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Depuis les hauteurs de mon Causse, ce Samedi 6 Avril
Ma chère Sol,
Rien ne t’étonnera venant de ma lointaine fantaisie. Je ne sais plus quel est le jour dédié à ta fête, pas plus que la date de ton anniversaire ne s’est gravée dans ma mémoire. Pour autant, je ne suis nullement un être qui papillonne et oublie au fur et à mesure de son vol la corolle qu’il vient de quitter. C’est bien plutôt ce que je nomme « ma chrono-déficience » qui creuse en moi des avens sans fond, je suis toujours en décalage avec le temps, ne sachant jamais quel jour précède l’autre, quelle heure anticipe la suivante. Mais je ne parlerai plus longtemps de moi. J’ai eu, ce matin, en cette belle humeur printanière, le soudain désir de tracer ton portrait, cependant sans complaisance, une œuvre à la pointe sèche préférée au flou d’un pastel où à l’irisation d’un fin glacis. Å ma correspondance, je joins cette photographie d’une jolie femme agissant dans le milieu culturel suédois. Je la souhaite tel ton emblème, certes nullement présent, mais comme l’image de qui tu étais, il y a de ceci de très longues années, lors de notre rencontre dans ce merveilleux comté d’Östergötland qui fut témoin de notre amour passager, le temps de cette Midsommar qui, dans votre pays, désigne le Solstice d'été. Partout des feux brasillent qui montent jusqu’aux étoiles dans le ciel du Septentrion. Un éclair entre nous, de rapides étreintes puis le long fleuve du temps et l’âge qui, maintenant, creuse d’identiques sillons sur nos visages séparés par la distance et la longue cohorte des jours. La liaison qui s’en est suivie : cette correspondance assidue, quelques clichés et, surtout, les invisibles liens d’une affinité qui, jamais, ne s’est démentie.
Certes il est difficile de parler de Soi et encore plus risqué de s’aventurer dans l’intimité de l’Autre car, en ce mystérieux endroit, se déclinent d’infinis hiéroglyphes semblables à ces palimpsestes usés qui nous racontent leur vie tout en en voilant la profonde substance, celle, précisément, dont nous voudrions atteindre la fluence, y puisant ces significations indispensables à une compréhension de ce qui ne nous est donné que sur le mode du retrait. Se contenter de cet effleurement est déjà beaucoup. Je vais donc avancer sur une fragilité de cristal, poser mon empreinte sur cette illisible soie si douce au toucher qu’on la penserait invention de notre imaginaire, fantaisie d’un simple rêve éveillé. Mais, plutôt que de me livrer à quelque pompeux dithyrambe, à une creuse flatterie, à une adulation un peu surfaite, je vais choisir de décrire l’une de tes journées, elle parlera, bien mieux que je ne pourrais le faire, de Celle-que-tu-es en ton fond, une personne estimable qui court en filigrane, le plus souvent, ombre invisible doublant chacun de mes pas sur les longs sentiers blancs de mes collines Quercynoises.
Donc, voici le jour que j’offre à ta méditation. Aujourd’hui, Samedi, tu es au bord du Lac Roxen, cette sorte de mer intérieure sur laquelle se reflète le ciel couleur ardoise de ces hautes latitudes. Le jour est encore lent à se lever, il a peine à sortir de sa torpeur hivernale. Dans la petite pièce à vivre, le poêle ronronne doucement, lançant dans l’espace sa mince lueur boréale. Tu prends ton petit déjeuner, toujours frugal car tu as la délicatesse du colibri faisant son vol stationnaire devant la corolle emplie de nectar. Tu mâches silencieusement cette Pink Lady, cette pomme rouge acidulée, craquante, à l’arôme subtil. Chaque bouchée est un événement que tu relies à d’autres sensations du même genre, saveur d’un adagio, douce chair d’une œuvre Romantique, sensualité d’un nu à la Modigliani. Tu sais, ces fameuses « correspondances » dont parlait Baudelaire dans « Les Fleurs du mal » :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »
Oui, c’est bien ceci, tu es une hyperesthésique, chaque stimulus résonne longuement en toi, un peu comme le feraient de lentes gouttes d’eau s’écoulant dans la gorge d’un puits, semant leur clair écho sur la lentille d’eau pareille à un métal luisant. C’est pur bonheur pour toi, de te sentir en harmonie avec le Vaste Monde, avec ses rythmes, ses balancements, ses étranges messages que perçoivent, comme toi, les Poètes, les Rêveurs, les Magiciens, les Saltimbanques, les Faiseurs de miracles. Sur la surface ovale de ton krisproll, tu étends une mince couche de lingonsylt, cette confiture d’airelles dont la teinte est à mi-distance du Vermeil, du Rosso Corsa, comme un éclat solaire à la pointe de l’heure. C’est tout de même étonnant, cette attention que tu portes à la polychromie, aimant aussi bien les couleurs d’argile de la terre que celle limpide du ciel, que celle invisible de l’air, que celle, passionnée du feu. Tu es au centre exact de l’élémental, pareille à la feuille portée par le vent, au nuage bercé par les doux alizés. C’est heureux d’avoir une telle nature, Sol, et, souvent, je dois avouer que j’envie ta naturelle inclination à te laisser féconder par tout ce qui fait sens pour toi.
Puis, ton petit déjeuner pris, rien ne vient te distraire de cette longue promenade matinale qui se signale comme lueur aurorale, origine sans fondement, mais ouverture, ô combien, à la pure oblativité du jour. Oui, Solveig, le jour est une offrande pour qui sait en saisir la matière si translucide, à peine le voile d’une buée sur l’étroite géographie d’une vitre. Tu longes les berges du Lac Roxen, tout comme un enfant le ferait, suivant le sillage d’un papillon d’argent. L’air est encore un peu vif, il commence à se défroisser à la manière d’une tulle tout juste sortie d’un coffre. Tu respires lentement, longuement et ce sont tous les effluves, toutes les fragrances des bois et de l’eau qui se mettent à couler en toi, merveilleuse source dépliant les harmoniques subtils de l’existence.
Å l’endroit où le Roxen amorce une courbe, tu fais une pause, c’est l’un de tes lieux favoris. Ta manière d’être, le plus souvent, se calque sur le motif des affinités : ceci te plaît, tu l’accueilles en toi ; cela t’indiffère, tu n’y prêtes guère attention. Oui, je crois que cette manière intuitive de considérer le réel est la bonne. Å quoi te servirait donc de t’encombrer de choses qui, pour toi, sont sans importance ? Déjà ménager une place pour la joie est une tâche qui se suffit à elle-même, qui occupe l’esprit jusqu’à le combler entièrement. Les arbres sont tes amis, tous les arbres et singulièrement ceux qui croissent ici, qui sont comme tes répondants. Tu aimes les épinettes, leur écorce brun rougeâtre qui, prenant de l’âge, deviennent grises, on dirait de la cendre. Tu aimes leurs aiguilles ébouriffées, et surtout leurs grappes de cônes à la belle couleur entre Ocre et Feuille morte. Tu aimes les hauts fûts des pins sylvestres, leurs frondaisons d’aiguilles balaient le ciel sous la poussée d’un léger zéphyr. Tu aimes le peuple des bouleaux pubescents, leurs dentelles de feuilles, la pure blancheur de leur écorce, comme s’ils étaient des arbres originels ayant survécu aux atteintes mortelles du temps. Il n’est pas rare, qu’au hasard des rencontres, tu ne cueilles une mousse étoilée, un lichen vert-de-gris, un fragment de branche que tu disposeras sur la tablette de ta cheminée, ils seront les témoins discrets de tes plus intimes émotions. Le plus souvent, lorsqu’un ris de vent ride la surface du Lac, te déchaussant, tu prends plaisir à tremper tes pieds dans l’eau froide, une longue théorie de bulles claires vient y dessiner le bonheur des félicités simples, immédiates. D’autres fois, plus rares, davantage marquées au sceau de la chance, il t’arrive d’apercevoir, fuyant parmi les taillis, le pelage clair d’un élan ou bien la toison grise d’un renne au sortir de l’hiver. Ces empreintes sont inoubliables, tu en cultives la rareté au sein de tes digressions songeuses, lesquelles, parfois, poussent leurs longs tentacules au sein de tes nuits, les illuminant de ces étranges et rapides apparitions.
Ton chemin du retour, pur inventaire de celui de l’aller, est pareil au redoublement d’une félicité. Heureuse nature qu’un rien confirme en son être, que le vol d’un oiseau dans le gris du ciel saisit jusqu’au plus profond de l’âme. Aussitôt rentrée, tu attises les braises, le froid est encore vif ici et il n’est pas rare que le givre ne dessine sur les carreaux les parures du frimas, les belles dentelles de Noël. Ton déjeuner, réplique du repas matinal, est le plus sobre qui se puisse imaginer. Une salade composée de ton invention, quelques morceaux de fromage (parfois les accompagnes-tu d’un petit verre de vin rouge), et toujours, au dessert, ces pommes royales, quelques noix, une tablette de chocolat noir. Ces minces provendes suffisent à ton bonheur. Puis tu t’assieds sur une simple chaise de paille devant ton chalet de bois rouge. Rien, cependant, qui soit extraordinaire. Juste un repos, un calme, une paix. Tu laisses longuement errer ta vue au-dessus du Roxen. Le ciel est lisse, sans une ride, sans un nuage. Un ciel libre de soi tel que tu les aimes. Les nuages, les beaux nuages ne te dérangent pas, ils festonnent l’espace, ils dessinent des formes humaines, animales, fantastiques. Mais eux décident pour toi et, en quelque manière, t’imposent leur fantasmagorie, leur illusion, un genre de mystification. Å ceci tu préfères le libre mouvement de ton esprit, tantôt attentif à une émotion ancienne, tantôt captif d’une idée surgissant à l’instant, tantôt encore brodant en arrière de la falaise du front quelque poème, anticipant une peinture, hallucinant une prochaine lecture.
Puis, lorsque le mince fil de l’horizon, la surface étale de l’eau, les roseaux du Lac, l’imagerie mentale commencent à tarir, tu rentres dans ton logis, il est ce creux douillet qui te réconforte, en lequel tu trouves ton plus bel accomplissement. Parmi les ouvrages sous lesquels croulent tes étagères, d’une main sûre et habile, tu portes ton choix, parfois sinon souvent, sur ce volume déjà ancien dont il me plaît, au motif de ton seul plaisir, de réaliser un rapide inventaire. Voici : la couverture est de maroquin fauve, nervurée. La lumière y dépose cette caresse, cette douceur dont seule une bibliothèque a le secret. Pages de garde en papier marbré à la belle teinte Terre de Sienne avec des filets minces, bleu Acier, de minuscules bulles piquetées de noir en leur centre. En haut, à gauche, une petite étiquette ovale porte la mention :
Librairie, Reliure
OUVRARD
Fontenay-le-Comte.
Page d’avant-texte :
OBERMANN,
PAR DE SENANCOUR
Nouvelle édition, Revue et corrigée
Avec une préface
Par GEORGES SAND
PARIS,
Charpentier, Libraire-Éditeur,
29, Rue de Seine
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1840.
Tu passes longuement tes doigts sur la peau de la couverture, tu feuilletes les premières pages avec gourmandise, tu aimes ce papier ancien qui chante sous l’affectueuse pression, tu supputes que s’il brûlait (cruel autodafé !), il dégagerait cette odeur singulière du Papier d’Arménie, benjoin et vanille mêlés. En toi, au point le plus précis de tes motivations, brûle une sorte de phosphore au sein duquel (vertige infini !), les incunables précieux, mais aussi « les gros bouquins », les modestes « Livres de Poche », les tout petits formats (camées pour l’esprit), tout ce qui, de près ou de loin a rapport avec l’imprimé, les feuillets in-quarto, les facsimilés de brouillons d’Écrivains, les dessins au café de Victor Hugo (cet intarissable Génie !), tout ce en quoi se reflète le Livre te chamboule plus qu’il n’est de raison. C’est comme une religion avec ses rituels, ses chrêmes, ses sacristies en clair-obscur, ses tabernacles où règne le plus délicieux des soupçons : cette pure joie durera-t-elle au moins le temps que tu vivras ? Il y a tant de danger aujourd’hui que ces immenses motifs de satisfaction ne connaissent leur fin proche. Ce serait comme de mettre le feu aux bibliothèques, de détruire les tablettes mésopotamiennes, de faire s’écrouler le prodige de la Tour de Babel.
Mais voici que d’une façon sûre, dictée par quelque instinct mystérieux, la pulpe de tes doigts tressaillant au contact du Vergé, tu fasses paraître ce qui, en réalité te ressemble, ces quelques sublimes phrases qui sont l’écho de qui-tu-es, indivisible, foncièrement déterminée par tes choix, une personne rare si ta modestie accepte ce compliment. En lecture intérieure, voici ce qui illumine la clairière de ta tête, te porte en avant de ton propre mystère :
LETTRE XXIV.
Fontainebleau, 28 octobre, II.
« Lorsque les frimas s’éloignent, je m’en aperçois à peine : le printemps passe, et ne m’a pas attaché ; l’été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers beaux jours, dans la forêt dépouillée.
[…]
Le printemps est plus beau dans la nature ; mais l’homme a tellement fait, que l’automne est plus doux. La verdure qui naît, l’oiseau qui chante, la fleur qui s’ouvre ; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d’obscurs asiles ; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l’indépendance ! Saison du bonheur ! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l’année : la saison où tout paraît finir est la seule où je dorme en paix sur la terre de l’homme. »
Ton amour immodéré des « feuilles tombées » (qui en étonne plus d’un !), ton attrait pour la « forêt dépouillée », ne riment-ils avec ton goût pour la simplicité, le dénuement, la presque pauvreté ? « L’automne est plus doux », oui, tu en éprouves, avec un certain frémissement, la belle couleur de rouille, la discrétion de l’aube, la pente du crépuscule dans ces teintes de cuivre qui te ravissent, elles constituent les prémisses de « ces nuits faciles » qui sont le contrepoint de ta naturelle inquiétude. Et puis, la « verdure », « l’oiseau », « la fleur », « le feu », ne s’agit-il là des orients que tu convoques afin d’avancer dans cette existence parfois si opaque, si ténébreuse ? « Les obscurs asiles » que Senancour fait paraître sous la figure contrastée de l’oxymore, ne préfigurent-ils la pente de ton être à ne vivre qu’au rythme singulier de cette dialectique (une fois Jour, une fois Nuit ; une fois Lumière, une fois Ombre), dont tu penses qu’elle est la scansion même de ton intime temporalité ? Oh, tu sais, mais ce ne sera qu’un demi-aveu, tant ta perspicacité est évidente, nous sommes deux natures qui confluent et tout ce que tu vis à des lieues d’infinie distance, j’en ressens la nécessité intérieure : ton écho en moi !
Ainsi passe ta journée, à la lisière de la littérature, cette littérature française que tu as enseignée à des générations d’Étudiants et d’Étudiantes, elle coule en toi, elle fait ses étranges clignotements, ses résurgences partout où une phrase, un poème peuvent rencontrer tes émotions face à un paysage, dans la rencontre fortuite d’un animal sauvage, dans ce rayon de soleil pareil à un miel qui vient frapper la pellicule de ta rétine. Je crois vraiment que je t’envie, tout à ton contact paraît si facile, comme si les choses, depuis longtemps retenues, n’attendaient qu’un battement de tes cils pour surgir et faire sens. Oui, tu es attente, puis approbation du Monde qui vient à toi sans quelque calcul préalable qui en altérerait la vérité. Alors que dire de plus, alors que, tout près de chez moi, les bourgeons s’impatientent d’éclore, que mille sentiers blancs attendent le passage du renard, que le cœur des pierres se réchauffe lentement ; que dire qui ne serait simple répétition puisque les jours succédant aux jours, les heures et minutes égrenant leur chapelet dans une manière de monotonie, rien ne saurait se donner que sur le mode d’un « éternel retour » ?
Vois-tu, je suis à court d’idées pour brosser ton portrait plus avant. Pour autant, il m’est facile d’envisager la suite de ta journée : un repas du soir en tête à tête avec un feu de cheminée et ton regard se perd dans ses étincelles, cependant nulle mélancolie dans cette solitude. Je te devine attentive au moindre bruit, au passage d’un animal en maraude, au glissement du vent le long des planches de ton chalet, aux craquements de ton logis qui, comme toi, est vivant. Comme moi tu crois à l’âme des choses, à leur libre disposition à être selon leur « bon vouloir », cette façon de penser oblige l’orgueil humain à faire amende honorable. Maintenant la nuit est installée, clouée aux rives du Lac. Tu perçois ses clapotis, ses flux et reflux, peut-être même, depuis ta fenêtre, observes-tu son miroir étincelant que lustre une Lune gibbeuse. Depuis mon Causse, je m’immisce en tes rêves, j’en sens l’unique et belle faveur. Je suis un songe qui ne songe qu’à toi.
Celui du Sud se confondant avec Celle du Nord
Avec le pur bonheur de la réminiscence