Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 mai 2015 5 22 /05 /mai /2015 08:06
Basquiat : anatomie d’un génie.

« Boy and dog in a Johnnypump » - 1982.

Source : Wikiart.

« Les hommes aimés des dieux meurent jeunes. »

Hölderlin.

Face au génie, l’homme ne demeure jamais insensible. Il est convoqué en lui et questionné par cette mesure hors du commun comme il le serait par quelque événement extraordinaire : une grande invention ou bien le surgissement de la peste. Car, avec le génie, il n’en est jamais quitte et doit sortir de ses propres frontières afin d’essayer de saisir ce qui est, à proprement parler, insaisissable. On ne « saisit » pas le génie. On le redoute ou bien on est fasciné, ce qui revient exactement au même. C’est toujours de quelque chose de transcendant dont il est question, d’un genre de hiéroglyphe avec lequel s’entendre, souvent par défaut, parfois dans la subite intuition de ce qu’un esprit hors du commun a voulu communiquer de son approche du réel, avec quoi il faut composer depuis son entendement ordinaire. On a beaucoup glosé sur le génie et nul ne saurait en donner la définition exacte qu’à demeurer dans l’approximation et la caricature.

Repères biographiques et clés de compréhension.

Mais, en ce qui concerne Basquiat, sa vie hors du commun suffit à tracer les lignes selon lesquelles le génie se donne à voir. Très tôt, le jeune Jean-Michel délivre des signes de précocité. A l’âge de 4 ans il apprend à lire et à écrire. A 8 ans il est trilingue. Très tôt repéré pas sa mère qui s’intéresse à l’art, le jeune prodige est accompagné au MoMA de New York, tremplin à partir duquel se développe sa passion pour le dessin Puis survient un événement qui n’a rien d’anodin, qui influencera l’œuvre future. Rien, chez un génie, ne disparaît en pure perte. Tout est immédiatement métabolisé et sera recyclé plus tard, soit à titre de simple filigrane, soit dans l’investissement d’un thème construit à la manière d’un paradigme : il faut s’emparer du monde de façon singulière. Oui, « singulière » car s’il s’agissait de ne retenir qu’un seul prédicat à accoler au génie, ce serait bien celui-ci. Tout génie est singulier, c’est un truisme que de l’énoncer. Âgé de 7 ans, Basquiat est victime d’un accident à la suite duquel sera pratiquée une ablation de la rate. Lors de sa convalescence le futur artiste se penchera avec un intérêt soutenu sur un livre offert par sa mère : « Henry Gray's Anatomy of the Human Body». Cette découverte, certainement associée aux leçons d’anatomie de Léonard de Vinci, entraînera le jeune créateur dans une manière de représentation effrénée et parfois tragique du corps humain. Puis, plus tard, dans sa courte vie - Basquiat mourra d’une overdose à l’âge de 27 ans -, la production prodigieuse de 800 peintures et 1500 dessins. Voilà de quoi métamorphoser une existence banale en destin d’exception.

Créolitude.

Jean-Michel, né d’une mère d’origine portoricaine et d’un père d’origine haïtienne sera influencé par ses propres racines plongeant dans la mangrove d’une culture afro-américaine dont on retrouvera les traces dans nombre de ses créations plastiques. A son sujet, il n’est sans doute pas erroné d’évoquer le concept de « négritude » porté en son temps par Léopold Sédar Senghor. Un tableau de Basquiat datant de 1982, intitulé « Charlie the first », fait l’apologie du jazz par lequel Charlie Parker s’affirme en tant qu’artiste plongé dans la recherche expérimentale et non plus comme simple amuseur d’un public de blancs amateurs de dépaysement. Cette musique est non seulement exceptionnelle par sa qualité et sa fonction novatrice, mais, en même temps, elle est un facteur de désaliénation et d’auto-affirmation d’une empreinte qu’un peuple porte en lui comme son bien le plus précieux, comme sa voix libératrice d’une histoire entachée d’ombres funestes. Nul doute que la conscience de Basquiat en ait fait un de ses modes d’expression, un des cris qu’il profère tout au long de son œuvre, tout comme d’autres territorialisent leur violence dans les graphes répétitifs qui jalonnent les murs lépreux de SoHo.

Être né est déjà se situer dans l’être-jeté pour lequel l’on n’a rien décidé. Être né afro-américain, c’est assumer les stigmates d’une histoire, c’est porter haut sa couleur de peau, c’est faire sortir de soi une douleur existentielle dont la peinture pourra se faire le vecteur privilégié. Peindre c’est crier. Peindre, c’est éjaculer. Peindre, c’est éclabousser. Peindre, c’est exorciser des peurs et les rendre concrètes alors que le subjectile en reçoit les violents coups de boutoir. Ici, cette recherche de sa propre identité et le désir d’exorciser tout ce qu’une couleur de peau porte de traces indélébiles, il faudra le relier à ce beau concept de « créolité » ou bien de « créolitude », témoin de l’empreinte caribéenne, laquelle correctement regardée est parfaitement superposable à la « condition nègre ». Il y est question d’une image à réhabiliter et à porter haut, ce que fera l’art avec la dimension transcendante qui est la sienne.

Créolitude, blessure, génie : les trois voies d’accès à une compréhension de l’œuvre.

Seule cette triple perspective permet de prendre en compte l’entièreté de la condition de Basquiat et son propre rapport à l’art. Si créolitude, blessure, génie le traversent de part en part à la manière d’une sagaie ontologique c’est pour mieux affirmer sa présence à la peinture, mieux imposer sa vision singulière d’un monde en proie à ses propres démons. Le New York des années quatre-vingt et plus particulièrement le monde fermé de l’art est à la recherche d’un sens qui ne se profile guère à l’horizon et rien ne semble vouloir émerger qui fasse sens. C’est sans doute la raison pour laquelle Basquiat a cherché en Andy Warhol un père fondateur d’une conception artistique en même temps qu’une filiation à faire sienne qui le conduise hors du champ d’une possible marginalité dont sa naissance dans un milieu créole était la forme visible.

Créolitude, car l’on ne peut être né îlien et ne pas être hanté par ses origines dont l’histoire est entachée d’une lourde et mutilante mémoire. Blessure, celle qui entama l’intégrité physique de Jean-Michel enfant lors de son accident de rue. Blessure encore que la camisole de la drogue qui s’avère être le refuge ultime contre les agressions venant aussi bien de sa propre intériorité que de l’extériorité du monde alentour. Génie enfin qui se révèle un boulet à traîner, peut-être aussi lourd que celui qui aliénait les esclaves dans le régime inhumain des plantations.

Mais, maintenant, il faut en revenir à l’œuvre placée à l’incipit de cet article et chercher à y repérer les lignes de force qui la parcourent à l’aune de cette triple « crucifixion en noir ». Car c’est bien de cela dont il est question. Le parcours de météore de Basquiat, son sillage de comète dans le ciel de la création est celui d’une tragédie personnelle, d’une mise à mort programmée de soi dont la cruelle réalité est celle du constat suivant : la confrontation à la transcendance de l’art est au péril de sa vie. Sublimer le réel est toujours au prix d’un risque. Nombreux ont été les artistes, au cours de l’histoire, qui ont appris cette vérité à leurs dépens.

Basquiat : anatomie d’un génie.

Mais que voit-on dans ce tableau qui porterait Basquiat au-devant de nous dans une forme de vérité ? La créolitude, ce sentiment d’un inaccomplissement ontologique, d’une rature incisant sa propre peau, voici qu’elle surgit à même la violence de la représentation. La figure ici présente est celle d’un roi nègre privé de sa couronne puisque, aussi bien, celle-ci est biffée d’une tache pourpre comme le sang. S’agit-il d’un sacrifice ? En direction de qui ? Le faciès aux yeux agrandis, pareils à des orbites vides, la herse des dents, l’absence de nez, tout ceci incline déjà vers une mort proche. Cette effigie est celle d’une crucifixion et c’est un squelette qui nous visite ou, tout au moins, sa prémonition. Les transparences, identiques à celles qui sont l’empreinte des dessins d’enfants, nous donne à voir l’invisible, à savoir l’interne d’un corps et l’architecture de son anatomie intime. Exister, pour ce peintre, c’est ceci : se mettre à nu et fouiller, jusqu’à la folie, afin de faire rendre raison à l’existence. Rien ne lui est épargné et sa quête est pareille au spectacle des écorchés des salles de dissection. Lexique des alvéoles et des os, système veineux s’épanchant à l’extérieur, maelstrom intestinal, réseaux de nerfs et mécanisme des articulations, hampe érectile du sexe mais pour quelle fécondation, sinon celle de l’art dont l’exigence sera celle d’une mise à mort du démiurge ayant osé tutoyer l’absolu.

Le génie est coalescent à la folie et l’acte de création en est l’expression la plus perceptible qui fore le réel jusqu’à l’absurde. L’énergie interne est paroxystique qu’il faut porter à l’extérieur, quitte à lacérer la toile, quitte à y imprimer son propre corps identique au mirage d’un suaire. Basquiat est ce Christ tragique qui procède à sa propre mise en croix. Regardez les bras, leur pathétique diaspora. Regardez les mains et vous y verrez, sans grand effort d’imagination, les clous symboliques qui disent le dépassement de soi jusqu’en son extrême, à savoir la bascule dans sa propre mort avec l’effrayante perspective d’un Golgotha. L’œuvre de Basquiat est le témoin constant de cette mise au tombeau. Tout y est éjaculatoire, tellurique, tout y est traversé de sang et de lymphe, tout y converge dans une disparition de soi. Destin scellé dès qu’apparu dont l’analogue se retrouve dans l’existence du torturé Antonin Artaud. Car, s’appeler Basquiat ou bien Artaud, c’est procéder à la même exigence qui conduira, par le biais de la drogue dure à l’exclusion de soi du monde, à sa propre biffure puisque vivre est une insoutenable douleur. Les dessins de Basquiat-Artaud sont de même nature, ils mettent en exergue l’impossibilité d’exister. Ce qu’écrivait l’auteur du « Théâtre et son double » à un médecin imaginaire dans « L’Ombilic des limbes », Jean-Michel eût pu le reprendre à son compte : « J’espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d’agents spécieux, de morphine mentale, capables d’exhausser mon abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit. »

Oui « de réunir ce qui est séparé » car le corps est fragmenté - l’œuvre entière de Basquiat en est la mise en peinture -, car le corps est disloqué soumis à l’écartèlement schizophrénique que l’usage de la drogue, le travail forcené sont censés rassembler alors que c’est du contraire dont il s’agit. Le temps conspire à la dislocation, le temps parcellise et atomise cette anatomie dont plus aucune synthèse ne parviendra à rassembler les éclats dans un possible existentiel. La longue galerie de tableaux et de dessins est une procession vers l’anéantissement, l’autodestruction programmée, qu’une puissance souterraine anime avec une inéluctable volonté. Œuvre de déchirure et de cri, œuvre de désespérance et de lutte avec une finitude dont il n’est pas inutile de penser qu’elle était recherchée, peut-être comme la forme ultime d’une beauté à atteindre. Ici, l’on pensera inévitablement au parcours héroïque en même temps que tragique de Yukio Mishima, cet écrivain japonais aussi brillant qu’exigeant qui procèdera à son propre suicide rituel en public après qu’il aura écrit son indépassable magnus opus « La Mer de la Fertilité », - une manière de testament dont la suite logique ne pouvait consister qu’en sa propre disparition.

Peut-être en est-il du génie comme de la mort du cygne qui regagne sa part d’ombre après son dernier chant ? L’œuvre reproduite ci-dessous, dont le titre en français serait « Chevaucher avec la mort », une des dernières toiles de l’artiste, motif inspiré de Léonard de Vinci, est la dernière mise en scène d’un destin qui, bientôt, va basculer dans son ultime signification. Prémonition qui clôt, en quelque manière, l’inventaire anatomique obsessionnel. Sans doute, ici, plus qu’une icône à laquelle attacher l’image d’un Basquiat trop tôt disparu, faut-il voir l’allusion d’une fulgurante intuition : nul ne saurait pénétrer l’absolu qu’au sacrifice de sa vie. Il est à croire que le génie paie, à cette exigence, un lourd tribut. Demeurent les œuvres qui sont comme les stigmates de cette lutte acharnée qui transcende le réel jusqu’en son extrême pointe. Nous laisserons à Keith Haring le soin de conclure, parlant de Basquiat :

« Il lui fallait être à la hauteur de sa réputation de jeune prodige, ce qui est une sorte de fausse sainteté.»

Peut-être l’art, n’est-ce que cela, se rendre l’égal des dieux puis renoncer à être au-delà ? Peut-être !

Basquiat : anatomie d’un génie.
Partager cet article
Repost0
Published by Blanc Seing - dans ART

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher