Laguna Hedionda, Altiplano, Bolivia
Source : www.karsten-rau.de
Altiplano.
Le ciel est arqué, couché sur la nappe d’eau aux confins du monde. L’air est si léger, si aérien, c’est comme un flottement, et déjà tu n’es plus du genre des existants et déjà ton sillage est là qui fait ses tournoiements de condor. La vue est immense d’un horizon à l’autre, la vue qui sublime tout et n’aura nul repos avant que tu n’aies fait face à l’invisible. Car, ici, sur les hautes terres qui n’en finissent pas de planer, le regard n’a plus de point fixe qui destinerait à quelque demeure, à quelque sédentarité sur Terre, à quelque amer visible des flots qui dirait la géographie, le point géodésique, le méridien. Ici tout est libre de tout. Ici est l’absolu qui contemple les choses et se retire en soi, dans un autisme souverain. Ici nulle inféodation à quelque principe de réalité ou bien de raison, pas plus que de plaisir. Ici tu es au-delà, bien au-delà et tes pensées sont pures comme le diamant. Et tes idées sont prises d’une étonnante giration et le langage vrombit de ses mille irisations, de ses infinies turbulences. Ici est le lieu de l’envol, de l’oiseau céleste, des rémiges largement déployées, du bec en forme de crochet, de l’œil qui fait son dôme ouvert, qui se dilate à la mesure de l’univers. Tu le sens gonfler, tu sens ses humeurs vitreuses, ce genre d’océan où flottent les images, où nagent les métaphores et ce que tu regardes, c’est tout simplement la poésie qui a lieu, la poésie qui traverse les lames d’air et glisse sous le royaume éthéré de tes plumes. Le bleu du ciel, tu le sens peser sur le plissement de ton cou, sur l’écume blanche qui ceint ta tête de rapace, le bleu, cette couleur qui n’en est pas une, tu la saisis entre tes serres comme ta possession la plus noble et tu décris, dans l’espace silencieux, les courbes de la liberté, de l’ivresse qui, chaque coup d’aile, t’éloignent de l’abîme.
Sous la majesté de ton vol sont les reflets multiples, les reflets du monde qui te portent au loin. Reflets des villages de boue aux toits de roseaux. Gorges profondes entaillées dans le socle des pierres noires. Elles brillent de leur absence de lumière. Tu décris tes larges cercles au-dessus des neiges éternelles et cet éblouissement, tu le sens fondre en toi à la manière d’un ineffable don. Meutes de rochers rouges, de rochers de sang pareils à un sacrifice offert aux dieux. Reflets à l’infini des miroirs de sel, des lagunes blanches et vertes, couleur de sanguine où se pose le vol rose des flamants. Et ces cactus levés dans le ciel, fichés dans l’air à la force urticante de leurs épines, ne sont-ils présents qu’à dire le tragique de la beauté, son insoutenable vérité, la profondeur qu’elle creuse en toi, seigneur des lointains ?
Anthropos.
L’Altiplano n’est plus qu’une ligne à l’horizon, un mirage terrestre sans réel point d’attache, un genre de flottement à l’horizon de la pensée. Tes plumes de condor, tu en as fait don aux nuages, aux autres oiseaux, aux aigles, par exemple, qui sont tes égaux dans la vaste hiérarchie des mythes ascensionnels. Il n’y a plus de terre, vraiment, plus de rocher ni de lac scintillant, ni de barque de roseaux dérivant sur des eaux limpides, ni de lagunes roses pareilles à des friandises, ni de sommets couronnés de neige. Ici les choses sont si légères. Il n’y a pas d’hommes non plus, ni de femmes, seulement leur principe, leur beauté, leur rayonnement dans l’orbe des choses justes. Mais regarde donc les reflets, leurs clignotements, leur pouvoir de fascination. Tu t’y confonds, tu t’y abreuves, tu t’y dissous et rien ne t’arrêtera car c’est le sublime qui t’appelle et te requiert, c’est l’exigence d’être jusqu’à la pointe avancée de ton regard qui ouvre tes pupilles et la folie est si proche que tu perçois son souffle brûlant, ses mains invasives, son étrange pouvoir de strangulation. Tu t’es absenté des représentations du monde. Les hommes, tu les as reconduits à la simple vision d’une buée. Les femmes, ces déesses dont ton désir avait fait le lieu d’un rituel, le temple sacré auquel tu sacrifiais jusqu’à ton souffle, ton sang, ta peau, les femmes-mirages, les femmes-symboles, les femmes-d’amour et de sexe, tu les as brûlées au feu de ton absolu. Il n’en reste que cendres et scories dispersées aux étoilements du doute. Les reflets, les reflets t’ont poncé l’âme jusqu’à l’os et voilà que ne restent que d’illisibles fumées dont tes poings serrés ne reçoivent plus l’obole car tout est en fuite, tout est en perdition et le jour s’est métamorphosé en nuit et les mots sont tenus au secret. Plus rien ne signifie que le vide et son étrange retournement pareil à un gant aux coutures saillantes qui entament et érodent. Non, ne cherche nullement à saisir, ce ne sont que des songes qui te frôlent et dérivent à la vitesse des météores.
Femmes-corolles que tu butinais. Femmes-amphores que tu emplissais du vin de l’ivresse. Femmes-scarabées dont tu lissais la tunique d’or et tes doigts étaient pareils au vermeil. Combien tout ceci est loin, maintenant, combien tout ceci est habité d’absence. La mémoire est un puits sans fond et les eaux sont noires et la margelle des jours est usée qui ne distille que ses gouttes sonores comme celle des cryptes habitées de blancs ossuaires. Les reflets, tu les pourchassais partout où ils voulaient bien s’allumer. Sur la falaise blanche d’un front, sur la colline douce d’une joue, tout autour de l’aréole brune, sur la courbe d’une épaule, dans le germe d’un nombril, la touffeur d’une savane ombreuse, le crépitement d’une hanche, le lisse d’une jambe, le frémissement d’un orteil. De trop vouloir, de trop désirer, et voici que ne s’allument plus que de lointains et étranges sémaphores. Lueur d’étoile éteinte, naine verte que dissimule le bruit de fond assourdissant de l’univers. Ce que tu vois, à la place de la femme-icône : la braise d’un tilak sur un front teinté d’argile, une amulette que retient la goutte d’une oreille, un brillant perdu au creux d’un ombilic, un jonc de cuivre autour de la liane d’un bras, un discret tatouage qui encre une cheville, le rubis d’un ongle dans la perte du jour. De simples ponctuations, les mots ont disparu.
Conscientia.
Voilà, le temps t’a usé comme il le fait d’un cordage très ancien dont il ne demeure plus que la trame à peine visible. Tu es si haut dans le ciel de l’invisible, si loin dans ce firmament qui te cache aux yeux des vivants. Tu es une ombre dans la grande dérive mondaine, à peine un vent que même les arbres ne remarquent plus. C’est ainsi, les choses les plus belles meurent de leur unique beauté. L’Altiplano, tu ne le vois plus, sauf quelques rapides lumières s’allumant sur les spatules des paludiers. Les hommes, tes semblables, parfois en entends-tu encore la rumeur assourdie pareille au chant des esclaves parmi les tiges des cannes à sucre, une mélopée si sourde qu’elle imite le chant de l’eau sur les galets d’une rivière souterraine. Les femmes, ces comètes qui habitaient ton ciel et l’ouvraient à l’infini, voici qu’elles semblent si irréelles, pareilles à un rêve d’enfant et les mains étreignent le vide et les yeux sont humides de ne plus savoir pleurer. Si, pourtant, quelques lumières par-ci, quelques lueurs par-là, et la nuit tout autour et sa large tache d’encre. Quelques reflets encore : le sourire énigmatique de « La Joconde » dans le luxe des ors ; la pureté d’un visage, celui de « Marie de Médicis » d’Agnolo Bronzino, cette figure si subtile d’une troublante féminité et ses teintes si réelles qu’on croirait en saisir la chair ; ce regard si précieux de « La jeune fille au turban » de Vermeer ; l’élégance toute nipponne des « Femmes cousant » de Kitagawa Utamaro ; « Les danseuses en bleu » d’Edgar Degas et leurs postures si aériennes ; les femmes au teint de nacre du « Bain turc » d’Ingres ; le luxe incarné et radieux du « Nu couché » de Modigliani ; l’allure hiératique et marmoréenne « d’Olympia » d’Edouard Manet. Voici ce qui reste des reflets du monde, voici ce qui reste de toi dans les reflets du monde. Non, tu n’auras pas regardé en vain. Peut-être l’art et ses figures comme seules formes de salut. De cela au moins es-tu assuré, alors que tout fuit et s’écoule par la bonde ouverte de l’incompréhension, aussi bien la majesté de l’Altiplano, la trémulation incessante des hommes, la symphonie des femmes pareille à un sortilège. Il ne reste que cela, la conscience, oui, la conscience dont l’art est la manifestation la plus accomplie. Oui, la conscience !