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1 mai 2020 5 01 /05 /mai /2020 07:17
Demeure ouverte de l'imaginaire.

" Paysage absurde de la mémoire ".

Photographie : Katia Chausheva.

[NB : Ceci doit être essentiellement lu comme une fable onto-métaphysique se construisant sur le mode d'une narration fantastique. Cependant, malgré son caractère fictionnel, certaines vérités pourraient bien y apparaître en filigrane. C'est, du moins, ce que nous croyons.]

C'était la nuit, c'était le jour, c'était l'aube, c'était le crépuscule. C'était l'être et le néant. Mais comment donc avancer dans ce paysage lunaire autrement qu'à tâtons, les mains au-devant de soi avec le pas peu assuré du funambule ? On progressait, les jambes prises dans une gelée verte, une sorte de résine glauque qui naissait de la terre. Les silhouettes homologues perdues dans la brume du rien, on les hélait mais les mots cognaient sur la ouate, rebondissaient comme des balles et revenaient heurter le front avec la consistance du doute. C'était une longue nage vers soi, une brasse coulée, c'était un langage de bègue qui mitraillait ses phrases et puis demeurait coi. Du sol montaient une visqueuse irrésolution, de ténébreuses fibres s'invaginant dans l'antre étroit du sexe ou bien s'enroulant autour de sa hampe dressée comme pour une ultime érection. Les yeux étaient cadenassés et la proche perdition de l'homme sifflait aux oreilles avec son bruit de rhombe. Des silex, parfois, entaillaient les lèvres et du sang bleu coulait, longues larmes suspendues dans la résille du temps. L'air, autour, était si étroit, collé aux narines avec la hargne de bourgeons poisseux. Le plancher sur lequel on progressait avec des allures de mimes blafards était une tourbe spongieuse qui attirait et les sphaignes adhéraient comme pour vous réduire à l'état de végétal. Tout cela, ce ressourcement dans une nature primitive, était si proche et, déjà, l'on sentait contre la plante révulsée de ses pieds l'agitation des cils vibratiles de la paramécie, les mouvements de miroir de la diatomée. Constamment pris entre la roche en fusion et l'être unicellulaire. Constamment perdus dans l'abîme de soi. On marchait. Les failles s'ouvraient et se refermaient avec la régularité d'un métronome. Parfois, on perdait quelque fragment de corps, mais c'était vraiment sans conséquence. Juste un avant-goût de la disparition, de la danse terminale, de l'ouverture de la bonde suceuse. C'était cela qui se passait : le monde nous manduquait, nous déglutissait et tout refluait vers l'origine.

C'était comme de rétrocéder vers le lieu de sa très ancienne mémoire, cette lueur de lampyre perdue dans les arcanes des jours. Les arbres envoyaient leurs lianes flexibles et l'on en sentait les fouets cinglants sur l'aire dévastée du visage, longues scarifications nous disant la fin du jeu. Ce que l'on prenait pour du lierre invasif, ces glissements ophidiens enserrant nos hanches, nos bassins, c'était seulement notre cordon ombilical qui se rappelait à nous avec l'urgence d'un désir à satisfaire. Immédiat. On n'était plus que cette boule de chair diaphane, parcourue de ruisseaux de sang, flottant dans la mer amniotique avec, tout autour de soi, des clignotements de comètes. On était parvenus au socle de toute chose, là, dans cet espace sidéré qui était tous les espaces, dans ce temps de glu qui était tous les temps. Cela flottait infiniment, cela tenait un discours aquatique, cela berçait comme sous l'effet d'une comptine. Avec soi, on avait emporté ses joies et ses peines, ses anciens actes d'amour, ses promesses occluses, ses inclinations humanitaires, ses empilements de culture, ses besaces d'états d'âme. On était ici, dans la jarre prolixe, dans la chôra plurielle, dans l'instance du devenir. Et, en même temps, on était dans le siècle, dans la nasse des comportements stéréotypés, dans le goulet du conformisme, dans les mailles destinales de la condition humaine. Une ubiquité de tous les instants, un constant tiraillement entre l'hypothèse d'être et la réalité d'exister. Aussi, cela craquait aux jointures. Aussi cela faisait mal à la nostalgie. Aussi cela posait un problème éthique : être ici et ailleurs et demeurer hommes, femmes. Et demeurer dans l'authentique pouvoir de soi. Ne pas s'en remettre, seulement, au végétatif, à l'impulsif, à la simple décision d'abriter ses actes dans la gangue de pierre, dans la volonté tératologique, dans l'inconséquence originaire. Il était si facile de dissimuler ses instincts pléthoriques sous la figure de quelque racine à la vague forme anthropoïde, sous la perspective du tubercule tellement incliné au primordial que l'on n'en pouvait deviner la forme aboutie, pas plus que la nature des mouvements qui l'animaient. Existait-il un projet déterminé, une vague conscience fomentant un plan, s'inscrivant dans l'histoire de l'humain ? En un mot, empruntant à l'informel dans son apparition première, en même temps qu'alloués au souvenir de celui, celle qu'on avait été ? Etions-nous en quelque sorte lisibles, interprétables pour ceux qui, non encore entrés dans le domaine de la métamorphose, n'apercevaient de nos anatomies, de nos esprits, de nos âmes, que cette gelée indistincte faisant son apparition de chrysalide commise à s'éployer sous une forme qui, encore, ne disait son nom ? Etions-nous au moins dotés d'un langage élémentaire, émettions-nous des balbutiements auxquels se puisse attacher quelque compréhension ? La vrille de notre présence s'élevait-elle dans quelque verticalité suffisante dont on pût tirer une estimation, élever une possible thèse ? Ou bien n'étions-nous que ce rébus, cette énigme en forme de spirale, de colimaçon - nous étions si près de la position fœtale, sinon fatale -, portant en son intime le secret refermé sur son propre repliement ? Donc inaccessible à jamais, simplement allongés dans une glaise sourde, horizontale, infiniment livrée à la mutité, à la cécité ?

Et alors, dans cette figure nuitamment aporétique - on ne percevait quasiment rien du paysage humain -, pouvait-on, réellement, être au passé et au présent autrement qu'à l'aune de l'imaginaire ? Nous étions si loin de la raison humaine, de l'intuition poétique, de la sensibilité artistique. Que dirait un individu sain d'esprit, n'ayant pas encore sombré dans les fosses de la folie limoneuse, de ces brumes perdues dans leur propre complexité, de ces silhouettes fantomatiques, de ces ectoplasmes entourés du même coton qu'ils déglutissent autour d'eux comme un miel délétère ?

Marchant, ou plutôt claudiquant dans l'herbe zoo-anthropologique - l'on ne savait plus rien de ses propres limites, de l'endroit pour l'homme, de celui pour la bête -, faisant plutôt du surplace, on inventait une manière d'éternité dont cette lumière vert-de-grisée semblait être la métaphore colorée. Jamais, vraiment, l'on n'avait su où commençaient les registres sous lesquels on fonctionnait - réel, symbolique, imaginaire -, où ils s'arrêtaient, auquel on devait s'affilier en priorité. Cependant ceci, cette bien compréhensible irrésolution de l'homme face au triptyque de la parution et de sa mise en musique se résolvait dans l'instant où apparaissait leur confondante synthèse. Ici et maintenant, ici et ailleurs, ici et nulle part la quadrature du cercle ne recevait sa réponse définitive. On participait aux trois règnes - le végétal, l'animal, l'humain - on participait aux trois registres, aux trois extases du temps - passé, présent, avenir. C'était étrange tout de même cette teinte d'aquarium que prenait le monde. C'était étrange ce sentiment d'une mobilité immobile. C'était étrange d'être, en un seul empan de réalité, présence fœtale en devenir, naissance à paraître, existence en partie réalisée, mémoire ayant engrangé une séquence de l'univers visible. Sublime métamorphose de la catégorie spatio-temporelle, mais aussi de la genèse des corps, mais aussi rétroversion de la conscience en sa germination première, mais aussi reconduction de la mémoire à son lieu primitif, à l'engrangement des impressions formatrices, fondement de cela qui serait plus tard.

Ce " Paysage absurde de la mémoire ", ce bien nommé, est le seul recours de l'homme pour s'essayer à saisir cette entièreté, cette totalité dont il désespère de pouvoir la connaître un jour. Il lui faut consentir à abandonner ce coefficient de réalité auquel il s'adonne avec la démesure de celui qui a saisi une certitude et ne veut pas renoncer. La vérité n'est jamais la mise en œuvre de la seule présence qui se manifeste à nous avec la nécessité de cela qui nous fait face. Il nous est enjoint de voyager dans ce paysage "originel" qui nous dit l'absurde de la mémoire lorsqu'elle se circonscrit au site du visible. Plus que des hommes de la réalité, nous sommes des hommes du passé et du devenir dont les fondements s'originent aussi bien dans l'espace infini du symbole que dans celui du rêve ou bien de l'imaginaire aux fantastiques pouvoirs. La vision hypnotique que nous offre Katia Chausheva dans une réalisation éminemment esthétique ne doit pas dissimuler ce qui s'y inscrit en filigrane : une éthique par laquelle nous accédons au monde à la mesure de tout ce qui nous constitue et, le plus souvent, demeure dans l'occultation. Nous ne sommes ceux que nous sommes qu'à nous arracher à notre massif de chair afin que, le dominant, il nous dévoile les nervures essentielles de notre parution ontologique. Jamais nous ne pouvons nous circonscrire à l'apparence que le miroir nous renvoie, lequel miroir a été fait par des hommes pour faire paraître des hommes. Nous remontons si loin dans notre généalogie, jusqu'à l'origine du monde. Nous grattons notre peau, nous secouons notre sac d'os, nous frappons sur l'enclume de notre menton, nous pressons l'outre de nos viscères, nous répandons nos fleuves de sang et d'humeurs diverses et, comme dans la boule de cristal ou bien dans l'image holographique se mettent à vibrer une infinité de visions que nous ne soupçonnions pas. Il y a du rocher, de l'arbre, de la feuille; il y a du singe, du saurien, des griffes et des écailles; il y a des gerbes d'amour, des nuées de haine, les cimaises de l'art, les souillures des guerres; il y a tout ce qui fait sens et non-sens, jusqu'à la démesure. Nous sommes NOUS, bien en-deçà de nous, bien au-delà. C'est pour cette simple raison que rien ne peut dépasser en richesse de significations l'humaine condition. Celle par laquelle nous nous appartenons en même temps que nous appartenons au monde. Dans les replis de notre mémoire TOUT est archivé, depuis les premiers remuements de la lave jusqu'aux projets que nous lançons en direction des étoiles en passant par la kyrielle de menus événements qui nous traversent tous les jours à l'aune de leur imperceptible donation. Il est encore temps de nous retourner sur la demeure ouverte de l'imaginaire et d'y faire croître le beau poème dont la seule évocation nous porte dans la contrée où le réel s'ourlant de surréel œuvre à notre propre synthèse. Il n'y a pas plus beau destin que de s'ouvrir à ceci !

Demeure ouverte de l'imaginaire.

"La mémoire".

René Magritte.

Source : leblogdutempsperdu.

Ce tableau de Magritte joue en écho avec la photographie placée à l'incipit et l'article qui essaie d'en tracer la signification. La mémoire est cette merveilleuse faculté humaine qui nous relie au TOUT, grâce à son activité à visée holistique. Aussi bien spatio-temporelle - regroupant les lieux et la temporalité qui les a affectés en propre -, que symbolique - le langage proféré, lu, écrit -, qu'événementielle - les contingences traversées -, que spirituelles - les expériences en relation avec la religion et le sacré en général-, qu'universelle - la conscience que nous avons de la dimension cosmologique dans laquelle nous sommes nécessairement insérés - qu'esthétiques et éthiques et, bien évidemment biologique, puisque nous en sommes un roc sur lequel s'édifie l'architecture existentielle. Ce riche patrimoine ontologique, nous le portons en nous comme le bien le plus précieux, même si, souvent, nous en occultons le souvenir. Peu importe. Les significations déposées en nous au cours de notre vie, nous les métabolisons et elles continuent leur progression à bas bruit. Elles sont toujours présentes, y compris à notre insu. Tel fait que nous pensions avoir oublié ne demande qu'à resurgir au hasard d'une rencontre, d'une évocation, d'un travail de réminiscence.

Ce que nous dit le tableau de Magritte, d'une façon qui lui est propre, à savoir la peinture, c'est l'entièreté de notre présence au monde qui, toujours coule de la source à l'estuaire, quel que soit le lieu du parcours que nous avons atteint. Le ciel nous dit le projet et les nuages la contrariété qui peut survenir. La mer nous dit notre bain amniotique. La pierre du parapet, le minéral en nous. Le grelot, les bruits du langage, l'intégration du discours. La feuille symbolise notre appartenance au végétal, les nervures qui nous animent et notre affiliation au régime de la racine. La tête de la femme, la mère nourricière, la muse par laquelle naissent la poésie et les arts en général. Le sang sur la tempe est évocation de la douleur toujours possible et le deuil de la finitude. Le rideau est l'aire qui dissimule les choses invisibles de l'ordre de l'esprit, de l'âme, de la transcendance de toutes choses portées à leur essence, en même temps que le vaste domaine de notre inconnaissance. Le soleil nous rattache au souverain Bien en même temps qu'il nous dit la dette en regard de cette lumière qui éclaire le paysage, nourrit la terre et éclaire la raison de l'homme. L'ombre, enfin est la projection sur l'écran du réel de ces zones intermédiaires - le doute, l'inconscient, la puissance des archétypes - dont nous subodorons la présence à défaut de pouvoir la connaître.

Bien trop souvent, dans notre hâte de consommateurs médiatiques, nous survolons cela même qui constitue la nature profonde des choses et parle à notre oreille comme cet « homme qui murmure à l'oreille des chevaux » et établit la subtile communication dont on pensait qu'elle se limitait à l'immédiatement perceptible. Les montagnes, les dunes et les océans aux vagues immenses. Les chevaux, eux aussi, ont une vie cachée qui ne demande qu'à être découverte. Il ne tient qu'à nous les hommes de partir en quête de ces langages secrets. Ils nous habitent bien plus que nous ne pourrions l'imaginer ! Puisqu'aussi bien, en essence, nous sommes langage, rien que langage ! Et ne rêvons que de cela, demeurer fable aussi longtemps que des bouches seront là pour la proférer.

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commentaires

P
Superbe parcours qui donne à l'humain toutes ses dimensions au plus près de ce que la fable a d'ineffable, toujours heureux de te lire JP
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B
Merci encore. Amitiés. JP.
B
Bonjour Patrick. heureux de te retrouver ici. C'est fini avec FB pour de simples motifs de non respect des règles de la communauté, soi-disant. Merci infiniment. Tu peux également me retrouver sur SCRIBAY, site d'écriture très performant, sous mon nom : jean-paul Vialard. A bientôt. Belle soirée. JP.

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