« Dévoilé ».
Œuvre : Eric Migom.
Cet homme à la renverse surgit dans le champ de notre conscience et nous sommes, soudain, comme dévastés. Par la violence de l’image d’abord. Qui nous projette dans le carrousel de ce qu’il faut bien nommer une « esthétique de l’excès », ceci n’ayant rien de péjoratif, seulement la prise en compte de cette souffrance qui nous saute au visage et nous reconduit au plus près de ce que nous pourrions être, nous-mêmes, si d’aventure une telle dévastation s’emparait de nous. Car il y a toujours projection de soi dans l’œuvre, identification à un modèle et possible perdition de notre être pour la simple raison que l’abri existentiel qui nous est offert, auquel nous nous accrochons avec la vigueur du condamné, est temporaire, susceptible d’être remis en question à chacun de nos souffles, à chaque pas laborieux que nous accomplissons sur le chemin de notre destinée. Damoclès toujours présent et l’épée qui brille dans l’ombre comme l’éclair dont nous pourrions être saisis, nous intimant l’ordre de rejoindre quelque néant.
Cette proposition picturale est douée d’une infinie polysémie, en raison, premièrement de la richesse interprétative qu’elle recèle, à même le tissu de la douleur, ensuite eu égard aux nombreuses références qu’elle suscite dans le domaine de l’art. Le corps défiguré, torturé, démembré a souvent été un sujet de préoccupation pour l’artiste en même temps qu’un exutoire. Par sa valeur cathartique propre, la création met en scène les angoisses de celui qui s’y confronte et en résout temporairement les tensions dans la figure posée sur la toile, le volume jeté dans l’espace, la musique criant les meutes intérieures du bruit de fond existentiel. Mais il faut d’abord tâcher d’expliciter le titre : « Dévoilé ». Est-ce l’artiste lui-même qui l’est ? Est-ce sa supposée souffrance ? Est-ce une invention plastique qui se fait jour dont il tirera les nutriments d’une œuvre à venir ? Sans doute toutes ces questions sont-elles légitimes, mais elles ne sont que secondes par rapport à un fondement qui les anime de l’intérieur. Car, ici, tout est question de regard. Ce qui est à situer au centre du débat, c’est l’interrogation même de notre vision des choses, de notre présence à ce qui est en vérité et constitue notre propre architecture. Vaquant chaque jour à nos occupations, aimant, voyageant, projetant mille et un affairements dont l’esprit s’empare afin de ne pas connaître l’inconfort du doute, le vertige de la vacuité, nous regardons la ligne d’horizon à défaut de faire droit à ce qui, en nous, est le plus proche, à savoir l’être que nous sommes, insaisissable parmi les insaisissables car nous manquons d’un indispensable recul qui nous permettrait de l’apercevoir. Ici, le recours à la métaphore visuelle (et pour cause, s’agissant du regard) s’impose comme le seul outil à même de ramener notre perception dans l’aire d’un concret immédiatement révélateur. Nos yeux sont constamment envahis de cataracte, une mince pellicule blanche, opaque, en atténuant la qualité d’approche, ne laissant filtrer que les traits saillants, l’essentiel se dissimulant dans la pénombre. Comme si, dans une peinture en clair-obscur, nous n’approchions la réalité qu’à l’aune des parties les plus claires, les plus évidentes, alors que les zones marginales demeureraient dans une manière d’occlusion.
Ce qui, en son fond apparaît comme la seule interprétation possible surgissant à même l’événement-avènement de l’œuvre, c’est la verticalité de la condition humaine, la relation qu’elle entretient en permanence avec le manque provisoire (l’amour, l’objet désiré, le lieu de notre enfance) ou bien le manque définitif (la perte de l’être cher, l’horizon de la finitude qui ourle d’intranquillité chacun de nos actes, obère chacune de nos décisions). Ce qui se dessine en filigrane, que le lecteur aura déjà perçu comme la seule certitude : cette outrecuidante métaphysique qui habille les yeux de cernes noirs, cette avenue tragique dans laquelle s’inscrit toute progression existentielle. Ce qui est donc dévoilé en tant que vérité originaire, c’est bien cet abîme qui s’ouvre sous nos pieds, dont nous repoussons toujours la terrible occurrence au cours de nos activités fébriles, de nos consommations outrancières, de nos perditions dans les ornières des pseudo-significations immédiates, lesquelles, vous l’aurez compris, sont l’antinomie de la sagesse, de la connaissance vraie, de la transcendance s’annonçant à l’aurore de nos recherches les plus dignes d’intérêt, dont l’art est l’un des tremplins les plus doués de pertinence.
Mais, après que s’est éclairée l’origine de la lumière, au travers des vacillements dus à notre continuelle cataracte, à notre constante myopie, il faut se porter du côté des ombres et les interroger afin de savoir quel langage elles tiennent qui pourrait nous instruire à leur sujet. Et, pour cela, il faut mettre en relation, il faut se laisser aller au jeu habituel des analogies. Que trouvons-nous dans cette œuvre d’’Eric Migom qui fasse signe vers une possible compréhension du monde ? Sans doute du sien, sans doute du nôtre, puisque nous sommes dans « l’être-avec » permanent : condition humaine. Portons-nous du côté d’autres œuvres qui signifient en écho. Et analysons systématiquement ce qui apparaît. Le visage est noyé dans un gris-bleu aussi dense que la cendre. Les yeux, ces sublimes orifices pour voir, regarder, comprendre, sont totalement absents. Les oreilles pour entendre le langage, ouvrir l’espace de la relation, dilater et asseoir la communication ne figurent pas davantage. Le Représenté (l’Artiste, Vous ? Moi ? L’Homme en général ?) est livré à la fermeture de sa propre forteresse, isolé dans la gangue d’un ennui profond, reconduit à un autisme dont l’apparence est, à proprement parler, effrayante, si proche d’une folie invasive. Et ce motif prégnant d’aliénation est renforcé par la violente éjaculation phonatoire, par la turgescence du cri (voir Edward Munch), l’éructation d’une souffrance rubescente, volcanique, tellurique, dont nous ressentons les intenses vibrations jusqu’en notre massif de chair. C’est d’un tétanisation dont il s’agit, de la prise de conscience d’une telle démesure que nous sommes plongés dans une sorte de catalepsie, image que ce gisant de pierre nous communique de la même manière que l’on assène un coup de massue au sortir de la grotte abritante, alors que l’extérieur est pure menace, promesse d’extinction. C’est la bouche du supplicié qui est la plus repoussante avec son arc totalement nocturne qui n’est pas sans évoquer le danger tapi dans la ténèbre ou bien la porte des Enfers. Qu’inscrire dans sa violente parenthèse, sinon le baiser de la Mort ? Regardant et persistant dans notre vision nous tutoyons un monde parfaitement inconnu : est-il l’univers parfaitement illisible d’avant notre naissance ? , est-il celui hautement dispensateur d’effroi de ce néant d’au-delà de notre propre mort ? Bien évidemment, nous demeurons muets pour la simple raison que le langage humain échoue à décrire ce qui s’exhausse hors de lui comme son contraire, à savoir cette privation de sens qui est fermeture à tout ce qui se laisse connaître à l’entendement ordinaire et habituel.
Mais nous n’avons pas assez dit de ce visage, de cette non-épiphanie qui en trace la consternante énigme. Voyez une personne, n’importe laquelle, et dissimulez ce qui l’institue en tant qu’effigie humaine, à savoir l’ineffable de son visage, et vous vous retrouverez seul face à l’incompréhensible. Si toutes les parties du corps parlent, et assurément elles le font, elles n’existent vraiment en tant que parole qu’à la mesure de l’accomplissement synthétique qu’en assurent les yeux, la bouche, les oreilles, enfin tout ce qui concourt à édifier l’essence de l’être-là, de celui qui apparaît. Combien l’image tronquée, cagoulée du pénitent, lors de la procession de la Semaine sainte à Séville, nous arraisonne en notre conscience même, nous laissant dans notre propre désarroi car, dès lors que l’Autre cache à notre naturelle curiosité ce qui le révèle comme l’Existant qu’il est, nous n’avons plus aucun orient auquel nous référer, nous sommes aliénés en raison d’une absence.
Ici, la représentation selon une ligne de fuite infinie de « Dévoilé », l’effacement de la face, sa dissolution à la limite d’un cerne noir qui semble témoigner d’une impossibilité de figuration sur la scène mondaine, ici donc s’ouvre une trappe de lourd questionnement et nous demeurons en suspens de n’avoir pu découvrir un territoire face auquel faire phénomène. Oui, ce geste pictural biffe définitivement une présence ou peut-être pire encore, nous installe dans une fantasmagorie dont une effrayante tératologie constituerait la symphonie funèbre. Alors comment ne pas penser aux visages torturés, déformés, à proprement parler, irreprésentables des personnages jetés sur la toile par Francis Bacon ? Il y a homologie des deux manières de présentation du réel anthropologique : soit métamorphoser la figure humaine au point de la rendre invraisemblable, ininterprétable, soit l’annuler en n’en proposant aucune image. Ceci semble indiquer une posture du désespoir au-delà de laquelle plus rien ne semble signifier, que l’attrait du vide.
« Trois études pour un autoportrait » (I), par Francis Bacon.
Source : Eternels Eclairs.
Mais continuons notre investigation, ne nous laissons pas distraire par l’insoutenable. Ce qui est urgent, ici et maintenant : mettre des mots sur cette aporie qui nous fait face comme si elle entretenait le funeste dessein de procéder à notre propre annulation. Le corps, ce corps visons-le tel qu’il apparaît dans le tableau de Guido Réni : « Saint-Sébastien » (Ecole de Bologne.)
Il y a une incontestable parenté entre l’image que nous offre de lui le saint-martyr et « Dévoilé » sur la toile d’Eric Migom. Et ce parallèle devient infiniment parlant, c'est-à-dire fait surgir les différences du cœur même des similitudes. Si, d’une manière générale, la posture corporelle présente un air de parenté, les torses offerts à la contemplation, la distance est patente, laquelle reconduit l’œuvre du peintre contemporain dans des fosses bien plus abyssales. Si le tableau de Guido Réni évoque le martyr (la flèche plantée dans l’aisselle et l’autre fichée dans l’abdomen), celui d’Eric Migom nous plonge davantage dans la stupeur. D’abord par son attitude de douleur intense (Sébastien, lui, apparaît avec un visage doué de grâce, comme si son propre sacrifice s’illuminait, de l’intérieur, du don remis à Dieu), ensuite par l’attitude christique de « Dévoilé » dont on pourrait supposer qu’il est rivé à une croix réelle ou bien symbolique, indiquant, dans tous les cas de figure, la remise à une authentique souffrance, celle du martyr cloué à sa propre perte, sans rémission aucune et peut-être sans « joie », cette même joie qui transfigure la physionomie de Sébastien pour la seule raison que son geste est doué de sens : la disposition à une pratique ultime de la foi dans le renoncement à soi. Et cette pure douleur, cet infini vertige qui semble n’avoir ni fin, ni justification, c’est celle-là même que nous retrouvons dans les représentations violemment métaphysiques d’un Paul Rebeyrolle.
Paul Rebeyrolle.
"La Banquière"
Source : Galerie Claude Bernard.
Paris.
Et, ici, peu importe que « La Banquière » représente un corps de femme. C’est avant tout de corps dont il s’agit, d’anatomie suppliciée pour l’on ne sait quel rituel, pour l’on ne sait quelle religion, si ce n’est celle de l’art. Car l’art est une « religion » dans le sens où il est une transcendance en acte, avec ses codes, sa liturgie, ses officiants, ses croyants. Identité des postures Migom-Rebeyrolle, convergence des représentations dans cette lourde pâte picturale apparaissant comme la chair des choses, la matière même dont l’art se nourrit afin de porter aux yeux des Regardants la juste mesure de l’exister. L’exister toujours est douleur, douleur de soi, des autres, du monde dans un même creuset, lequel n’admet de sortie qu’au prix de la mort, abandon définitif du corps dont ne subsiste plus qu’une dépouille, celle que montre « Dévoilé », que met en scène « La Banquière ». « La Banquière », titre subversif, inénarrable invention d’artiste qui dit, à la façon d’un oxymore, le luxe de vivre, ici bas, dans la profusion alors même que se retire ce corps, seule possession vraie dont on puisse jamais être assurés. « Dévoilé », nomination de ce qui se dérobe à même son apparition, ce corps de chair et de sang qui se révèle, à chaque instant, victime de sa propre corruption. Seuls demeureront visibles à la cimaise des Voyeurs que nous sommes les témoignages artistiques, les manifestations picturales, seule réalité qui perdure puisque, d’avance, nous sommes condamnés !