"Melancholia"
Photographie : Katia Chausheva
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De votre beauté, nul n'aurait pu douter. Votre visage si régulier, votre peau de soie, l'arrondi de vos épaules, la plénitude de votre gorge, les fines attaches, la taille souple, l'exacte cambrure des reins, le repos de vos hanches, le golfe de votre bassin, vos jambes si longues. Ceci que doublait une vive intelligence, une intuition de tous les instants. Vous étiez sensuellement attachée aux choses, disponible à la moindre de leurs manifestations. Vos affinités avec la "raison sensible" n'était pas moindre et chaque événement rencontré vous portait dans l'aire des réflexions, dans la vibration des sentiments. Peut-être trop. Vous étiez si sensible aux troubles du monde, aux frémissements de l'eau, au glissement du vent sur les plaines d'herbe. Vous étiez pareille à une fragile fleur des marais que le moindre courant d'eau aurait emportée vers d'illisibles rives. C'était étonnant la façon que vous aviez de vous recueillir en vous, de plonger dans les troublants remous de l'introspection, de disparaître aux yeux des autres. Il suffisait de l'évocation d'un poème, d'une séquence de cinéma, d'une pièce de théâtre sous les feux de la rampe. Mais je crois que les feux, les seuls qui vous atteignaient, étaient ceux, intérieurs, qui parcouraient votre globe de chair. A l'évidence, en vous, couvait toujours la flamme de la passion que le moindre souffle d'air ranimait. Cela se voyait dans le sombre de vos yeux, le creusement des pupilles, le retrait que manifestait votre visage. Non le paysage d'une austérité, plutôt le calme d'une eau de lagune et l'énigme toujours posée par cela qui vit mais demeure immobile. Comme une question posée ne trouvant d'épilogue.
Le bruit courait que vous teniez un journal intime, dans le genre de celui d'Henri-Frédéric Amiel, consignant par écrit ce qui, pour moins sensible que vous, eût été simple caprice ou bien objet d'un vide à combler. Comment pouvait-on passer ses journées à écrire alors que, dehors, la vie s'écoulait avec ses joies à portée de la main ? Pensant à cette volontaire exclusion d'une existence ouverte, à ce retrait en vous qui est, à l'évidence, votre empreinte, j'ai relu attentivement quelques passages de ce prodigieux travail du professeur genevois. J'y ai trouvé ce fragment que je crois pouvoir faire vôtre tellement les similitudes me paraissent frappantes :
"Le jour vient; il est 6 3/4 heures. Entre la lumière froide du jour qui traverse la vapeur des carreaux et la lumière chaude de la lampe qui reluit sur mon papier, il n'y a qu'un rideau léger et transparent. Lutte curieuse et symbolique : c'est le cœur tranquille dans la solitude et le recueillement, que vient assaillir le monde extérieur, pour l'arracher à sa paix, lui imposer devoirs, ennuis, dispersion tout au moins. On vivait tout en soi, il faut vivre au-dehors … Voici le jour, il faut mentir, disait Delphine dans sa belle poésie de la Nuit …"
Henri-Frédéric Amiel - Mercredi 17 novembre 52 - 5 1/2 heures du matin.
Lisant ceci, vous imaginant quelque part dans un pli d'ombre en partance pour le jour, je ne peux que vous rejoindre dans cette manière d'insularité. Vous êtes si bien, en arrière de la clarté, alors qu'en vous se fait, avec douceur, le flux de l'intime. Là, il n'y a nulle place pour ce qui pourrait entailler et ouvrir une possible immersion. De votre territoire, s'entend. Tout demeurant sur le seuil, comme l'aube, en attente de cela qui va advenir. C'est si beau cette irrésolution du temps, cette manière de pas de deux, cette sublime hésitation. Vous et le monde en suspens. Cette inclination des choses à demeurer dans leur enceinte, vous en ressentez le libre mouvement jusqu'en votre ombilic. Une mousse, une écume, une onctuosité trouvant dans leur repos le site même de leur présence. Vous résistez à l'encontre de la lumière qui vibre au carreau, cette froideur qui, bientôt, fera sauter l'opercule. Votre plaine de papier, sur laquelle courent les signes de l'exister, sera bientôt envahie de cette réalité qui en effacera la fragile empreinte. C'est si vulnérable, l'écriture, lorsqu'elle doit se confronter aux éclats de verre, aux angles vifs, aux mouvements désordonnés de la foule. Cela a besoin de la source assourdie de la lampe, du silence de la chambre, de l'immobilité du lac, de la longue patience des pensées. Vous le savez jusqu'à l'excès, vous qui noircissez les pages de votre chair, de votre sang, de vos humeurs. Car c'est de cette nature, l'écriture. Elle est crucifixion ou bien elle n'est pas. Oui, bien sûr, tout ceci paraît énoncé dans l'emphase, le lyrisme. Et, pourtant, qui n'a jamais fait l'expérience de la perte toujours possible des mots, ne peut guère en concevoir la dimension possessive. On appartient au langage plus qu'il ne nous appartient.
Vous observant à la dérobée, ce que je vois d'abord, sous l'avancée des cheveux, c'est cette vérité de la nuit qui vous visite sur l'étang de vos pages blanches. Illumination de l'intérieur, lent cheminement des idées, dépôt de la gemme noire sur le vierge du parchemin. La nuit, on ne peut la tromper. Il n'y a nulle distance de soi à soi. Pas même l'intervalle du doute. Tout coule de source et se présente dans la pure raison d'être. Vos plus belles pages sont nocturnes, j'en suis sûr. Avec un léger infléchissement que l'aube entraîne dans son sillage. Vous le savez, bientôt, alors que l'ombre décroit sous la poussée de la lumière, le mystère des mots s'effacera. Dehors, les bruits sortiront des failles de la terre, le ciel basculera vers des teintes de gris, puis les flocons de clarté, denses, qui allumeront dans les yeux des vivants les braises du désir, de l'envie, de la meute serrée des passions. Il sera alors temps de mentir avec Delphine, d'inventer avec l'inconnu de la rencontre, de dissimuler son visage alors que les hommes feront leurs trajets de fourmis pressées. Vous aurez tout loisir, sur la pente du jour, de demeurer dans votre méditation, mais alors vous serez inaccessible. Ou bien vous accepterez de vous laisser happer par l'action et c'est à vous-même que vous barrerez l'accès. Comme si la trop vive lumière dissolvait tout dans une même démesure.
Mais je dois vous laisser, là, sur le bord de votre propre territoire, une partie de vous immergée dans le songe, une partie dans la vacance de l'instant. Le temps décidera de tout et l'abîme sera grand qui vous séparera de la nuit, votre vrai domaine. C'est dans le retrait de vous que vous êtes la plus lisible. Comme ce journal que vous écrivez jusqu'à l'éreintement afin de mieux vous connaître. Les mots, sans doute, vous en éprouverez la chair pulpeuse, la longue dérive, les enroulements infinis. Mais, de vous, n'apparaîtra que cette couleur de verre éteint qui annonce la parution des heures claires. Jamais la tonalité ultime qui vous porterait au-devant de vous. Il est temps de baisser la lampe. Le rideau bat sous la neige des heures. Proche est la "melancholia" qui, le jour durant, fera votre siège afin que l'ombre venue, vous puissiez entrer en vous, le seul domaine dont vous assurer sereinement. Au moins le temps d'une parenthèse. Demain, à nouveau, sera le jour, puis la nuit et le jour encore. Ainsi passent les fleuves étincelants. Ils arrivent à l'estuaire et nous ne rêvons que de la source. Nous sommes une eau qui, toujours, se cherche. Et, peut-être, jamais ne se trouve. Je confie cette modeste pensée à votre journal. Prenez-en soin. Les pensées sont si fragiles !