" Wild, rebel and so beautiful "
Photographie : Alain Beauvois
« Cette photo, que je n'ai pas retouchée, a été prise il y a quelques jours sur un sentier perdu dans la si belle campagne gersoise. Je la dédicace à ma fille Maud, jeune maman, dont c'est l'anniversaire dimanche. Elle a toujours adoré les coquelicots. On en rencontre tant ici... Elle est aussi dédiée à toutes les femmes qui souffrent et qui rêvent d'un avenir meilleur pour leurs enfants, notamment celles qui arrivent ici à Calais, épuisées... Je pense aussi à toutes mes amies de Facebook à qui je souhaite de toujours préserver un petit ou grand "esprit sauvage".
A.B.
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C’était si doux d’être là, à la confluence des choses, avec simplicité, naturel, et de se laisser aller au rythme du vent, de vivre sous le ciel bleu, près du peuple des bosquets et de regarder l’existence couler à la façon d’une rivière paresseuse. Mai était arrivé avec son cortège de fleurs, la douceur de son climat, la corolle blanche des jupes, les hommes en chemise aux terrasses des cafés. On respirait et c’était un indéfinissable sentiment de plénitude. On marchait et c’était un doux parfum qui vous accompagnait comme s’il s’était agi d’un essaim invisible faisant son chant de soie. On s’asseyait dans l’herbe et c’était la râpe aiguë du grillon qui faisait ses trous dans l’air léger. A l’horizon, partout où le regard pouvait porter, étaient les champs de blé ondulant sur les épaules des collines. Les papillons se livraient à leur premier vol, déroulant leur trompe circulaire pareille à un minuscule ressort. Parfois le cri du coucou dans la cime d’un arbre puis le silence posé comme une dentelle sur la venue au jour du monde. Le temps avait perdu ses rouages complexes, se comptait en ondoiements à la surface des lacs, en chemin bordés d’herbes courtes piquetées d’étoiles de brume. L’espace était cette immense taie sur laquelle un peintre bucolique avait posé toutes les gammes de vert imaginables, depuis la teinte d’eau claire jusqu’à la profondeur de l’émeraude que les bois tenaient au secret dans les doigts serrés de leurs ajoncs.
C’est un matin de pure lumière avec ce qu’il faut d’incertitude pour que la clarté soit une fête, le chemin une aventure, l’air une page blanche sur laquelle poser la joie simple de sentir, d’éprouver la merveille de paraître jusqu’au centre du corps, à l’endroit précis où l’âme fait sa braise vive, l’esprit son effervescence, le sentiment d’être sa parure pareille à la beauté du regard. C’est si facile alors de poser son pied sur la trace encore fraîche du renardeau, de dessiner le contour de la patte du chevreuil, de suivre le chapelet de crottes du lièvre, d’effleurer des yeux le monticule souple de la taupe. Si facile de lever les yeux au ciel, d’apercevoir le vol courbe du milan noir, la danse suspendue de l’alouette, la course du nuage sous la vitre de l’heure. Coqueline (son nom résultait de l’assemblage de « coquelicot », la fleur qu’elle préférait parmi toutes et « d’Aline », son vrai prénom), Coqueline donc était une enfant de huit ans que rien n’effarouchait, pas plus le hurlement du loup dans la clairière nocturne que de longues divagations dans la campagne prise de solitude. Libre, Coqueline l’était au-delà de tout et il s’en serait fallu de peu qu’elle ne devînt nomade plantant sa tente partout où une aire disponible pour l’accueillir se fût manifestée.
Matin de mystère car rien n’est encore bien précis. Les choses cherchent le lieu de leur être, les hommes l’horizon de leur destin. C’est si bien d’être ici au milieu du doute, avant que le cycle du temps n’ait décidé de faire tourner les rayons de son immense roue. C’est comme une vacuité, une disponibilité des choses de s’accomplir de telle ou de telle manière, sans certitude aucune, à la façon de la marche syncopée du caméléon, patte en avant, suspension, patte en arrière puis avancée coulée dans l’onde du réel. Comme si l’on voulait faire partie de la métamorphose de la nature, en éprouver la douceur d’argile. Connaître, c’est cela même qui fait le corps si ductile qu’il se confond avec l’objet même de sa recherche. Connaître l’arbre et être branche. Connaître l’air et être oiseau inapparent, simple arabesque fondue dans son propre vol. Connaître le sol et être racine blanche avançant dans le corridor d’humus. Ce que Coqueline aimerait être : coquelicot nageant au milieu d’une mer d’épis de blé aussi innocente que la stridulation de la cigale dans le pin de Provence. Une disposition des choses à épouser tout ce qui vient à leur encontre avec la même ingénuité que met l’enfant qui découvre, pour la première fois, sa propre image dans le miroir. Simple reflet disant l’accomplissement de soi, l’ouverture à l’altérité, la reconnaissance de ce à quoi l’homme a affaire dans son hasardeux cheminement.
Le champ de blé est là, devant soi, à peine agité, de temps en temps, par une brise discrète. Il n’y a vraiment rien d’autre à faire qu’à s’asseoir sur le talus d’herbe, croiser les jambes en tailleur, étrécir ses paupières à la façon du saurien et se laisser envahir par tout ce qui passe, vol du merle, lame d’air frais, clignotement du nuage, agitation des chênes dans le boqueteau qui cerne le paysage. C’est comme une mer aux vagues courtes, traversée des vibrations de la lumière avec, au milieu, solitaire et fragile, la braise éteinte du coquelicot. Image de la singularité de l’être dans le flot immense du monde. On est là, au centre du dispositif, entouré de tous ces autres si semblables, mais si différents à la fois, ces inconnus à la dérive, ces milliers de présences qui cheminent de conserve sans bien savoir où les mène le périple, où les conduit l’aventure hauturière. Si peu de visibilité, parfois, lorsque la brume recouvre tout de sa blancheur, de son silence. Alors, les hommes-épis oscillent d’un même mouvement, serrent leurs tubes verts à la manière d’un bouquet, attendent qu’un langage de vérité vienne les libérer de cette folie d’une navigation à vue, aucun amer ne se disposant à l’horizon et l’espoir en pelotes compactes et l’impossibilité d’en percer le langage secret. Alors la mer des épis est triste. Alors elle est solitaire au milieu de la multitude. Alors elle pleure et ses larmes sont des gouttes de résine qui engluent et entravent la marche. Alors le temps se réduit à un éternel présent, à une peau de chagrin dont les contours, chaque jour s’amenuisent, menaçant peut-être de se dissoudre dans ces flots verts comme la mélancolie.
Alors, au lieu géométrique de ce qui est, une petite voix se fait entendre, celle de Coqueline, celle de ce modeste coquelicot, cette fleur si discrète, à la vie si brève, à la couleur si modeste qu’il passerait presque inaperçu si l’on ne s’appliquait à le percevoir, là dans son habit de pourpre éteinte, identique à la braise se noyant dans la cendre du foyer. Métaphore s’il en est de l’unicité, de la singularité de la présence, du bonheur inquiet d’exister dans la mer des incertitudes. Dans le subtil langage des fleurs, cette parole si inapparente qu’elle disparaît à même la couleur de sa profération, le coquelicot est celui qui incarne « l’ardeur fragile », subtil oxymore pointant le désir rubescent d’être-au-monde en même temps que son impossibilité ontologique puisque toute croissance est toujours soumise à son envers, à sa dissolution dans chaque instant qui vient. Coqueline, cette fille-fleur, est le témoignage de cette apparition-disparition dont, en soi, on sent les secrets linéaments, les intimes convulsions alors même que la gloire des épis se lève dans les secondes qui chantent. Coqueline, ici, dans son jeune âge, entourée des haies de buissons blancs, des odeurs fortes de l’aubépine, sous l’agitation multicolore de l’uranie ou bien du sphinx est le témoin de cette métamorphose qui nous porte au bout de nous-mêmes alors que nous en sentons les limites à la façon d’une inestimable offrande. Il faut continuer à croître. Là est notre seule voie !