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5 avril 2024 5 05 /04 /avril /2024 07:55
Adieu Tristesse

Source : Image du Net

 

***

 

                          

                        Depuis mon Causse en ce 4 Avril

 

 

                                                                           Å toi, ma Grande du Nord,

 

 

   Ce matin, ouvrant toute grande la porte qui donne sur mon jardin, quelle surprise de te voir, là, souriante, tenant en tes mains, telle une offrande, cette belle photographie qui m’était destinée dont je vais tâcher de faire quelque commentaire. Mais, plutôt que d’aller plus avant dans mon écriture, tu l’auras compris, c’est uniquement la matière d’un songe dont j’ai pu étreindre les voiles de soie. Alors s’ouvre à moi le jeu infini des questions : le songe a-t-il autant de valeur que le réel ? Que puis-je en faire qui ne soit pure gratuité ? Å quoi le relier de tangible, à un autre songe, à une rêverie éveillée, à un fantasme qui habiteraient les coursives de ma mémoire ? Mais tu comprendras que mes interrogations sont inutiles, mes hypothèses gratuites, mon imaginaire trop fertile qui s’emballe tel l’alezan au galop. Peu importe, il suffit que le rêve t’ait amenée jusqu’ici, Toi la Lointaine, plus de 2000 kilomètres nous séparent, cependant la pensée nous réunit bien mieux que ne l’auraient jamais fait une proximité et des rencontres s’usant en raison du simple jeu existentiel.

   Je ressens aisément ce que, pour toi, doit être cette sortie du long hiver boréal. En mars, chez toi, le soleil ne te visite pas plus de cinq heures par jour, les températures sont négatives et la nuit tombe très tôt. Ici, dans le sud de la France, le climat est moins rigoureux, les journées plus longues, la lumière plus présente. Alors, vois-tu, je me pose une question sans doute naïve : est-on plus tristes en Suède, dans ce beau comté d’Östergötland qu’ici, dans ce Quercy Blanc où, depuis des lustres je regarde le moutonnement monotone des collines de calcaire, les amas de cayrous, ces tas de pierres grises parcourus des ombres lentes des nuages ? La mélancolie est-elle liée au manque de clarté, à la latitude, à la nature des paysages ? Le chagrin s’ordonne-t-il à la couleur d’une culture ?  L’ennui résulte-t-il de gestes du quotidien toujours répétés, dont le rythme est propice à instiller ce vague à l’âme que l’on attribue souvent au Peuple Slave ? Il paraît que, chez ce dernier, la consommation de miel est un « baume au cœur » qui l’a toujours consolé de son inclination au spleen. Mais, sans doute, ne suis-je à la recherche d’une raison, d’une explication de l’angoisse fondamentale humaine qu’à mieux m’exonérer des troubles subits qui, d’un jour à l’autre, pourraient m’assaillir et métamorphoser mon Causse Blanc en Causse Gris, cette teinte indéfinissable, identique à celle que l’on trouve dans les plaintes d’un adagio.

   Peut-être vaut-il mieux, ma presque Lapone, que je brosse un rapide portrait de mes jours ordinaires, lesquels, comme les tiens je présume, ne sont qu’une suite d’étonnants clignotements : un jour lumineux engendrant à sa suite un jour ombreux où les silhouettes se confondent et se croisent sans même se reconnaître. Y a-t-il là lieu à la perte d’une mesure strictement humaine et alors, courbant l’échine contre le vent, protégeant nos yeux de la pluie, nous prendrions l’allure de l’hyène à l’échine basse, du chardon battu par les vents dont la tête ébouriffée menace de se confondre avec le sol de boue ? Tu vois, il existe nombre de motifs d’inquiétude et c’est presque miracle que nous nous en échappions, que nous ressortions indemnes de notre aventure parmi les égarements flous des heures et le trille infini des secondes.

   Mais je te raconte mes pérégrinations des jours derniers. Je me déplace peu mais, parfois, sous l’heureuse poussée de quelque nostalgie (bien évidemment elle a à voir avec la tristesse), je prends ma voiture et flâne de longues heures sur des routes de moindre importance.  Aux routes des vallées, impersonnelles et agitées, je préfère les routes des plateaux, plus calmes, là où la vue découvre de larges horizons. Donc me voici au présent. Avril vient tout juste d’éclore et après une éternité de jours de pluie, une soudaine chaleur a fait éclore les bourgeons. les haies sont piquetées de mille fleurs blanches, les tulipiers sont à la fête, inondés qu’ils sont de corolles roses et rouges, les genêts éclairent de leur jaune solaire les clairières et les sous-bois. J’ai partiellement descendu les vitres et c’est un air tiède qui me visite, fardé des fragrances du jour. Tu sais, cela fait un bien fou de sortir de sa chrysalide hivernale, de soudain devenir cet imago ivre de lumière, bourdonnant de joie intérieure et c’est une âme d’enfant qui fait sa douce résurgence et ce sont les essaims de projets qui sillonnent les allées de cendre du cerveau. C’est un peu comme si, sortant de lourds sentiers de glaise, c’était le sable léger des dunes qui faisait à vos pieds des sandales d’Hermès et il vous semble pouvoir entreprendre, dans l’instant, de longs périples hauturiers semblant n’avoir nulle fin.

   Je remonte la Vallée du Lot, cette étroite gorge encadrée de hautes falaises couleur de pain. Peu de monde en cette avant-saison. Quelques Cyclistes en maraude, parfois un antique tracteur et les villages que je traverse ne sont habités que de brumes légères. Å ma droite, tout en haut de son éperon rocheux, Saint-Cirq-Lapopie et son église identique à un Guetteur surveillant la vallée, ses maisons médiévales qui escaladent la pente et, tout autour, cette forêt de chênes pubescents qui fait comme un écrin. Je passe seulement et ne fait aucunement halte. En haute saison, ce village est envahi de Touristes et, de chaque côté de la rue, des échoppes de terres cuites, de savons odorants, de sacs de cuir, de miniatures censées représenter « l’âme du lieu ». Å cette vitrine trop bien organisée, à cette touchante image d’Épinal, je préfère la rusticité, la simplicité de Cajarc, son air « bonhomme » si tu préfères, la circularité de son plan, ses grappes de maisons serrées autour de la minuscule place, son « Boulevard du Tour de Ville » planté de luxuriants platanes, ses impasses où vieillissent, en toute tranquillité, des pierres sans âge. Maintenant je flâne longuement dans ces rues qui me sont familières et, tu le supputeras, Sol, je ne suis nullement triste mais bien plutôt rempli d’un sentiment de complétude comme si chaque moellon de pierre grise participait à bâtir qui-je-suis, ici, au centre même d’une pure joie. Je regarde quelques œuvres exposées dans la vitrine de la Galerie « l’Arcadie », créations d’Artistes locaux qui cherchent leur public, ici sur cette Place de l’Église si modeste. Puis, invariablement, je dirige mes pas vers la Maison des Arts Georges Pompidou. Je suis un familier des lieux. Je me souviens y avoir vu, au titre d’une exposition hors les murs (le Centre Pompidou à Beaubourg était fermé pour de longs travaux de restauration autour des années 2000), y avoir vu donc de très nombreuses œuvres de Pierre Alechinsky, ce « rescapé » du Mouvement Cobra qui verra sa consécration s’affirmer au fil des ans pour devenir pure célébrité.

   Cajarc, Terre des Arts ? me demanderas-tu avec raison. Oui, terre des Arts et de la Culture puisque c’est vers la Littérature que je veux t’entraîner maintenant en évoquant la haute figure de Françoise Sagan, née Quoirez, ici, le 21 juin 1935, qui connaîtra un succès fulgurant dès son premier livre publié, elle n’avait que 18 ans alors. Nous voici donc au cœur du sujet avec ce « Bonjour tristesse » qui fit, dans le ciel de l’écriture, comme une large déchirure, un coup de tonnerre si tu préfères. Quant au pseudonyme « Sagan », il fait signe en direction de la Princesse de Sagan dans « La recherche du temps perdu », c’est dire la hauteur, à la fois de la référence proustienne, à la fois le niveau de revendication littéraire de Françoise. Mais, plutôt que d’épiloguer longuement sur cette étonnante biographie et te sachant férue de cette belle Littérature française que tu as enseignée en son temps en Suède, je ne ferai que citer le début plus que prometteur de cet ovni traversant le ciel des années cinquante :

  

    « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

  

   Nul besoin d’entrer plus avant dans la lecture pour reconnaître cette pâte d’écrivain au titre duquel beaucoup prétendent sans toujours pouvoir y parvenir. Alors, que me reste-t-il maintenant, sinon de méditer un peu sur cette manière d’être qui varie du chagrin au souci en passant par les écorchures de l’amertume ? Je sais que tu consonneras avec moi, une connaissance de longue date m’ayant livré ton être bien plus, peut-être, qu’il ne s’est dévoilé à Toi-la-Nordique. C’est tout de même curieux, parfois l’on rejoint l’Autre bien mieux que soi-même, on en fait le tour, on l’examine à la loupe, le Soi propre est trop près, trop nébuleux pour que, se penchant dessus, l’on puisse en déchiffrer la sombre énigme. Mais je reprends, le corpus saganien, cette belle phrase qui me semble contenir l’entièreté de ce qu’est la tristesse en son essence :

 

   « Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

 

   Oui, Sagan était séparée des Autres, sans doute par son génie littéraire, sans doute en raison de sa personnalité hautement subversive. Je crois, en effet que ce sentiment flou est de nature impressionniste, une manière de pointillisme à la Seurat, on regarde la tableau, fascinés, on en devine l’inouïe fluence (« comme une soie énervante et douce »), et l’on reste en-deçà d’une compréhension de ce qui est exposé à nos yeux, qui, toujours, se refuse à dire son être. C’est cette irisation, cette diffusion de la tristesse, cette aura qui détoure le corps qui la rendent si attirante (Sagan parle de « douceur »), la tristesse, si insaisissable aussi. Tout comme moi, tu le sais, un sentiment n’est profond qu’à n’être jamais défloré, seulement effleuré, comme si l’on voulait cueillir un pollen sans altérer, pervertir la corolle de la fleur, en évoquer la singularité.

   C’est tout ceci que semble nous dire cette photographie que tu as posée au creux de mon rêve. Elle, Songeuse, se détache sur ce fond de mer qui paraît éloigné, inaccessible. La cascade de cheveux auburn semble nous dire le désarroi « léger » qui l’affecte, plus qu’une affliction superficielle, moins qu’un tourment plus violent qui l’habiteraient. Le visage est de pure grâce, tissé de rose-thé, pareil à la suavité d’un céladon sous l’affect d’une poussée de lumière grise, un reflet de galet si tu vois ce frôlement que j’évoque, cette légèreté que je convoque afin que, devant nous, s’écartent les voiles noirs d’une angoisse constitutive de l’être. Dire la tristesse ne se peut qu’en délicatesse, en finesse, un vol de colibri face à la fleur qui l’attire et, parfois, le désespère de ne pouvoir cueillir la promesse entière de ce nectar qui l’éblouit. Et ce bras droit sur lequel la tête repose comme en un berceau, il ne faut nullement l’interpréter tel un lourd fardeau qui accablerait Celle-qui-médite. Non, ce geste est simple recueillement sur Soi, repliement sur cette tristesse que l’on veut à Soi, rien que pour Soi. Comprends-tu, ma chère Solveig (toi dont le prénom signifie « Chemin de soleil), combien mon approche de ce sentiment tout intérieur s’accomplit à l’ombre douce d’un genre de félicité. Oui, je crois que les personnages de Sagan, à l’instar de Sagan elle-même, en écho à nos propres inclinations à une façon de désenchantement, tout ceci constitue le sol, le fondement sur lesquels bâtir une « réenchantement du Monde ». Oui, nous avons besoin de porter devant nos yeux cette féerie, de la faire se cristalliser au plein de notre chair, de ne nullement dissocier notre bonheur de cet étonnant vague à l’âme qui en est le subtil écho. Pierre Corneille ne faisait-il dire au Vieil Horace, dans la pièce éponyme :

 

« Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse »

 

   Bien évidemment, Sol, je n’aurai l’impudence de rejouter aux propos de Corneille. Je terminerai ma missive sur un écho que j’ai donné au titre de ma lettre « Adieu Tristesse », n’oubliant cependant d’en convoquer la douceur de « soie » lorsque, en ces temps troublés par une violence endémique, seule cette tristesse bien comprise paraît constituer l’antidote naturel de tous les débordements, de tous les excès.

 

        Je t’embrasse donc avec toute la tristesse requise, quelque part elle est joie pour ceux et celles qui savent lire au travers. Au travers de cette réalité têtue qui s’obstine à réitérer en permanence ces apories qui nous condamnent à périr.

 

Ton impénitent diariste

 

  

 

 

 

 

 

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