Emir Ozsahin.
"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."
MM.
[Brève méditation sur le couple texte-image, à partir d'une scénographie de Milou Margot.]
Ceci, le texte, l'image, leur commune empathie, ceci existe dans la pure beauté. Dans la "vérité verticale". Ce qui, bien sûr, est réitération du dire, constat de ce qui est. Jamais horizontale la vérité. L'horizon est trop plat pour porter des idées, faire se hausser des pensées. L'horizon est "mondain" et ne décolle jamais. L'horizon est myope. Il lui faut le zénith au-dessus, celui qui éclaire l'horizon tout simplement parce qu'il est solaire, parce qu'il est fragment du bien et qu'il connaît à seulement exister, à seulement se sustenter et rayonner dans l'espace. Disant ceci, nous disons la connaissance, nous disons la lumière, nous disons le poème, cet exhaussement de soi en direction de l'autre-que-soi. Mais, dira-t-on, "l'Autre", qui donc "l'Autre", sinon Celui, Celle qui me font face ? En Majesté, bien évidemment. Car il y aurait blasphème à proférer cet "Autre" autrement qu'à la grandeur dont il est porteur. Comme un devoir "d'humanisme" au sens strict, à savoir doter l'Existant d'une "assomption jubilatoire" (voir Lacan) dont son "humus" primordial a reçu la semence à la manière d'un don des dieux. Mais c'est NOUS qui sommes les dieux, les démiurges, les ordonnateurs d'un univers par lequel les choses sont réalité-pour-nous. Hors du Sujet, point de salut. Nous ne pourrons jamais énoncer que cela, ce truisme, cette évidente banalité, cette terrible apodicticité des philosophes.
Mais, d'abord, sommes-nous bien assurés qu'un "Autre", un hypothétique "Autre", quand bien même nous le doterions d'une Majuscule, donc que "l'Autre" nous "fait face" ? - au sens de réaliser notre propre épiphanie -, c'est cela "faire face" et non se positionner comme objet "face" à un sujet, cette moderne invention de la représentation. Nous n'avons rien à "re-présenter". Nous avons, d'abord à "présenter", à savoir rendre "présent" un monde afin que nous puissions y figurer. Nous-même, bien entendu, "l'Autre" n'est que de surcroît. Car, si l'Autre a une chance de "figurer" - de prendre "figure"-, ce n'est qu'à l'aune de l'éclairement de notre conscience. C'est parce que nous, avons "figuré" "l'Autre" dans sa propre quadrature qu'il fera phénomène pour nous et apparaîtra avec un semblant de réalité. Au début, avant que nous ne l'apercevions, "l'Autre", pour nous, était pure théorie - "spéculation", "contemplation" des anciens Grecs -, c'est-à-dire simple image posée dans un miroir. Le miroir, c'est NOUS qui l'avons relevé, de manière à ce que la lumière de notre conscience s'y projetant, cette image devienne non seulement visible, mais préhensible, incarnée en une forme humaine. Comment donc pourrions-nous seulement imaginer "l'Autre", le monde, les objets du monde hors de notre conscience ? "Toute conscience est conscience de quelque chose" : ceci est affirmation depuis l'aube des temps, même si la phénoménologie - singulièrement Husserl - nous a obligés à regarder ce qui apparaît avec la profondeur de la raison.
L'acte de relation par lequel je donne présence à "l'Autre" est pur mouvement de ma conscience en direction de ce cogitatum, "l'Autre", qui, à l'évidence n'est pas elle, ma conscience. Donc, le cogito que je suis; le cogitatum qu'est l'Autre; apparaissent dans le même empan, au cours d'une même réverbération, ceci constituant la transcendance, l'ouverture de la clairière, l'apparition de l'horizon constituant du sens. "L'Autre", ce fameux horizon auquel, toujours, nous sommes affiliés comme notre avenir le plus propre n'advient pas de lui-même par la grâce d'une pure donation d'existence. L'exister, c'est NOUS, les autres aussi, qui le lui accordons et dont, en retour, il nous fait le don, pour nous installer au monde en même temps qu'il y surgit à l'aune de sa conscience. Seule cette belle réciprocité est gage d'être.
Te regardant je te porte au-devant-de-toi comme tu me portes au-devant-de-moi. Chacun, pour "l'Autre", nous sommes "Autre". L'altérité n'est pas un objet que l'on pose devant soi comme on le ferait de la cruche d'eau fraîche. L'altérité est médiation, passage continuel d'un Sujet à "l'Autre", dialectique au travers de laquelle nous nous apparaissons à nous-même en même temps que notre vis-à-vis prend corps. La "chair du monde" que nous constituons ne se métabolise qu'à s'instituer en miroir. Pour nous. Pour "l'Autre". Il n'y a pas de vérité plus haute que cela. "L'Autre" n'a aucune prééminence sur notre propre présence, pas plus que nous n'en avons sur lui. Notre acte apparitionnel se découvre dans le même acte d'entrée en présence que Celui, Celle qui se met à découvert sous l'aire de notre conscience. Nous ne sommes des verticalités - des hommes, des femmes - qu'à l'aune de cette transcendance qui nous projette hors de nous vers le poème qui brille au ciel du monde, demeurant là où est le vrai site de l'humain, alors qu'en bas, sur l'horizon courbe ne vivent que les plantes végétatives et les reptations animales.
Ce n'est qu'à la lumière de cette compréhension que nous pouvons nous redresser et regarder au-dessus des herbes de la savane, comme le firent nos lointains ancêtres, les "homo erectus" dont nous gardons en souvenir cette ligne caudale qui, autrefois frappait le sol de son aveuglement arbustif et qui, aujourd'hui, colonne vertébrale, nous intime l'ordre de nous redresser. Jamais la vue ne porte aussi loin que lorsque la tête érige son promontoire en direction des étoiles. Les pieds, toujours demeureront au sol, afin que notre assise terrestre nous porte loin au-devant de nous. C'est ceci qui, en termes poétiques, est dit ici. Nous ne résisterons pas au plaisir d'en reproduire, comme en écho d'une origine perdue, la belle fable. Il n'y a d'existence possible qu'à se reconnaître soi-même, à la façon de l'injonction socratique inscrite au fronton du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même". Ce n'est qu'à l'aube de cette expérience fondatrice que "l'Autre" - ce mystère - peut surgir et faire sens pour nous, comme il fait sens pour lui. Il y a des vérités qui, pour être éternelles, ont besoin d'une longue incubation. L'histoire n'est pas encore terminée !
"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."
Car l'on ne saurait mieux dire !