Nightmare. (Cauchemar).
Monotype 20x25.
François Dupuis.
« Quant il semble que aucune chose viengne a son lit, qu'il semble qu'il monte sur lui, et le tient si fort que on ne peut parler ne mouvoir, et ce appelle le commun cauquemare, mais les medecins l'appellent incubes … »
(Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).
A première vue, ce monotype ne propose rien d’autre qu’un lexique confus d’où nait une illisible rhétorique. Avec cette réalité-là on n’adhère guère, on n’y est pas vraiment, on tâtonne, on hésite, on marche de guingois à la façon des crabes, on cherche à deviner, on sent du côté de l’ombilic la vrille du malaise. C’est comme d’être égaré en plein ciel avec la caravane sombre des nuages et un vent qui mêle tout dans un confondant maelstrom. Ou bien de progresser dans la complexité d’une mangrove avec la résille dense des racines et des bulles de boue pareilles à des émanations sulfureuses, toxiques. En quelque sorte on est perdus, sans lieu où faire halte, sans temps rythmé par les gouttes d’eau d’une clepsydre ou bien les grains de mica dans la gorge étroite d’un sablier. Tout fuit qui pourrait rassurer, rien ne témoigne qui ferait signe vers une possible compréhension. Ici se dit, en encre vigoureuse, en orageux coups de brosse la matière dense de l’aporie, la glu infiniment noire du nihilisme. Nous devenons Sisyphe, non plus en quête de remonter un rocher sur la pente d’une montagne, mais Sisyphe empêtré dans les mailles d’une inextricable jungle typographique mêlant l’alpha et l’oméga dans une même indistinction.
Mais éloignons nous un instant de cette fable si obscure qu’elle n’ose dire son nom qu’à la mesure de son propre égarement. Reprenons pied dans le principe de raison, élevons des verticales bien nettes, posons-les sur des horizontales assurées d’elles-mêmes, traçons les esquisses de relations orthogonales, lesquelles définissent des plans de normalité. C’est ainsi, la dialectique, cette belle assurance du raisonnement parfait, est faite de lignes nettes et précises qui tirent leur clarté de leur mutuel écho. Un blanc répond à un noir. Une ligne à une autre ligne selon des ordonnancements logiques. Alors l’esprit est rassuré, alors l’âme peut trouver ses polarités, le jugement ses orients. Ainsi naissent les œuvres dont on dit la préhension aisée, la saisie immédiate sur la courbe de la conscience. Mais ce qui se dit du langage en termes dialectiques s’applique-t-il, de facto, à l’œuvre picturale ? C’est à voir.
Aussi regardons. Aussi creusons ce qui est à porter devant l’affectif, le sensible, aussi allons en direction de l’émotion, immergeons-nous dans le filigrane de l’œuvre, au plus près de ce qui s’y dévoile comme si nous en étions l’essentiel protagoniste. On est allongée sur une couche de suie dans la posture de la cambrure, celle qui dit l’effroi d’être dans le bitume de la nuit. Partout sont les ombres qui rôdent, partout sont les ailes qui effleurent, bruit de carton pareil au vol du rhinolophe, sifflements aigus qui forent les tympans, percutent la cochlée. Zébrures d’ombre, graffitis d’encre, palimpseste usé jusqu’à la trame dont ne demeure que l’intrigante trace hiéroglyphique. C’est comme au fond d’un cachot ou bien dans quelque sépulcre aux teintes ossuaires ou encore dans la boîte oblongue d’un sarcophage. Mais soulevons le couvercle, mais dilatons nos pupilles jusqu’à l’incroyable mydriase. Voici, soudain, que les choses s’éclairent. Certes faiblement, à peine le tremblement de la luciole, mais c’est mieux que d’être dans la douleur de l’inconnaissance. Cet homme à côté de soi, on ne l’avait guère aperçu, lui-même dressé dans l’attitude de la rigidité, à la limite d’une catatonie, sur le point de devenir minéral, simple tubercule, moignon bulbeux en partance pour un destin hautement tellurique. Autrement dit un séisme de soi, le retour à un magma originaire, la disparition dans la langue rubescente d’une lave. Et ce visage incliné, en surplomb de soi, pareil au faciès émacié d’une momie, en avions-nous seulement été alertés ? Sa bouche comme biffée en croix, ses lèvres étroites désertées de parole. Et cette autre présence-absence dont le visage lacéré est la macabre mise en scène, en avions-nous au moins perçu la confondante désolation, compris le sentiment tragique porté à la manière d’un masque antique sur l’estrade de bois où se joue la dramaturgie humaine ? Nous sommes là dans l’acte de notre propre éveil, une main plongée dans les hautes ombres des archétypes, l’autre fouillant à même notre propre sol afin que notre quête archéologique assemble les tessons épars de notre inconscient, les fasse tenir debout dans la perspective d’une possible signification.
Mais voici que le jour fait sa lame de clarté, que les murs de chaux diffusent leur rassurante blancheur, que le lit devient lit, que la table de chevet s’assure d’une position stable, que la croisée de la fenêtre dessine son alphabet simple, sa géométrie heureuse. Oui, nous sortons tout juste des griffes des incubes et des succubes, oui nous avons connu la confusion du cauquemare, ses voltes infinies, ses plis sordides, ses douves profondes, ses barbacanes où s’édifient les desseins de notre propre disparition. Oui, nous avons connu l’antichambre de la mort, le vestibule dernier avant la finitude. Ce que le langage échoue toujours à dire, à savoir ce qui est par essence incommunicable, l’expérience du cauchemar, la rencontre des signes de « La Noire Idôle », les perceptions extra-sensorielles, la silhouette de l’amour, le tropisme de l’instant, la peinture, la gravure, le monotype en recréent la complexité à l’aune de leur spontanéité plastique. C’est pour cette raison que, plutôt que d’en parler ou bien l’écrire, l’impalpable présence de la mescaline, Henri Michaux la faisait vibrer dans ses tracés épileptiques qui ne sont que notre propre sismographie d’êtres voués à la cécité, les mains tendues sur l’irreprésentable de peur de tomber. Le cauchemar a enfin trouvé son site. Et nous une raison d’être face à ce qui se dissimule, qui est notre hantise de vivre, notre hantise de mourir. Car il y va d’une identique incertitude.
Henri Michaux, Arborescences intérieures,
vers 1962-1964.
Encre de Chine sur papier.
Source : Centre Pompidou.