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3 mars 2020 2 03 /03 /mars /2020 13:45
« Détruire », dit-elle

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

                                                                            Le 12 Février 2020

 

                 Chère présence du Nord,

 

       

   « Détruire, dit-elle », c’est ce titre d’un roman de Marguerite Duras avec lequel commencera ma lettre. De ce livre, Laure Adler dit qu’il « célèbre le culte du néant ». Chacun, à notre manière, célébrons ce culte étrange, en aimant, en nous précipitant dans la passion, en ayant recours aux narcotiques, en lisant ces auteurs tragiques qui semblent vouloir annuler le temps, le remplacer par une manière d’inconsistance qui n’aurait ni lieu, ni heure où apparaître. Mais je n’épiloguerai davantage et je vais te dire, en quelques mots, le site d’une bien pathétique destruction. Il y a quelques jours, dans une manière de passage à gué entre deux écritures, n’ayant quiconque à rencontrer, nulle tâche urgente à entreprendre, au hasard de quelque pensée venue de je ne sais où, je décidai de me rendre à Saulieu, paisible village du Causse qui fut, en son temps, motif de nombreuses promenades solitaires - tu me diras « d’errances », je le sais -, ces paysages austères ayant inscrit en moi, de tout temps, un genre d’hiéroglyphe ineffaçable.

   La photographie que je joins à ma lettre résumera à elle seule ce que mes mots seraient bien incapables de traduire avec justesse. Oui, je reconnais, cette image est à mille lieues d’une esthétisation du réel, elle en est bien plutôt la marque la plus authentique qui se puisse concevoir. Certes, on pourra la juger inconsistante, sans contenu remarquable, sorte de carte postale ancienne d’où rien ne se détache que d’ordinaire. Mais, vois-tu, et je te sais attentive à ceci, je connais ton naturel attachement à la simplicité, alors comment connaître mieux les choses qu’à l’aune d’un regard qui les dépouille de leurs artefacts, de leurs halos de mensonges parfois, de l’irisation dont beaucoup les entourent pensant, en ceci, accroître la dimension de leur être ? Tu le sais comme moi, la sophistication de ce qui vient à nous, non seulement ne nous apporte rien, mais ôte à notre conscience la possibilité d’une connaissance directe, immédiate, la seule qui vaille eu égard à la juste mesure des choses.

   Je me doute que, pour toi, la Nordique, ce mot de « Causse » doit sonner de bien étrange manière, un peu à la façon dont un caillou jeté au fond d’un puits fait son mystérieux tintement, nous ne savons d’où il vient, où il va. Pour moi, à l’évidence, ce simple mot est le « sésame ouvre-toi » qui me donne accès à un sentiment d’intime possession de qui je suis, en même temps qu’il me dévoile la beauté d’un paysage, sa faculté à me rencontrer sans détour, au plein d’une jouissance sans fin, ouverture d’un horizon illimité, comme si le tout du Monde s’était rassemblé en ce genre de microcosme. C’est un détour que j’accomplis présentement, occupé à dire ce qu’une nature intacte dépose en nous, les hommes, de précieux réconfort. Saulieu dont je t’ai déjà parlé, ce sera pour plus tard, sorte d’antithèse de ce qui ici se montre, qui m’emplit d’une joie unique.

   Mon « pays », jamais tu ne le verras, toi la Lointaine, alors laisse-moi t’y accueillir avec ces quelques mots qui se veulent modestes, aussi près que possible de la réalité. Par la pensée tu es avec moi, alors cheminons ensemble. Ce Février est doux, lumineux, et le ciel est un vaste dôme qui semble inaccessible aux yeux, disponible pour l’imaginaire seulement. Nous avons dépassé Saulieu, nous descendons maintenant dans la combe ombreuse creusée entre deux collines du Causse. Il est très tôt en ce début d’après-midi et rien ne bouge qui dirait l’activité en quelque endroit du monde, un délicieux retrait des choses, une longue vacance dont nous sommes une manière d’écho. Il n’y a guère mieux pour tisser les liens indéfectibles de l’affinité. Je te sens si proche et ce paradoxe, tu es si loin, non seulement n’atténue mon sentiment de jouissance mais il en décuple le rare, il en renforce le constant désir.

   Nous prenons sur la gauche, un long chemin semé de graviers blancs, saupoudré d’une fine castine. Tu t’étonnes de tout : d’un rameau qui bouge, d’un oiseau qui s’envole, des taillis avec leurs drôles de tiges rouges, du ruisseau qui court parmi le vert d’un pré, du mince pont qui l’enjambe sur lequel nous demeurons un instant comme des enfants éblouis de découvrir leur reflet dans l’onde. Tu ne parles guère, sinon par monosyllabes, parfois par un babil joyeux qui dit le rayonnement de ton être. Au travers du rideau des ramures, des branches encore dépouillées, nous apercevons la colline de l’autre côté de la combe, sa végétation rare, quelques étiques genévriers, de touchants chênes-bonsaïs à la silhouette torturée.

   Oui, tout ceci te plaît, toi la Simple, l’Heureuse de vivre au gré de tes sensations si exactes, dénuées d’intentions, dont tout calcul s’absente. Tu écoutes le murmure minéral du Causse : bonheur ! Tu sens sur le lisse de ta joue le baume d’un vent : bonheur ! Tu regardes le nuage, là-haut, son menu bourgeonnement : bonheur ! Oui, assurément tu aurais pu être une fille de la garrigue, cet autre nom du Causse, tu aurais pu vivre d’une vie de bergère gardant son troupeau de moutons, t’enivrant du suint de leur laine, la cardant pour faire du fil, t’abritant dans ces refuges de pierres sèches que l’on nomme ici « cazelles », un nom si doux qu’il fait rêver.

    Nous sommes arrivés sur la crête. Nous nous arrêtons un long moment face au paysage qui s’ouvre devant nous en une manière de larges gradins. Des murets de pierres courent sur le flanc des collines, des chênes ponctuent de leurs minces troncs la densité minérale. Je le sais, cette sauvage beauté te pénètre jusqu’au tréfonds de l’âme, je crois même que ta chair est saupoudrée de cette vision, qu’elle brille de l’intérieur, j’en vois la manifestation dans ce demi-sourire, cette ébauche de grâce qui se répand sur la plaine de ton visage. Nous n’avons besoin de rien dire, les pierres, les arbustes, les haies, les touffes de lichen, les mousses profuses, tout parle pour nous et profère en silence ce que nous n’osons dire, qui ne trouve ses mots, rampe à bas bruit dans un lieu que nous ne pourrions définir mais qui est bien réel, comme est réelle cette pureté partout présente.

   L’horizon est un long moutonnement de collines, un damier en noir et blanc, un dialogue de calcaire qui, parfois, se confond avec le talc du ciel, semble s’y fondre en une étonnante osmose. Nous marchons entre deux murets de pierre qui semblent avoir existé de toute éternité. Nous nous étonnons du long et patient travail des hommes, de leur témoignage dont ces élévations sont la mémoire. Notre surprise, c’est elle qui nous fait avancer, c’est elle qui nous fait tenir debout, curieux que nous sommes de découvrir après ce ressac de roches un autre ressac, une déclivité, la pente abrupte d’une ravine, peut-être un animal en maraude, un renard à la toison de feu détalant parmi le labyrinthe des fourrés.

   Souvent il m’est arrivé, à l’aube ou au crépuscule - ces heures qui n’en sont pas, ces instants suspendus - de marcher sur quelque sentier égaré parmi la multitude du Causse, d’avancer sans faire le moindre bruit, de découvrir au travers du grillage des ramures, près d’une minuscule mare, son œil brillant tel le mercure, de découvrir un chevreuil s’abreuvant, oreilles attentives, certes aux aguets, mais rassuré par la lenteur de la lumière, la densité du silence. Oui, Sol, ces moments-là sont prodigieux, ils valent cent fois les erratiques processions humaines sur les rivages exténués des villes, dans l’insoutenable clameur des foules qui cherchent leur âme à défaut de la trouver. Connais-tu un événement qui serait supérieur à celui de la rencontre d’un animal qui ne se sait nullement observé, qui vit en l’entièreté d’une grâce naturelle, qui ne triche ni ne s’inquiète de paraître au monde autrement qu’il est ? Ceci se nomme « authenticité ». Ceci est remarquable en notre siècle d’affèteries et d’apparences trompeuses qui, en réalité, ne mystifient que ceux qui semblent s’en divertir.

   Voici, ma chère Passagère, il nous faut rejoindre la voiture, quitter à regret ce lieu de ressourcement, consentir à éprouver cette inévitable aliénation qui nous guette au premier virage, aux premières maisons qui dressent leurs silhouettes aux abords du village. Nous voici donc à Saulieu, cette petite bourgade qui, en un temps jadis, fut prétexte à quelque rêve si elle ne fut le creuset de récurrentes utopies. Autrefois donc, dans un passé qui se montre si illusoire aujourd’hui, une église romane en pierres dorées, quelques maisons avec leurs galeries et leurs pigeonniers, une école du temps de Jules Ferry, une place semée de tilleuls et, par-dessus ceci, la palme rassurante d’un souverain silence.

   Oui, je vois, tu as du mal à croire mon récit, tu penses peut-être à une histoire inventée, à une simple anecdote. Ô Sol, combien j’aimerais qu’il en fût ainsi, que mon esprit soudain abusé se fût fourvoyé en quelque ornière originale, risible, si l’on veut. Eh bien, non, ceci, cette meute à l’infini de maisons modernes, cet essaim qui n’en finit pas de poser ici et là ses milliers de ruches, c’est bien le visage du Saulieu d’aujourd’hui, du village qui a renié son passé, qui a tiré un trait définitif sur ce qu’il était, qui s’est fondu dans un étrange et sourd anonymat. Un village comme tant d’autres qui courent, grimpent sur les collines, envahissent les combes, plantent leurs poteaux électriques, leurs conteneurs verts, leurs peuples de fils, sémaphores d’une stupéfiante « modernité » qui ne sait plus ni le lieu, ni le temps de son être.

   Oui, Sol, la Nature a capitulé devant l’insatiable appétit des hommes, leur volonté foncière d’inscrire leur marque là où demeure disponible la moindre once de terrain, le plus minuscule lopin de terre. Cupidité, folle volonté de puissance, gloire vite acquise au gré de ces « pavillons » - étrange mot -, qui ne flottent en haut de leurs mâts qu’à la mesure de leur cécité. Restera-t-il, un jour du futur, un coin de forêt, un arbre sur un rivage, une blanche colline semée de genêts, un clair ruisseau faisant entendre son joyeux chant sous la voûte protectrice des frondaisons ? Je te le demande et je connais par avance ta réponse, toi l’Avisée, toi la Lucide. L’exister montre parfois ses plus belles vertus, comme il déploie tous ses vices jusqu’aux plus destructeurs. « Détruire », dit-elle.

   Combien ce voyage à deux dans cette Nature disponible et généreuse était un bien précieux ! Il ne tient qu’à nous d’en reconduire l’événement. Certes, tu es loin, si loin, mais un invisible fil d’Ariane me relie à celle que tu es, toi l’Ineffaçable. Souvent je lui demande de réaliser le prodige de ta présence. Toujours il a acquiescé à ma demande. Puisse-t-il encore m’accompagner jusqu’en ton pays parcouru d’immenses forêts, semé d’innombrables lacs ! Il y a encore à espérer. A croire en un avenir radieux.

 

À Toi - Le Tisseur de questions.

   

 

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