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4 août 2015 2 04 /08 /août /2015 07:29
Paysage en solitude.

" Cap Vert ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Avant hier, un endroit perdu près de Manciet ( Gers )
un endroit perdu que je ne saurai jamais retrouver
un endroit que l'on découvre au détour d'une haie

ahhh, ce bonheur parfois de ne croiser personne,

de ne point se pencher sur soi même

mais sur la beauté offerte des orchidées sauvages... »

A.B.

De la mer on parle souvent, de sa couleur bleu marine, de ses golfes aux eaux claires, ses criques rocheuses, ses plages de sable blanc, ses vagues hauturières, ses courants, son flux infini jouant en écho avec le reflux.

De la montagne on dit l’austère beauté, les pics acérés trouant le ciel, les névés brillant au soleil, les ravins noyés d’ombre, l’adret lumineux, l’ubac couleur de nuit, les crêtes pareilles à un fil de cristal.

De la campagne on ne dit presque rien, sauf sa perte quelque part entre mer et montagne, sa presque illisibilité, son anonymat qu’habitent seulement quelques bouquets d’aulnes et des chaumes jaunissant sous l’or de l’été. Ou bien alors, cette terre aux confins d’une disparition, cette image d’Epinal où courent les teintes d’une aimable nostalgie. Enfants, combien nous avions de plaisir à lire, dans le manuel de l’école primaire, les inoubliables pages d’un Gustave Flaubert décrivant la scène d’un comice agricole ou bien celles d’un Maupassant dressant l’étal sur lequel se déroulait un marché normand. Combien d’émotion aussi, à faire la connaissance de cet enfant occupé au labour en compagnie d’un adulte, dont Georges Sand peint le tableau plein de lyrisme dans les belles pages de « La Mare au Diable » :

« Tout cela était beau de force et de grâce : le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le joug ; et malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. »

Et pourtant, aujourd’hui, dans notre civilisation occupée de techno-pratiques, ces déclarations d’amour à la terre prêteraient à sourire comme le feraient des images vieillies derrière la vitre trouble d’un antique chromo. La campagne semble si éloignée des préoccupations humaines qu’elle apparaît seulement à la façon d’une Terra incognita, d’une aire indistincte dont les hommes ne perçoivent même plus qu’elle est leur nourrice et les maintient en vie. Immense marée humaine parcourant les agoras urbaines de leurs trajets multiples alors que la glaise révèle au soleil ses belles vagues soulevées par la lame de la charrue. Solitude contre solitude. Celle de « la foule solitaire », celle du sol déserté que presque plus aucun pied humain ne foule.

C’est un matin chaud et lumineux dans l’heure diagonale, celle qui ne possède plus l’empreinte de la nuit et se dresse déjà vers sa position zénithale. C’est l’heure vacante où rien ne semble se passer que le repos éternel de la terre. Les oiseaux ont déserté leurs haies et se perdent là haut, quelque part dans le ciel que la lumière décolore. Les hommes, dans les villes, font leurs marches hasardeuses. Dans les forêts, les boqueteaux, les animaux commencent tout juste à suivre les sentes du jour, à humer le dépliement de l’air. C’est comme si le temps était suspendu, genre d’aiguille qu’une soudaine stupeur aurait figée avant que le destin ne déroule son chemin. Déjà les plages, au loin, commencent à s’animer des premières allées et venues, déjà les chemins de montagne connaissent les marches lourdes des premiers promeneurs.

Ici, au milieu des terres est un lieu de solitude. Immense. Se recréant à perte de vue dans le genre d’un désert. Là, devant les yeux est l’espace de la révélation, l’offrande multiple, la donation directe du paysage à celui qui s’y confie. Houle toujours recommencée des vagues d’argile claire qui descendent en pente douce puis remontent, dessinant l’espace unique de la dune. On est là au centre du désert et l’on sent son souffle chaud en même temps que son mystère, son silence tellement plein de promesses, de juste mesure pour l’esprit. Lieu de recueillement où tout s’oublie du monde, sauf son harmonie, sa merveilleuse géométrie. C’est un cosmos qui s’ordonne, qui habille le regard d’un luxe inouï. Les formes s’emboîtent, se révèlent les unes les autres avec une telle évidence heureuse. Si beau lexique de la terre portant en son sein les germes de son propre ressourcement, mais aussi bien de celui qui lui confie le secret de sa présence. Car la terre sait écouter. Car la terre sait parler. En elle, le bruit de glissement des racines, leur éclair blanc dans le mystère des veines lourdes. La vrille souple du lombric et ses dentelles de boue qui dessinent la mesure du simple, l’attention de la nature au moindre événement survenant à sa surface. En elle le souple déploiement du végétal qui, bientôt, deviendra fleur puis grain, puis farine dont les hommes feront l’ordinaire de leurs repas. En elle le fourmillement microscopique de la vie, long métabolisme du sol, métaphore du vivant à l’œuvre sans qu’aucune intervention humaine soit nécessaire. Intelligence naturelle du monde s’assurant de sa durée à l’aune de ses propres ressources.

Au contact de la terre on se plaît à rêver, on se surprend à flotter dans l’espace ouvert de son imaginaire, à faire l’expérience de la liberté. Plus d’attache à ce qui lie et contraint. Plus d’obligation d’être celui que l’on n’est pas, qui se dissimule derrière le masque de carton des obligations sociales. Avec la mésange qui habite la mince haie, avec le passereau qui traverse l’air de son vol malicieux, nul besoin de tricher, nul besoin de dissimuler quoi que ce soit. Nul besoin de chaussures qui flétrissent les pieds dans des prisons de cuir. On marche sur la croûte d’argile, pieds nus, comme munis de ventouses sondant le limon, le radiographiant jusqu’à connaître le moindre de ses secrets, sa plus mince faille. On se baisse soudain, on saisit un caillou plat, on le lance à toute volée et voici qu’il ricoche et fait ses rebonds sur la dalle de terre comme il le ferait sur l’eau étale d’un lac. Un bruit sourd, une déchirure de l’air puis la masse cotonneuse du silence et la manière de bourdonnement qui s’ensuit. Car le silence n’est jamais total, qu’une rumeur de fond habite, celle de l’exister en son mouvement. Nulle part ailleurs qu’ici, cette sensation n’existe aussi fort, avec une telle intensité. Ouverture de la beauté que la solitude porte à son plus haut point d’effusion. C’est en étant seul face à l’immensité qu’on en éprouve le mieux la joie plénière. Personne qui trouble et divertit de soi, de la nature. Liaison directe, osmose, vases communicants. C’est pour cette raison que la « rêverie du promeneur solitaire » possède une telle force d’aimantation. D’attraction. L’esprit se glisse dans la moindre coulée d’air, l’imaginaire fait usage de toute rencontre, de l’eau de la fontaine, de la graminée nageant dans le vent, du trajet de brindille noire de la fourmi. Il n’y a pas de sentiment de plénitude plus grand que celui de se sentir un fragment du grand tout alors que celui-ci s’adresse à nous dans une langue familière, immédiatement saisissable, facilement assimilable. De la terre à moi, une seule onde, un seul rayon de clarté, une seule levée de sens. De moi à la terre, une seule et même communion dans l’intuition partagée de vivre une aventure singulière, non renouvelable, donc exceptionnelle.

Le fameux « sentiment océanique » dont parlait Romain Rolland, indiquant dans cette belle expression l’expérience spirituelle faite par l’homme se sentant en unité avec l’univers qui le dépasse, ce sentiment donc a besoin de deux ingrédients afin qu’il ait lieu : la majesté d’un espace totalement libre, la présence humaine solitaire comme condition de réalisation d’une puissance affinitaire. Si d’autres horizons que celui de la terre peuvent s’offrir comme motifs de méditation, de contemplation, sommet d’une montagne, large horizon maritime, l’espace ouvert de la terre constitue le troisième terme de la triade signifiante, sans doute le moins immédiat parce que le plus commun ou le moins fréquenté. On est là, au milieu de la nature que ne trouble ni le susurrement du ruisseau, ni l’écho de la falaise, pas plus que le commerce des hommes et l’on se sent bien à seulement regarder les collines faire leurs dos rond, déployer leur si belle clarté sous la douceur du jour, la pointe d’herbe avancer pareille à un coin dans une bille de bois, mais avec tellement d’inclination à la justesse qu’elle trouve immédiatement sa place et sa raison d’être avec le feston de sa mince haie et son arbre minuscule comme promesse d’un devenir. Longtemps, alors que l’on s’éloigne de cette « Terre promise » et que l’on rentre dans le site des choses mondaines, l’on porte en soi le pur prodige du surgissement. Le lieu nous l’a donné que la solitude a porté à son point d’acmé. Parfois, la nuit, en plein rêve, ces images apparaissent, mais mêlées à d’autres, étranges clignotements que l’esprit ne reconnaît pas mais dont l’âme fait sa nourriture. La terre, en nous, fera encore longuement sa trace d’empreinte belle et décisive. Nous ne saurions l’effacer à l’aune d’une quelconque distraction. Images archétypales qui forent l’humain bien plus qu’il ne peut l’imaginer. D’elles nous avons besoin comme de pain et d’eau : nourritures essentielles ! Jamais nous ne pouvons oublier « la beauté offerte des orchidées sauvages... ».

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase

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