Œuvre : Barbara Kroll.
Longtemps, en vous, vous aviez gardé cette voix intérieure, cette rumeur qui habitait l’avenue de votre corps avec la même persistance qu’ont les eaux à s’étendre dans les larges estuaires avant de regagner la mer. Au début, ce n’étaient que d’infimes clapotis, de courtes vagues, des ondoiements au creux de frais ombrages. Des phosphorescences qui s’éclairaient à l’entour de votre peau. On aurait pu croire à une aura, à une étrange vibration de votre âme que votre chair ne pouvait plus contenir et qui faisait ses clartés à votre périphérie. Sans doute y avait-il de cela. Il est difficile d’enclore son âme dans des limites étroites, surtout si celle-ci, l’âme, est bien disposée à regarder les choses du monde et à les porter au-devant d’elle dans une manière de révélation. Parfois vous disiez le monde dans la discrétion, à l’aune de quelques rapides ellipses, sur la pointe des pieds afin de n’offusquer qui que ce fût. C’était un simple grésillement, la combustion d’une mèche d’amadou et personne n’y prenait garde. Ce n’était rien de plus que le vol du moustique au-dessus du marais. Il suffisait de s’éventer, de fouetter l’air devant l’étrave de son visage et, bientôt, il n’y paraissait plus qu’une fuite dans les plis de l’air mauve.
Cependant les rumeurs grandissaient et la parole se dilatait, tendait les fibres de vos muscles, bandait les cordes de vos ligaments, insufflait dans votre sang les cellules vives de l’impatience. Il y avait tant à dire alors que les bouches étaient muettes, que les langues étaient scellées au palais comme d’inutiles limaces, que les mains brassaient l’air dans des gestes abscons si peu assurés d’eux-mêmes. De pures chorégraphies, des esthétiques tronquées, des moulinets abortifs mais jamais l’effraction de soi qui eût conduit sur les rives d’une immédiate compréhension. En ce temps-là, la marche des hommes n’était qu’une longue transhumance, le mouton de derrière suivant le mouton de devant, empruntant ses traces, suivant l’errance approximative de sa laine indistincte, se fiant à l’odeur de suint de son congénère, ne percevant même plus sa propre odeur dans l’émiettement des choses. Ainsi la caravane humaine était-elle cette longue et lente progression, cette houle à l’entour des collines semées des herbes de l’ennui et des mottes de l’indifférence. On se contentait de marcher à l’aveugle dans une rassurante touffe grégaire au sein de laquelle il n’y avait rien à craindre mais aussi rien à espérer que la reproduction immémoriale d’un cheminement infini. Sur la plaque immense de la terre, sur les hauts plateaux inondés de lumière, dans les hautes herbes des savanes, dans les avenues des villes, sur les places, sur les plages solaires, dans le luxe des appartements, au sein des chaumières où brillait la lueur de l’âtre, on se serrait les uns contre les autres, on se disposait en pelote compacte, on se rassurait de respirer au même rythme que la meute, de penser à l’unisson, d’aimer ce que l’autre aimait, de conformer sa propre anatomie à celle contiguë par laquelle vous étiez au monde avec la joie au fond des yeux, le bonheur chevillé à votre anatomie de paramécie.
Longtemps, en vous, vous aviez gardé cette voix intérieure, mais, un jour, l’outre était pleine, agitée de vents mauvais et il fallait ménager une ouverture, créer les conditions d’une fuite, verser au-dehors cela même qui menaçait de vous étouffer. Car il y avait danger à garder dans l’enceinte de votre tête cette rivière de galets que les eaux menaçaient d’emporter, loin, devant la conscience des hommes. Il fallait témoigner. Il fallait dilater les pupilles de vos congénères et les contraindre à regarder la vive lumière, le feu de la lampe qui tournait à l’infini derrière la cage de verre du phare, là-haut, sur le promontoire de rochers, face à la mer agitée pleine de passagers clandestins, grosse de secrets pareils à des grenades menaçant d’exploser et d’essaimer leurs millions de graines. Au début, vous profériez dans la discrétion, comme si, soudain touchée par la grâce de l’enfance, il ne vous était autorisé qu’à chanter des comptines pour le cercle de famille avant que de regagner la quiétude de votre oreiller. Alors vous disiez la mer qui devenait grise, traversée par l’arrogance des cargos aux coques rouillées. Vous disiez l’air des villes, dense, poussiéreux, pareil à une cendre qui serait venue d’un lointain volcan. Vous disiez les fuselages d’acier qui griffaient le ciel de leur empreinte blanche, et l’on aurait cru à une immense toile d’araignée. Vous disiez les arbres envahis de gale et de bubons, leurs silhouettes étiques parfois, les bois éoliens flottant dans l’air chargé d’effluves acides.
On vous écoutait peu. Votre propos, on le chassait de la main comme un vent délétère qui eût pu incommoder le cercle étroit des amis. Parfois on riait, on se moquait, on vous invitait à vivre dans l’ouverture de vous, dans l’insouciance, on convoquait l’hédonisme, on prêchait le libre souci des plaisirs, la jouissance immédiate, on en appelait à la posture dionysiaque, aux vendanges sanglantes, on vous souhaitait couverte des pampres de la vigne, juchée sur le tonneau d’où coulait l’ambroisie, l’ivresse dont on aurait enduit votre corps assoiffé. Alors, harassée, parfois, vous consentiez à regagner votre antre primitif, cette coquille de bernard-l’hermite qui vous mettait en contact avec vos premiers remuements, vos initiales reptations dans le ventre chaud et fécond de l’hôtesse qui vous conduisit sur les rives de l’exister. Une manière de léthargie menaçant de vous reconduire dans une germination en attente d’être. Cela bougeait en vous, cela demandait à sortir, à voir le dôme du ciel, les larges avenues de la terre, les villes des hommes, leurs gesticulations pareilles aux confluences des termites, à leur progression aveugle parmi les élévations d’argile rouge. Alors vous affutiez votre organe phonatoire, alors vous inspiriez l’air, le canalisant dans vos alvéoles, alors vous profériez partout où cela méritait de l’être : à l’angle des rues, sous les coupoles des Grands Magasins, devant le temple de la Bourse, dans les cafés germanopratins, dans l’enceinte des facultés, sur les gradins des amphithéâtres, dans les salles de théâtre, de cinéma, dans les fortifications des musées, dans les cours d’école, les palais de justice, les assemblées de notables, dans les études de notaires, sous les portiques du Parthénon, le long des résilles de la Tour Eiffel, en haut des tours que les hommes avaient élevées à leur gloire aux quatre coins du monde, dans les salles d’attente des médecins, dans les salons bourgeois aux lourdes tentures. Cela faisait ses ruisselets, ses milliers de rivières, ses fleuves étincelants, ses lacs, ses mers intérieures, ses océans parcourus de blizzard. La rumeur était telle que la compagnie des moutons, la pelote grégaire, la boule de laine compacte s’en trouvait tout ébranlée, que son suint commençait à se répandre partout où un creux se disposait à l’accueillir, que ses mailles se distendaient comme de la pâte de guimauve, qu’un air coupant menaçait de s’introduire dans les interstices, de rompre le bel équilibre, de mettre en péril la communauté siamoise, de réduire la poterie en tessons épars. Tant que vos paroles paraissaient sous les auspices d’une esthétique, convoquant des formes, fussent-elles dérangeantes - les incivilités faites aux éléments, les pollutions de l’air, les meurtrissures de la terre, l’irrespect de l’eau -, on s’arrangeait entre soi de ces quelques libertés, on les disait menu fretin, on relativisait, on riait de tant de frivolité humaine, c’était si touchant ces petits manquements des existants envers leur hôte, cette merveilleuse planète qui, du reste, n’en continuait pas moins de girer sur son axe. Mais là où les choses commençaient à tourner au vinaigre, où les moutons piqués au vif commençaient à regimber, c’était dès l’instant où vous entriez dans le vif du sujet, où vous convoquiez, à l’appui de votre démonstration, des faits dérangeants, des braises vives faisant de la conscience une matière ignée qui brûlait au centre même des forteresses de laine. Car, ici, il y avait basculement, modification du registre. L’on passait de la simple observation des formes du réel - une esthétique -, à un jugement moral les concernant - une éthique -, et, dès lors, la meute laineuse se sentant remise en question, toisée, mise au pilori, rassemblait ses milliers de sabots vernis et les lançait en direction de l’ennemie, celle que vous étiez, qui tendiez un miroir pour la lucidité.
Ce qu’on ne vous pardonnait pas, c’était de parler de choses indécentes, blessantes, de choses qui ne méritaient que de demeurer dans l’ombre, recouvertes de la taie de l’oubli. Les moutons enragés étaient ulcérés d’entendre ceci : le travail des 16 millions d’enfants en Inde, le petit laveur de linge à peine âgé de 8 ans à Sandakphu au Bengale occidental ; la prostitution de 10 000 femmes sur la petite île de Ko Samui dans le golfe de Thaïlande ; les 500 000 victimes de la guerre civile en Birmanie ; les 100 000 autres dues à la lutte contre les narcotrafiquants au Mexique ; les peuples décimés par la famine au Darfour, au Soudan, au Niger ; les 16 000 enfants perdant la vie quotidiennement en raison des maladies liées à la malnutrition ; les conflits religieux dans le monde ; la prolifération des sectes ; les épidémies pléthoriques ; les VIH ; H1N1, variole, Ebola, sigles maléfiques qui font froid dans le dos ; les 85 personnes les plus riches de la planète possédant à eux seuls autant que les 3,5 milliards de plus pauvres ; les Quasimodo pleurant devant la beauté inaccessible de toutes les Esméralda du monde qui leur préfèrent la belle prestance de l’officier Phoebus. . Oui, c’était cela que les moutons blancs à la laine dense et claire n’admettaient pas. C’était d’obliger leurs yeux de porcelaine à se vêtir de suie et à cligner de douleur jusqu’à la fin des temps. Alors, les moutons blancs vous ont jeté un sort, vous ont exclue du troupeau, du nid tout chaud, du cocon aux fibres compactes où la fratrie heureuse serre les coudes, museau contre museau, inconscience contre inconscience afin que la forteresse demeure densément peuplée et ne s’expose pas à une manière de vacuité par laquelle perdre son âme et ses raisons de vivre. Alors un décret a eu lieu, une fatwa a été prononcée vous excluant du peuple des moutons, vous reléguant à n’être plus qu’un mouton noir à la recherche d’une improbable Terre Promise.
Voici maintenant comment vous apparaissez aux yeux de ceux, celles qui veulent bien vous regarder. Vous êtes une simple forme parmi les formes - autrement dit, un genre d’absence -, une blanche irrésolution, un tremblement à l’horizon infini du monde, l’éclat d’une lampe tempête dont on vient de moucher la mèche. Sur les parois de verre ne demeurent plus que quelques traces illisibles, un genre de parole sertie de cailloux et semée de glu. Ou bien encore, une esquisse qu’un peintre aurait faite de vous sur une feuille de carton. De grands coups de spalter pareils au badigeon d’une façade, de simples traînées de plâtre sur un fond de ciment. A mi-hauteur, un fond plus sombre, semblable à une huile lourde, à une terre dense, à un bitume étroit dont certains artistes habillent leur toile afin de dire l’effroi, la geôle, l’impossible réalisation de soi. Puis, tout en haut, vers le visage ou bien ce qui en tient lieu - il n’est plus visible qu’à l’aune d’une perception appliquée suivie d’une intellection -, le visage donc est biffé, raturé, annulé en quelque sorte. De votre forme humaine, il reste si peu. Comment, en effet, pourriez-vous encore témoigner de la femme que vous fûtes naguère ? Comment porter au-devant de vous les gloires insignes de l’essence humaine ? Vous n’avez plus de front où inscrire les idées. Plus d’yeux pour regarder la beauté qui voudrait bien s’y illustrer. Plus d’oreilles pour écouter la symphonie de l’univers, repérer les harmoniques de l’altérité. Plus de lèvres pour articuler le beau langage, celui qui dit la poésie, la philosophie, la hauteur de la morale. Vous n’avez plus qu’un néant dans lequel inscrire votre errance, avec en exergue sur ceci qui demeure visible, cette peinture couleur de feuille morte, en lettres de feu :