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4 septembre 2016 7 04 /09 /septembre /2016 07:44
Haut, sous le ciel du désir.

La gitane, 1910, Kees van Dongen,

(Saint-Tropez, Musée de l’Annonciade)

Je venais de passer une période difficile au Journal et j'avais besoin de faire une pause avant de me lancer dans de nouveaux projets. C'est Lorenzo qui m'avait conseillé d'aller faire un tour dans les Corbières. "Tu vas à Baljac-sur-Ciel, m'avait-il dit, sans me donner davantage de précisions, là tu pourras écrire tes chroniques. Dans le calme parfait !" Je ne lui avais guère demandé d'autres précisions et, par ce brumeux matin d'octobre, j'arrivais bientôt dans ce village du bout du monde, plutôt un hameau d'ailleurs. Cinq ou six maisons sombres, comme taillées dans la lave avec d'étroites ouvertures pareilles à des meurtrières. La population : deux couples de retraités dont un, anglais, chez qui j'étais allé récupérer la clé du gîte; deux bergers; un homme toutes mains et sa jeune femme; une étrangère à l'identité inconnue. En tout, une petite communauté ne dépassant pas les dix âmes. Maintenant je comprenais mieux pourquoi le calme promis par Lorenzo ne pouvait qu'être réalité. J'espérais, cependant, qu'il ne devienne, par sa verticalité, obstacle à l'écriture. J'avais un retard qu'il me fallait combler.

Je logeais dans un modeste appartement de deux pièces, orienté vers le sud avec, ce qui était rare dans cette contrée, une grande baie vitrée. Un pré d'herbe courte et de plantes sauvages, quelques platanes aux feuilles déjà jaunissantes, un banc de bois avec une auge en pierre, un bâtiment vers l'ouest, flanqué, sur sa partie postérieure, d'un escalier métallique montant vers une minuscule terrasse. Les seules traces de vie, s'il y en avait, ne pouvaient venir que du gîte discret et de ses deux fenêtres dont une était partiellement occupée par la tenture d'un rideau pourpre. Parfois, à intervalles réguliers, le chant d'un coq, le passage du tracteur des bergers, les sonnailles des troupeaux dans les pâturages. Rien ne me tentait plus que de me mettre à mes chroniques dans ce lieu de sérénité. Le paysage, je le verrais plus tard, après un nécessaire travail de débroussaillage. A la rédaction, ils attendaient un papier sur "Le soleil et l'acier" de Mishima; un autre sur "Mexico midi moins cinq" de José Agustin, enfin un dernier sur "La famille royale" de William T. Vollman. Près de deux mille pages à lire. Bien que coutumier de la lecture en diagonale, la semaine ne serait pas de trop pour mener la tâche à bien. Je m'étais installé derrière la baie, rideaux de tulle filtrant cette belle lumière d'automne, dans l'émiettement des teintes de l'arrière-saison. Le pur bonheur d'exister après les remous et les eaux grises de Paris. J'avais commencé par Mishima. Sans doute "le soleil et l'acier" de cette œuvre magistrale avaient-ils infusé en moi leur singulière énergie. En tous cas l'écriture semblait se calquer sur le rythme facile de ces jours au cours serein. Mon travail, non seulement avançait bien, mais le premier article brillait d'un éclat dont je ne l'aurais cru capable, il y a quelques jours de cela, entre les quatre murs du Quai aux Fleurs avec la perspective du ruban lent de la Seine. Mes journées se déclinaient donc en lectures intensives, productions d'écrits, repas pris sur le pouce et cendrier menaçant de déborder.

C'est, justement, en allant vider le cendrier à l'extérieur que votre présence s'est dévoilée. Oui, "dévoilée", ici le terme ne pouvait trouver d'autre substitut. En effet, le voile pourpre de la fenêtre située à l'étage avait un instant tressailli, alors qu'une silhouette fuyante s'y était inscrite dans l'appréhension de paraître. C'est du moins cette impression qui ressortait de ce qui se traduisait par un évitement, sinon une fugue. Mon interprétation, rapidement confirmée par les brèves et discrètes remarques de ma logeuse anglaise. Varjo, tel était le seul patronyme par lequel on vous connaissait, possiblement d'origine finnoise. Mystérieuse Varjo vivant à l'écart du monde, seulement occupée de solitude, de longues errances sur les terres désolées de la garrigue. Tantôt l'on vous apercevait sur les collines d'argile rouge lacérées par la pluie, tantôt sur les plateaux d'herbe rase semés de moutons hirsutes et de vaches à la robe grise ou bien dans les talus de sédiments où roulaient les meutes de galets ronds. Parfois, de vos promenades, vous rameniez des bois éoliens blanchis comme des os, des souches usées de genévriers, des pierres porteuses de traces de fossiles. Les bergers, ces hommes taciturnes, ne vivant qu'au rythme de leurs troupeaux, vous ne laissiez de les inquiéter. Et, dans ce pays austère ratissé par le vent et brûlé de soleil, vous apparaissiez inévitablement sous les traits de l'étrange, du mystère, sinon d'une vie à cacher à la curiosité des vivants.

Mes notes avançant plus qu'il n'était espéré, je m'accordais quelques pauses et profitais de cette contrée à l'étonnante géologie. Tout s'y imprimait dans une manière de générosité en même temps que de démesure et j'imaginais volontiers qu'à souder son oreille au ventre des rochers, on eût pu encore y percevoir les sourdes reptations de la lave. Plusieurs fois je vous avais croisée sur ces erratiques chemins, vous saluant d'un unique "bonjour" auquel, invariablement, vous répondiez par un énigmatique et indépassable "hei", sans modulation ni coloration particulière, comme une porte entr'ouverte que l'on prend soin de refermer aussitôt. Grande, élancée, au beau visage couleur d'olive que détourait un casque de cheveux de jais. "Etonnant pour une fille du Nord, pensais-je, que cette allure tellement proche de l'andalouse ou bien de la sombre beauté murcienne." Vous n'en deveniez que plus secrète en même temps que désirable car, je dois en convenir, cette démarche de liane au creux des chemins parcourus de vent était hautement voluptueuse, inatteignable en quelques sorte, comme si la nature elle-même se fût heurtée à l'éclipse de votre silhouette. Fortification dressée contre le jour, figure de proue à l'avant de bien étranges flots. Rien ne m'excitait plus que de forer cette impénétrable cuirasse, rien ne me soulevait davantage que de traverser cette douve qui vous séparait du monde. Sur ma table, depuis quelques jours, cette bouteille "d'Alaric", ce vin rouge, corsé, généreux, à la teinte si sombre, comme du sang séché, à la rudesse toute minérale, qui brûlait agréablement la gorge, semblant vous reconduire aux tumultes primitifs dont ce pays avait été la proie en des temps diluviens. Cette bouteille de pur plaisir, il devenait urgent qu'on la boive ensemble, afin qu'un mur fût franchi, qu'un semblant de relation s'installât.

Il est tout juste dix-huit heures, ce soir-là, et après que la tramontane a cessé de balayer les hauts plateaux, ce sont des caravanes de nuages gris qui viennent de la mer et se drossent vers les hauteurs de Baljac en longues volutes si semblables à la densité de l'encre. Et, soudain, le jour a presque basculé dans la nuit. Comme une tempête qui grossirait, venue des confins de la terre, pressée de charrier ses flots contre l'argile assoiffée. Dans votre appartement, derrière le rideau pourpre, ce sont des lueurs de braise qui dansent au plafond. Sans doute un feu de cheminée dans l'air brusquement rafraîchi. Je crois qu'il est temps que je vous invite à boire un verre de ce vin si étonnant. Parfois les plus belles amitiés naissent du simple geste de la libation. Je gravis les degrés de fer qui montent chez vous. Je frappe à la porte vitrée. Un "hei" me parvient qu'une rafale de vent dissout. J'entre. Sauf le feu, nulle autre source d'éclairage. Quelques secondes pour accommoder et vous êtes là dans la splendeur de votre nudité. Allongée sur la nacre de fourrures blanches, des peaux de mouton, sans doute. Votre corps, comme une offrande. Nulle défense qui consisterait à vous revêtir d'un voile, à porter vos bras dans le geste d'une poitrine à dissimuler, dans un autre à croiser vos jambes sur le dénuement de votre sexe. Là, entièrement présente, comme disposée à un rituel, à une immémoriale cérémonie. Désormais, je vous sais inatteignable par la parole. Votre sculpture de chair est un bronze qui dit la pure beauté. Le carmin de votre bouche, la virgule rubescente du désir. La grappe lourde de vos seins, l'aréole brune, la donation ultime. Le lac de votre ombilic, la doline du secret. Le cuivre de votre ventre, l'exigence de l'acte à accomplir. La cambrure de vos reins, la source de vos errances sur les chemins de poussière. La forêt pluviale de votre sexe, la douleur d'une vacance qui réclame, en silence, sa part de plénitude. La chute de vos jambes, l'impérieuse nécessité à échapper à ces contingences terrestres qui vous terrassent. En quelque manière, je vous sens au bord d'une terrible finitude, un glaive traversant la bannière de votre anatomie, un étau serrant votre front d'albâtre. Je n'ai que trop tardé. Nous n'avons que trop tardé. La bouteille "d'Alaric", par mégarde je l'avais amenée, comme une ombre me suivant, comme un subtil breuvage m'intimant l'ordre de rejoindre cette lourde et lente géologie qui m'attendait, là, de toute éternité. Le vin, couleur de sang éteint, je l'ai fait couler sur l'ovale de cristal de verres juchés sur leur pied aussi fin que la corde des songes. Nos verres se sont choqués dans un tintement crépusculaire. Nous avons bu longuement. Moi, ce qui était votre corps sublimé. Vous ce qui était mon plus haut désir dans le ciel sans étoiles. Nous étions tendus, comme au bord d'une arène, en habits de lumière, et nous attendions qu'un sacrifice fût consenti. Car nous savions qu'il s'agissait de cela et qu'à dépasser ce feu qui nous animait, nous taraudait de l'intérieur, nous y perdrions nos âmes. Nous y perdrions les nervures qui soutenaient les limbes de l'exister. Que serions-nous, après le désir, sinon des outres résonnant dans le vide ? Que serions-nous à nous précipiter dans l'abîme dont personne, jamais, n'était ressorti indemne. Nous étions comme des enfants, la faim au ventre, derrière les vitrines de friandises. Nos doigts poissaient déjà, nos glottes déglutissaient, nos ventres métabolisaient les sucs avec des meutes de plaisir. Pourtant, c'est au bord de l'inanition qu'il nous aurait fallu faire halte et maintenir nos êtres en suspens. Mais le néant appelait, mais l'absolu faisait ses étincelants rubans et nous étions fascinés, suspendus entre vivre et mourir, au milieu du gué qui nous crucifiait métaphysiquement, nous priverait bientôt de notre assise ontologique. Car, franchir la faille qui nous séparait et nous tenait en haleine était bien pire que l'attente : la porte ouverte sur une éternelle perdition dont, jamais, nous ne pourrions racheter la dette.

Il pleuvait, maintenant. De longues cordes d'eau tressaient la surface livide des vitres. Parfois des éclairs et des lueurs d'acier sous le ventre bleu des nuages. Et le vent qui faisait son battement sur la cimaise des tuiles. Alors, je suis entré en toi avec l'heureuse certitude d'un savoir à posséder. Alors tu es entrée en moi avec l'ardeur d'une pure vérité. Nous ne connaissions plus nos limites, soudés que nous étions aux rives d'un vivre immédiat. Ni temps, ni espace. Seulement cette sublime voix qui naissait de nos corps unis, avec, en toile de fond le ressac de la mer, au loin, son rythme de balancier. En toi, je sentais le travail de la houle. En toi, étaient les lames blanches du ciel, le vol étourdi et un peu ivre des oiseaux, les cascades de lave, les sourdes reptations du magma. En toi, cet absolu qui te portait aux limites de l'évanouissement ou bien d'une connaissance extrême. Tout cela était pareil. Tout cela fusionnait dans une manière de perdition qui gommait tout, animus et anima confondus dans une éternelle libation. Toi, moi, comme le rythme du jour et de la nuit. Moi, toi, comme la quintessence réalisée dans la demeure de l'androgyne. Nous étions immergés dans cette longue perte géologique, nous étions argile et galet, moraines et glacier, lente immersion dans un lac de lave primitive. Le feu, les braises, les théories de cendre n'étaient plus qu'une lointaine allégorie ne nous atteignant même plus. Nous étions feu, braises et bientôt cendres puisque le temps se saisirait de nous avant même que nos souffles mêlés se soient apaisés, que nos doigts se soient dénoués. La nuit avançait sur son tapis de feutre et tout glissait dans une unique indistinction. Où étais-tu, toi, Varjo ? Où étais-je, moi qui n'avais plus de nom ni de prénom ? Seulement deux lignes de fuite courant vers l'horizon des songes.

Le ciel s'est éclairci et les gouttes de pluie poudrent les vitres d'un paisible frimas. Une lueur d'aube rampe à ras du sol, touchant à peine la demeure étroite de notre couche. La lumière est si faible qu'elle nous tient, encore un instant, dans les limbes d'une heureuse inconscience. Réunis comme deux parchemins dans le mystère des pages. Un coq lance vers le ciel gris le chant qui sépare les hommes, les jette encore hagards dans la demeure incertaine de leurs destins. Il fait si doux dans les rêves à peine issus des mailles nocturnes. Mais voilà que la déchirure se produit, que la différence fait naître de l'ombre ce qui, par nature, doit être séparé. Comme une loi infrangible sécrétée par la marche des heures, disposant ici le blanc, ici le noir; ici l'amant, ici l'aimée. Rien ne sert de s'abreuver plus longtemps d'illusions. Là est la limite au-delà de laquelle le songe se dévêt devant la réalité. Alors, comme Adam, comme Ève, on se retrouve nus, les mains vides, nulle trace de paradis. Alors on se lève et on marche vers le jour en essayant de tituber le moins possible. Alors on avance et l'on distrait de soi toute pensée qui reconduirait vers un passé immédiat. Il y a si peu de certitude dans la clarté qui vacille. Je descends le rythme de métal et les marches impriment, sur mes pieds nus, les picots existentiels comme autant de dards enfoncés dans la chair attentive. La lumière est dans le ciel, haute, indivisible, faite d'une même onde parcourant la contrée infinie. Juste le temps de prendre mes affaires, mes articles terminés surtout. Mishima, Agustin, Vollman seront mes confidents pendant mon retour parmi les hommes. Car, oui, je les avais oubliés mes compagnons d'infortune, mes compagnons des jours inquiets. Je dirai à Lorenzo combien ce pays est merveilleux, combien le vin y est bon, rude en même temps qu'apaisant. Je lui dirai combien les filles … Non, je ne dirai rien, ni à Lorenzo, ni aux autres, ni à moi-même, du reste. Sur vous, Varjo - votre prénom signifie bien "ombre", n'est-ce pas ? -, que pourrais-je dire ? Une ombre que les premiers rayons du soleil dissolvent pour la remettre à son étrange condition. Immobile parmi le silence des pierres. Oui, je vous aperçois, vous la discrète, au revers du rideau pourpre, dissimulée dans votre propre finitude, à peine un glacis posé sur la lunule claire de votre visage. C'est étonnant combien, déjà, vous appartenez au passé, au monde brumeux des rêves, aux lisières qui toujours abusent nos yeux alors que nous croyons y lire des promesses de vie. Je roule sur la route dans le clignotement alterné des ombres et des trouées ménagées par les platanes. Chaque tronc dépassé, chaque flaque blanche oubliée m'éloigne de vous. Hei, Varjo, quand donc visiterez-vous à nouveau mes rêves ? Ne me laissez pas à moi-même, Varjo, c'est si terrible la solitude. Et votre corps est si beau dans la danse qui est le sien, à contre-jour de la mémoire. Oui, votre corps est si beau ! Infiniment !

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