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17 septembre 2016 6 17 /09 /septembre /2016 07:55
Dans la souplesse inventive du temps.

Sophie Rousseau : Encre de Chine.

« Aguadulce », l’enfant aux yeux de lagune ne savait pas d’où lui venait son nom. Ou bien il ne s’en souvenait plus. Les choses étaient si lointaines et la mémoire oublieuse. Dans le pays, on disait volontiers que ce nom étrange, il le devait à ce qu’il était en son fond, à savoir une pure disposition à l’accueil des choses. Dans le pays, on disait que, parfois, Aguadulce se postait face à la longue théorie de rochers, ses mains en conque, criant aux quatre vents les syllabes chantantes. Alors, lui revenait en échos gonflés de sens le nom qui, de toute éternité, semblait lui avoir été confié afin qu’il pût témoigner de sa présence sur Terre. D’abord « agua », en de longues modulations, comme une pluie de gouttes dans l’œil sombre d’un puits. Ensuite « dulce », et l’enfant sentait sur sa peau l’éventail de palmes aériennes faire sa musique de cristal. Longtemps cette petite symphonie aérienne habitait la spirale éblouie de sa cochlée. Cela faisait son crépitement de sable, son fin brouillard, son écume polychrome et la pointe de ses orteils s’ourlait de cette efflorescence pareille aux ramures du corail dans les eaux vertes des lagons.

Ce qu’aimait faire Aguadulce, c’était ceci : partir le matin dans l’aube cendrée, longer l’ombre des cubes de terre où reposaient les hommes, gagner le plateau où s’agitait la tête épineuse des acacias. Nus pieds sur la dalle de roches usées, il en sentait les paillettes de mica, les cristaux de quartz pareils au picotement d’une colonie de fourmis. C’était comme si les secondes s’étaient assemblés en un sablier horizontal afin de signifier la marche en avant de l’existence. La sensation était agréable mais ce n’était pas cela qu’Aguadulce recherchait. Certes il aimait le large plateau de latérite, ses meutes de rochers teintées de sanguine, ses falaises dressées contre la blancheur du ciel. Mais le temps qui lui était offert était trop géologique, dense, alloué à une immobilité empreinte d’éternité. Rien ne bougeait et les heures semblaient s’être réfugiées dans la lourdeur de la roche. Il y avait bien les touffes d’euphorbe, l’éclatement des asphodèles, quelques buissons d’épines pour dire la vie, mais tout ceci semblait tellement sédimenté, tellement incliné à une sombre mutité. Comme la lave refroidie et ses vagues immobiles, le jour avait succombé à la lourdeur des choses.

Dans la souplesse inventive du temps.

Aguadulce se hâtait, se faufilant parmi les touffes d’herbe, genre de savane identique à la désolation des plateaux andins. Bientôt la vue se découvrait, s’élargissait en un empan visuel qui semblait sans limites. Au-delà d’une crête arrondie, le champ était libre qui laissait la place au ciel libre, à l’eau comme une immense plaque liquide étalée jusqu’à l’horizon. Une brise légère glissait dans la faille ouverte du temps sans faire plus de bruit que le vol du courlis sous le ventre des nuages. C’était le lieu paisible d’une halte, d’un possible ressourcement, cela parlait aux sens le langage du luxe, cela disait les mots de l’harmonie, cela proférait un lexique aux limites de l’audible. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à laisser s’éployer le monde en une large corolle, à écouter, en soi, les courants multiples d’une fontaine originelle et ses libres confluences. Alors Aguadulce s’asseyait sur la rive du lac immense et portait ses yeux au bord d’une révélation. Là, le temps s’ouvrait infiniment, se dilatait, s’immergeait dans la pliure de l’horizon, pareil à une faille disant l’impermanence des choses, l’urgence à s’en saisir avant que le jour ne sombre, que le nuit ne dilue l’espace dans une même ambiguïté, reconduisant les formes à leur nullité, à leur insaisissable essence. C’était un flottement, une presque disparition de soi dans les mailles serrées des certitudes. Car, ici, rien de fâcheux ne pouvait survenir. Ni la morsure venimeuse du serpent, ni l’entaille de l’âme, ni la vindicte des hommes. Ils étaient si loin, ramassés dans leurs rêves compacts, dans la laine de leur chrysalide. Ils étaient inapparents, pareils à la vibration de la libellule sur la vitre de l’air.

Aguadulce le savait depuis l’intérieur même de son corps, depuis la graine fermée de son ombilic, depuis les battements de son sang, ici était la splendeur multiple des heures, leurs caresses infinies, leur pureté à nulle autre pareille. C’était une osmose, une fusion que d’être « Agua » et d’observer la nappe d’eau faire ses reflets argentés, c’était le glissement en soi d’une mousse, d’une agréable torpeur que d’être « dulce » et de se relier au langage du monde. C’était la certitude d’être dans la plénitude que de porter ce si beau nom « d’Aguadulce », « eau douce », amniotique, lustrale, purificatrice de tout ce qui avait lieu sur Terre. Car la terre était épuisée, car la terre ne disait plus les heures, car la terre se retirait dans le silence et le temps s’était arrêté au creux des sillons pareils aux douleurs des abîmes. Il n’y avait plus que cela, la toile mobile de l’eau, sa densité grise, sa lourdeur de plomb, sa pensée des profondeurs, sa disposition à proférer la beauté. Il n’y avait que cela, l’encre des nuages que traversait la lueur d’un éclair de lumière, les cumulus comme les cendres des volcans, des chutes de pluie oblique, des copeaux d’oiseaux au pli de l’horizon, puis rien d’autre que cette manière de genèse par laquelle l’existence paraissait sur le point de paraître. Jusqu’ici, l’on n’avait rien vu, l’on avait laissé ses yeux de chiots soudés sur l’inconscience native des hommes, on avait répandu sur sa neuve sclérotique la poudre céciteuse de l’ennui. Il était temps de découvrir le passage, la fuite, d’expérimenter, sur l’aire libre de sa peau, la souple percussion des minutes, le divin contact des milliers d’aiguilles des secondes. Soi-même, l’on était devenu simple rouage du temps, balancier de laiton faisant ses lentes oscillations dans la comtoise au ventre dodu, poids de fonte montant et descendant dans le corridor du vivant.

C’était cela que pensait l’enfant aux yeux de lagune, tout ébloui d’être si près des ressources infinies de l’être. Alors il fallait disparaître de soi, procéder à sa propre métamorphose, héler son imago afin que quelque chose comme une révélation pût avoir lieu. C’était si facile de se laisser aller à la splendeur de son essence, de confier son sort aux mélodies infinies du langage. On disait « loutre » et l’on était cette liane grise à la peau soyeuse faisant ses glissements ophidiens parmi le lacis des algues. On disait « saumon » et son corps se recouvrait d’écailles luisantes, d’une infinité de points, son ventre gonflait sous la poussée des grappes d’œufs translucides et l’on semait sa fraie dans le tumulte des eaux. On disait « castor » et l’on lustrait sa fourrure grise à l’abri de son nid de branches, sous la voûte du ciel. C’était si facile, là, en dehors des rumeurs et des manigances de se confier à sa propre profération, au recueil intime des sensations dans la demeure de peau et de chair. On disait « héron » et l’on était cette voilure infiniment tendue, brindilles des pattes repliées, bec allongé dans le signe de la pêche. On disait « butor » et l’on était ce simple étoilement dans la discrétion du jour. On disait « milan » et l’on était cette forteresse de plumes sombres, ces rémiges en éventail, cet œil à la dureté de porcelaine, cette pupille d’obsidienne prenant acte de l’immense solitude de l’espace. Alors l’on n’était plus séparé, tout coulait facilement depuis le dôme du ciel jusqu’à la plaque de l’eau, immense chant venant dire aux existants le bonheur de vivre en ce temps, en ce lieu, sur ce coin de Terre. Alors, on emplissait les boules de ses yeux de milliers d’images, on laissait chuter sur l’aire de sa peau les gerbes de lumière, alors on poussait sur ses talons, on étirait son corps à sa limite pour saisir une ultime bribe de beauté. C’était une telle joie que de se laisser aller à la fascination du simple, de l’immédiat, à la saisie de cela qui voulait bien visiter le corps à la manière d’une ambroisie. Une ivresse. Un vertige. La limite d’un évanouissement.

Puis Aguadulce se redressait, cueillait une dernière herbe, un dernier bout de branche, la lunule blanche d’un galet et, dans le silence des heures, consentait à laisser ce temps à son immémoriale demeure. Derrière lui, dans les grottes lacustres, dans les gonflements du ciel, dans l’encre des nuages, il sentait combien toutes ces choses, encore, retenaient de lignes inaperçues, de comptines en sourdine, de fables en attente, de poésie sur le point d’éclore. Mais il ne fallait pas puiser à la source son eau prodigue à la faveur d’une trop rapide vision, mais il fallait laisser libre les meutes d’air, les volutes de cendre, les spirales de l’imaginaire. Aguadulce redescendait du plateau de latérite au milieu des craquements des fissures de terre. Il entendait, parmi les touffes d’euphorbe, la lente dilatation des gorges bleues et vertes des lézards. Il sentait sous la corne de ses pieds la musique infinie du sable, son crissement, son écoulement infini sur la pente du monde. Bientôt les hommes se lèveraient, enveloppés dans leurs toiles blanches. Il serait temps d’aller les rejoindre sous les palmes étroites de l’arbre à paroles. Il y avait, encore, plein de choses à savoir. Jamais rien ne s’arrêtait dans la bascule du jour. Rien ! Jamais !

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commentaires

S
A la lecture de votre texte, si beau, toutes ces images qui montent et se défont, toutes ces perceptions, ces visions, ces fulgurances tranquilles, je lis et je relis votre texte et … je me reconnais. <br /> Ces couleurs, ces sensations, le champ infini des espaces et au cœur des choses, ces infimes palpitations de la matière et du vivant, l’intime et l’universel… nous sommes chez moi, chez vous, nous habitons le même monde.<br /> Merci, pour ce cadeau inestimable.
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S
Merci à vous.
S
Merci pour cette belle navigation sur des eaux communes. Bien à vous. B-S.
N
Superbe..
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N
Merci infiniment. B-S.

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