« Les Muses Inquiétantes ».
Giorgio de Chirico – 1916.
Source : Apparences.
Dans ce tableau, il nous est impossible d’entrer, de faire effraction et de loger notre corps de chair au milieu de ces mannequins métaphysiques si hiératiques, où même la vue ne peut s’appesantir longuement. Tout exclut. Tout exile de soi et ramène sa propre présence à une hébétude, à une glaciation comme celle habitant les espaces sidéraux. Nous sommes loin au-dessus de la Terre et notre vue est aussi étrange que celle des dieux qui regardent notre univers avec quelque stupéfaction. Serions-nous des dieux déchus que leur inconséquence aurait condamnés à voir les choses dans leur propre hibernation ? Oui, hibernation, car si les couleurs sont violemment solaires, bien loin de porter ce qui se donne à voir dans la lumière, tout sombre dans une immédiate clôture. Ce lieu est inhabitable. Ce lieu est hors de portée de la conscience.
Et pourquoi l’est-il ? Est-ce simplement une question d’insolente parution du monde ? De vision exacerbée de l’artiste qui aurait voulu, d’emblée, nous reconduire à une impuissance, celle de voir ce qui fait phénomène avec des yeux humains ? Cependant il faut chercher à comprendre les raisons de notre exclusion. D’abord dans une visée esthétique. Voici ce qui est : le parallélépipède, au premier plan, nous indique l’impossibilité d’une considération romantique ou bien poétique des choses. C’est de concept pur dont il s’agit, ce que renforce la disposition radicalement architecturée des divers éléments de la scène. Les ombres sont denses, tranchées dans le cuir du réel à l’aide d’un scalpel. Les bâtiments, à l’arrière-plan, nous disent les chimères quant à une possible habitation, l’absence du foyer autour duquel se réunir et faire naître l’espace du dialogue, de la rencontre. Le ciel, d’un bleu hermétique, appuie sur la toile à la façon d’un couvercle isolant du ciel étoilé, des rêves qui l’habitent. L’éclairage est violent dont la source demeure invisible et étrangement basse, comme si elle provenait d’un luminaire terrestre ayant plus à voir avec le monde chtonien qu’avec le céleste et sa vibration infinie.
Et maintenant, il est temps de s’interroger sur la configuration confondante des personnages, ces érections prises d’immobilité et de silence. N’oublions pas, nous sommes à Ferrare, dans la « cité du silence » comme l’a nommée le poète Gabrielle d’Annunzio, devant le château de la famille d’Este, princes mécènes de la Renaissance qui vouaient un culte tout particulier aux Muses. Ces Muses aux visages sans yeux, sans bouche, sans oreille, autrement dit des Muses dont le peintre a volontairement ôté tous les attributs par lesquels elles se font les égéries des artistes. Oui, l’artiste. Ce dernier est bien présent dans la composition mais sa présence est si discrète qu’on pourrait aussi bien contempler l’œuvre, sans même prendre acte de son existence. Il n’apparaît qu’à être une fuyante silhouette, à l’extrême droite de la toile, aire noyée dans une ombre incompréhensible. Et, pour tâcher de saisir cette apparition au bord d’un possible évanouissement, il faut aller du côté de « l’inquiétante étrangeté » de Freud, ce jour lointain où il découvre une facette de la réalité si proche de l’illusion qu’elle le questionne fortement. Il en résultera un essai articulé autour du malaise créé par le surgissement inopiné, dans le réel, d’une image qu’on n’attendait pas et qui insère une césure dans la rationalité apaisante du quotidien. Et ce surgissement de « l’inquiétante étrangeté » se fait à l’aune de la propre image du créateur de la psychanalyse, image que lui renvoie la vitre du train sous les espèces d’une silhouette effrayante, en tout cas d’une apparition dont il aurait souhaité faire l’économie.
La thèse qui découle de cet épisode freudien, c’est la brutalité, la violence avec lesquelles les apparences métamorphosent la réalité en autre chose que ce qu’elle est, laissant place à une inquiétante fantasmatique. A partir de ceci, s’éclaire la signification des « Muses Inquiétantes ». Si ces Muses sont inquiétantes - nul ne saurait en contredire l’aspect sombrement énigmatique -, elles sont tout autant inquiètes. Et de quoi le sont-elles ? Mais, tout simplement du destin de l’art qui pourrait bien succomber à la fausseté des apparences. Tout, dans cette figuration, fait la part belle à l’illusion et à son cortège de non-vérités. Comment, en effet, un existant pourrait-il s’y retrouver, assurer sa propre synthèse, aboutir à son essentielle unité à la mesure de cette réalité de pacotille ? Réalité identique aux figures de cire du Muse Grévin où rien ne parle que le silence de la parole. Les Muses ne sont pas : elles apparaissent comme des tuniques vides, privées de langage, de perceptions, de mouvements. Le paysage n’est pas : simple praticable de bois où se figent les figures d’une pantomime vide de sens. Les demeures ne sont pas : simples élévations de tours semblables aux pièces d’un gigantesque échiquier métaphysique. Le peintre, ou bien le poète, peu importe, ne sont pas : les Muses qui sont censées leur communiquer le souffle de l’inspiration sont muettes. Ce tableau fonctionne donc à la manière d’une subtile allégorie, laquelle nous dit que l’art est le lieu d’une vérité, m>jamais la fascination d’une apparence qui s’y substituerait dans l’aveuglement des voyeurs que nous sommes. Ayant compris ceci, nous regardons autrement. Nous regardons vraiment et avons directement accès à ce qui ouvre le beau et le distingue des pastiches et de tous les trompe-l’œil du monde. Nous regardons et nous sommes.