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23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

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