" Dans la baie de Wissant ".
Photographie : Alain Beauvois.
« Un soir, la Baie de Wissant,
entre Cap Blanc Nez et Cap Gris Nez,
entre le clair et l'obscur,
comme divinement illuminée... » A.B.
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?
Nous croyons sentir et nous ne sentons pas. Nous croyons vivre et nous ne vivons pas. Nous pensons toujours être au bord d’une révélation et nous sommes à la périphérie de notre propre corps que, rarement, nous habitons adéquatement. Nos yeux sont des globes de porcelaine sur lesquels ricoche la lumière. Nos mains des sarments qui griffent l’air de leur inutile gesticulation. Nos ventres des désirs de plénitude que le vide anéantit. Nos sexes des emblèmes livides évanouis avant même que d’être comblés. Nos jambes des pieux hémiplégiques. Nos pieds des ventouses collées aporétiquement au sol de poussière. Nous croyons avancer et nous demeurons. Nous croyons exister et nous avons peine à seulement respirer. Nous vivons trop à l’heure de midi et les trombes zénithales nous clouent à notre solitude de chair. La nécessité entre en nous et nous sommes au supplice. Corps lourd sous les coups de gong du jour. Sang pourpre qui n’en finit pas de faire ses lacs inutiles et ses stases abortives. Partout le jaillissement de la blancheur ossuaire, les éclats de phosphore, les cryptes fermées du doute. Les nerfs sont enroulés en pelotes grises. Les éclairs fusent sur les fils des axones, la lumière crépite dans les pièges des dendrites, les gangues de myéline fouettent l’air vide comme de pathétiques flagelles. Cage d’os de la tête parcourue du réseau étroit des idées élimées. Bassin lourd d’être sidéré de la chute de la verticale clarté. Partout est la folie qui enchaîne et pousse ses mors acérés. Boulets des genoux pareils à des gueuses de fonte. Mollets arborescents que soudent les réseaux de lierre, les complexités illisibles des lianes végétales. Bruit de crécelle des métacarpiens et des calcanéums sur le sol poncé de chaleur. L’heure de midi, l’heure de la quotidienneté plonge son glaive dans le mitan de la pierrerie charnelle et les existants font du surplace à la manière des mimes, talon-pointe, talon-pointe et les vagues de la locomotion figées dans la glu du réel et le tragique en gelée qui métamorphose en cierge apatride.
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?
Le proche est dans l’obscur comme si une langue de nuit s’emparait déjà de la terre. On est là, dans la réserve, le retrait, la contemplation de ce qui va paraître avant que toute chose ne retourne dans la densité d’un oubli originel. On respire si peu, juste ce qu’il faut pour maintenir la veilleuse allumée. Modeste lumignon de la vie attentive, simple étincelle de l’esprit en quête d’ouverture. Les hommes sont loin, là-bas, dans le crépuscule qui frémit, au-delà de la plaine d’eau qui se colore d’or, une poudre si légère, une poussière, une à peine insistance dont le ciel est le messager discret. L’heure crépusculaire, tout comme l’aurorale, est ceci qui dit en mode discret le temps de l’évanescence, de la légèreté, du souffle aérien, du glacis des étoiles, de l’échelle céleste reliant au lointain cosmos, de la souplesse des tiges florales, des fils d’Ariane qui tiennent le monde en suspens, de la courbe grise de l’oiseau, du tube de roseau où glisse l’air léger des Andes, de la résille du silence, du chant lors de ses premières trilles, juste un tintement ; c’est l’heure où tout est sur le point d’éclore sur le bord de la lueur matinale ou bien de s’évanouir dans l’étoffe nocturne, c’est l’heure du bercement sans fin de l’imaginaire, l’heure de l’innocence pareille au sourire de l’enfant visité par la palme du rêve. C’est l’heure du poème qui fait dire à Jules Supervielle dans « Gravitations » :
« Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence
Que l’oreille croyait ouïr
Le chant de sa propre innocence.
Tout vivait en se regardant,
Miroir était le voisinage,
Où chaque chose allait rêvant
A l’éclosion de son âge. »
« Impression, soleil levant ».
Claude Monet.
Source : Wikipédia.
« Impression, soleil levant » tout comme l’on dirait « Impression, soleil couchant ». Impression d’impression qui susurrerait la justesse des choses, l’accomplissement sans fin de l’intuition, l’éclosion de la chair prolixe du monde, là, tout contre notre joue, dans le cercle étroit de l’ombilic, dans le golfe de l’oreille où se joue la symphonie d’être, là dans l’angle de la conscience, cette dimension qui nous place au-devant de nous et nous dépose sur la rive accueillante de ce qui ne paraît qu’à être révélé, porté à son acmé, chauffé jusqu’à l’incandescence. Nous n’avons d’autre lieu où nous manifester qu’ici et maintenant face à ce ciel de corail, au bleu des nuages, au disque rouge du soleil, à sa trace hésitante dans l’eau, tout près de cette barque d’ombre avec laquelle se confondent deux silhouettes, peut-être celle du peintre, peut-être la nôtre.
« Les plages de Calais ».
Source Wikipédia.
« Impression, soleil couchant ». Nous sommes sur cette plage de Calais que l’or illumine de son étonnant ruissellement. Nous sommes ces personnages penchés dans la cueillette d’eux-mêmes, nous sommes le ciel, son marécage traversé d’agitations colorées, ce frémissement du nuage gris, cette encre légère bleu-cendrée, ce mince fil d’horizon qui unit les mondes plutôt qu’il ne les divise, cette eau à la teinte de tournesol qui nage vers nous avec ce bruit de métal en fusion. Nous sommes tout cela ou bien nous ne sommes rien car, jamais, nous ne nous absentons du monde. Nous sommes le monde.
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?
Chacun à sa façon, Alain Beauvois avec sa belle photographie « divinement illuminée », Monet avec la vibration de sa peinture impressionniste, Turner avec le tremblement si caractéristique de son pinceau, tous nous disent la beauté du monde, tous nous invitent à la contemplation de cette lumière aurorale-crépusculaire par laquelle nous sommes au monde poétiquement, cette lumière qui se lève au bord de l’épiderme et fait ses efflorescences jusque dans cette « chair du milieu » dont nous sommes tissés mais que trop souvent nous oublions ! Nous voulons être cela. Que cela !