soi ; le hors-mesure, la donation sans délai de l’œuvre d’Art ; la quête spirituelle promptement exaucée ; l’esquisse toujours fuyante de l’Être qui dirait le mot grâce auquel le rendre tangible, préhensible, nullement objet mais sujet immanent au sujet que nous sommes ; le hors-mesure, l’inclusion dans la Nature, être Soi et l’arbre ; être Soi et le rocher : être Soi et le nuage qui glisse sous l’aile d’écume du ciel ; le hors-mesure, le geste transcendant désoperculant tout ce qui résiste, le réel en sa consistance  de silex, le vers poétique en son énigme, la rotondité de la Terre et notre extériorité par rapport à son mystère ; le hors-mesure, le déchiffrement du processus alchimique ; la maîtrise d’une herméneutique des textes fondateurs de la genèse humaine ; l’immersion compréhensive de l’étonnante, de la fascinante structure babélienne du Monde.

   Toute cette dentelle théorique déployée autour de l’aporie du hors-mesure n’a eu pour but que d’approcher ce même hors-mesure qui fait vaciller Celle que nous avons décidé de remettre au destin implacable d’Emma Bovary. Elle qui, comme nous dans la projection de nos fantasmes, de nos désirs les plus urgents, en appelons aux ressources de la Magie ou bien des Rêves Éveillés afin que, transgressant les interdits du réel, nous en affranchissant, nous puissions nous connaître comme possesseurs d’un don qui nous comblerait à hauteur d’hommes, peut-être même nous rendrait quasi divins, êtres de pure transparence se confondant avec cette diaphanéité même, autrement dit débouchant à même le site d’une immense liberté.

   Mais pensant ceci, nous nous savons doux rêveurs, simples possesseurs d’une brume onirique que la grille de nos doigts ne saurait retenir en soi. Emma Bovary ou son double le sait aussi bien que nous. Pour elle, du moins est-ce l’hypothèse que nous formulons, le hors-mesure a eu bien des points communs avec le nôtre, mais dans le cadre d’un romantisme inquiet, d’un spleen baudelairien qui a exténué jusqu’à son existence même. Hors-mesure d’un intime qui ne pouvait que lui échapper compte tenu de son mal être foncier. Hors-mesure d’une jouissance qui s’éteignait à même son essai de profusion. En réalité le hors-mesure de cette Emma était si vertigineux qu’il ne pouvait se solder que par le hors-mesure de la mort, cet arsenic, véritable ciguë socratique, cette boisson amère dont il fallait faire le geste ultime au-delà duquel seul un dialogue avec le Néant pouvait avoir lieu. 

   Toutes les tentatives d’Emma d’échapper au hors-mesure se soldent en définitive par le recours à des mesures qui sont pires que le mal qui la ronge. Ni Rodolphe Boulanger, premier amant d'Emma, riche propriétaire du château de la Huchette à l’intelligence affirmée ; ni Léon Dupuis, Clerc du notaire Guillaumin, pensionnaire du Lion d'Or, second amant, décrit comme « jeune homme aux bonnes manières, séduisant, idéaliste et très romantique », ne parviendront à la faire sortir de ce tourment qui la mine de l’intérieur et n’aura de cesse de la détruire.  En elle, comme en tout Homme, en toute Femme, était inscrite cette « dé-mesure » existentielle dont elle devait être la victime. Sans doute est-ce cette profondeur ou plutôt même ce sans-fond, tissu même de l’absurde, qui rend le roman de Gustave Flaubert si attachant au titre d’une vérité qui s’en dégage, tel un abîme dont, tout un chacun, nous longeons les lèvres avec assiduité sans toujours bien en apercevoir le danger. Mais vivre, est-ce peut-être ceci, tutoyer le danger et y échapper provisoirement. Nous sommes des Emma en puissance.

 

 

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