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13 septembre 2015 7 13 /09 /septembre /2015 08:47
Sur le bord des choses.

L A P L A N D - B A R E N T S . S E A
Photographie : Gilles Molinier.

Sur le bord des choses.

Oui, la plupart du temps, nous nous contentons d’être à la périphérie de l’exister que nous regardons d’un œil distrait, tant sont grands nos affairements et notre hâte d’en finir avec la procession des heures, le basculement des secondes. Oui, un nouveau texte sur un paysage. Oui, une nouvelle description de ce qui semble constituer une évidence. Y a-t-il justification à réitérer indéfiniment le même geste d’écriture, à poser devant soi, à la manière d’une obsession, une beauté qui rayonne d’elle-même ? Il suffirait de se laisser aller à la vision et se taire de manière à ce qu’un processus silencieux se mette en place, circonscrit à ses propres limites. Oui, sans doute ceci est-il une des voies d’approche de l’œuvre d’art. Mais il en est une autre qui consiste à « remettre cent fois sur le métier », à tisser de nouveaux fils afin que l’essentiel se manifeste et ne nous laisse pas dans la douleur d’une inconnaissance. Renoncer à connaître est toujours une perte, une chute, une fuite devant la lumière.

Ce texte, comme beaucoup de ses homologues, fonctionne selon la méthode des variations phénoménologiques. Le réel est si complexe, tellement incliné à se présenter sous des milliers d’esquisses successives, qu’il devient nécessaire de se doter d’une vue mobile de caméléon, aussi bien que de sa robe infiniment changeante afin que, portés nous-mêmes à la métamorphose, nous puissions en saisir les étapes successives dans ce qui se présente à nous, les archiver dans quelque coin de la conscience et nous livrer à la belle synthèse du monde. Initier le cycle d’une variation phénoménologique ne se comprendra qu’à l’aune d’une métaphore. Les paysages, tels des feuilles varient selon le point de vue, l’heure, la courbe du soleil, la saison. Nous en saisissons les clignotements, les fragmentations, nous en admirons les troublantes facettes. Mais lorsque la contemplation a cessé, que nous reste-t-il sinon une manière de mémoire capricieuse, quelques lignes de fuite, quelques perspectives dont nous serions bien en peine de tracer l’esquisse sur la feuille blanche. La complexité est ainsi faite qu’elle nous échappe toujours. Ce paysage, nous l’avons vu à l’aube, sous l’ardeur de l’étoile au zénith, à la chute du jour, en été, en hiver alors que la neige approche qui dissout tout dans une brume blanche. Des paysages-feuilles nous n’avons observé que le limbe, la forme extérieure, quelques clins d’œil vite refermés. Ce qu’il nous fallait apercevoir comme ses fondements essentiels, ses nervures, son essence, c’est cette sorte d’invariant, d’idée qui le résume et le porte à sa plénitude en même temps qu’à sa vérité. Or cette rigueur de la réception de la chose qui nous interroge n’est jamais affaire de raison, habileté du concept. Saisir les phénomènes en leur intime consiste à les inventorier sans cesse, à les observer sous toutes les formes possibles, à en tracer, au fusain de l’émotion, le caractère incontournable. De tel paysage nous dirons qu’il est romantique, de tel autre qu’il est impressionniste ou bien expressionniste, abstrait, architecturé, rationnel, anglais, classique, renaissance, toscan ou bien florentin. De tels prédicats, qu’ils appartiennent au domaine de l’art, du bâtiment, du jardin, de la culture ne sont pas de simples artefacts qui viendraient se superposer à la réalité. Ils en définissent le contenu, ils en établissent les lignes de force, ils en fixent la puissance. De telle sorte qu’un paysage de l’antiquité ne sera jamais identique à la fantaisie d’un jardin anglais. Ces qualifications du réel, comme leur nom l’indique si bien, mettent en exergue leurs qualités particulières et nous disent en quoi chaque proposition esthétique est singulière, en quoi chaque nervure détermine telle ou telle feuille. Celle de l’érable n’est pas celle du chêne qui n’est nullement celle du sycomore.

Comment mieux aborder le thème de la variation perceptive et sa traduction dans le domaine plastique qu’en se référant au minutieux travail de Cézanne sur la Sainte-Victoire ? Environ quatre-vingts œuvres se proposent d’en faire le tour, chacune constituant le lexique unique d’une rhétorique globale, d’une synthèse de cette énigme que le peintre cherchait à percer. Chaque tableau fait saillir une nervure, chaque coup de pinceau un ton, une touche, une ambiance, une émotion, une expérience dont le réel est une inépuisable corne d’abondance. Bien des exégètes de grand talent se sont penchés sur ces gammes subtiles à l’infini et en ont tiré de savantes conclusions. Pour le modeste propos qui nous occupe, nous conclurons sur le fait que le peintre d’Arles, multipliant les approches cherchait, sous la croûte têtue des phénomènes, à faire sourdre ce qui en constitue l’origine et en soutient toute l’architectonique, à savoir l’essence d’un lieu, chaque essence à nulle autre pareille. Sans doute y est-il parvenu à la hauteur de son génie. Cézanne est irremplaçable dans l’histoire de l’art moderne.

Sur le bord des choses.

Et maintenant, quelle variation proposer sur cette œuvre de Gilles Molinier qui ne soit pas le simple écho des textes précédents ? Eh bien, il faut décrire et se confier au paysage. L’heure est si particulière, si beau mélange de noir, de blanc, de gris. Trois harmoniques par lesquels le paysage nous apparaît en son « il est », ce surgissement phénoménal qui le pose dans le monde avec la méticulosité de ce qui ne s’annonce qu’une fois et jamais ne se reproduira. A cette heure matinale, le rocher est une longue et mystérieuse racine courant au ras du sol, parsemée de quelques tubercules blancs comme pour dire ce qui, bientôt, va se lever, le jour dans son unique beauté.

Ici, sous mes yeux étonnés, j’assiste à la première manifestation d’un instant nouveau. Comme un éternel rituel, une immémoriale cérémonie se reproduisant à l’aune d’un rythme mystérieux. Soudain, tout pourrait prendre couleur d’origine, tout pourrait s’affilier au registre de la blancheur et de l’écume, au rythme du silence, au balancement de l’inaperçu, du vent, de la goutte de rosée, du nuage qui naît du ventre gonflé du ciel. Juste au-dessus de la roche sombre, la grande mare palpite d’une présence qu’on dirait venue du fond des âges, une présence habitée de sagesse, traversée de virginité. Ce scintillement n’éblouit nullement, il appelle, il convoque à être, ici, dans les confins de la solitude, à communier avec l’indicible, ce mot qui ne saurait tarder à surgir, ce balbutiement au bord des lèvres, ce poème faisant ses gouttes claires dans le faisceau de la conscience. Comme un immense réservoir de langage, une source inépuisable, une eau lustrale purifiant le corps, disposant l’âme à l’accueil des choses.

Sauf le paysage et moi qui le regarde, en suis le témoin, rien d’autre qu’une phénoménologie de l’inapparent, quelques écailles de clarté, le bruit de pierre ponce glissant sur la vérité du monde. Ici tout est pur, tout est lavé de ce qui entache le parcours sinueux des hommes, aiguise les envies, tend les pièges, bande la corde vengeresse de l’arc. Sans doute faut-il ce retrait, ce suspens, cette sustentation au-dessus des accidents de toutes sortes afin que, libres de nous-mêmes, libres des autres, nous puissions nous affranchir des jougs, des contraintes, des compromissions et recevoir de la Nature le don qu’elle nous a toujours accordé mais dont nous avons oublié le subtil message.

Le lac étendu de la paix est en nous, il fait ses douces confluences, nous le sentons glisser dans les presqu’îles de notre corps, faire ses confluences et son ressac dans nos golfes intimes, parcourir l’envers de notre peau avec la souplesse de l’algue, l’élégance du galet que rehausse la lumière. C’est une mer identique que nous portons en nous dont, le plus souvent, nous ne percevons ni la profondeur des abysses, ni la pellicule de métal qui reflète l’esthétique du simple et de l’immédiatement saisissable. Au loin, pareilles à des branches avançant sur la toile du ciel, deux isthmes tâchant de se rejoindre comme le font, dans le silence des grottes, la stalactite et la stalagmite dont la colonne est la fusion, la forme achevée. Sublime image de la relation, jeu libre et gratuit de ce qui, toujours vient se confondre dans l’harmonie. Double fusion de l’amant, de l’aimée dont l’amour est le parfait assemblage, l’hymne indépassable qui ouvre l’horizon de la compréhension, assigne à la création ses plus belles avenues, ses œuvres indépassables. Sans la dimension déployante de l’amour pour Jeanne Hébuterne, l’amour ce lointain dont les feux brûlent les yeux, jamais Modigliani n’aurait donné naissance à ces nus somptueux à la chair de pêche, à la sensualité riche et explosive, au corps soulevé jusqu’à l’extrême limite de la plénitude. La chair de Jeanne, c’est celle du peintre que traverse une subite et double irradiation : de l’amour, de l’art. Faute de cela rien ne s’exhausse du réel que l’ennui et la désolation.

A regarder ce paysage, je suis immanquablement dans un acte d’amour, un éblouissement que soulignent aussi bien les contrastes accentués que les plages claires qui jouent en mode dialectique. Au loin sont des îles qui émergent de la brume et clôturent l’horizon, mais non d’une manière définitive, irrémédiable. Une échappée est ménagée dans des zones estompées dont le fusain est la touche de l’imaginaire. Si belle clarté que le ciel reprend dont nos yeux sont les témoins surpris autant que conquis. C’est ainsi, je suis sur le bord des choses mais déjà le voyage est commencé qui ouvrira de nouvelles voies. C’est ainsi celui que je suis, fécondé par le paysage inouï, aura fait glisser sur sa peau ocellée des myriades d’images, des pluralités de tonalités, aura déversé sur le globe de ses yeux quelques unes des nervures innombrables qui parcourent le monde. Je suis, nous sommes des êtres de constante métamorphose ; je suis, nous sommes des hommes-caméléons, des variations infinies, des fragments de kaléidoscope qui tournent jusqu’au vertige d’eux-mêmes et c’est pour cela que nous voulons connaître.

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES

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