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9 février 2016 2 09 /02 /février /2016 09:33
Balancement ontologique.

« Ford Transit ».
avec Marion Romagnan.

Œuvre : André Maynet.

Balancelle était ce genre de parution dont, au premier abord, il n’était possible de rien dire. Je veux dire de précis, de palpable, de repérable qui eût pu constituer l’amorce d’une biographie. Ces êtres qui toujours nous échappent, qui s’enveloppent de mystère, combien ils sont plus précieux, intéressants que ces individus immédiatement lisibles, dont le plus souvent on a fait le tour à seulement en apercevoir la silhouette. Balancelle, ce sobriquet que je lui ai attribué dès ma première vision, ne tient qu’à l’impression dont elle est porteuse, à l’aspect qui se dégage de cette manière de flottement, soleil diffus perçant la brume, un à peine exhaussement d’une couleur de terre au-dessus des feuilles mortes. Posséder, du premier empan du regard, la colline, le boqueteau, l’oiseau ou bien l’homme rencontré dans le dédale des rues ne nous éclaire pas sur qui est devant nous dans la pure évidence. On croirait à la levée d’une vérité mais, en réalité, c’est d’une fuite dont il s’agit, d’une dérobade sous les auspices ambigus de la délivrance immédiate de soi. Ceci n’existe pas ou bien rarement. Comment, en effet, se confier et prêter allégeance à ce qui surgit dans la clarté qu’à mieux nous berner, à nous égarer dans les ornières d’une compréhension biaisée ? Ce sont les parcimonieux, les dissimulés, les secrets qui, en attente d’une prochaine connaissance d’eux-mêmes nous invitent à la joie d’une découverte aussi pleine qu’intime.

Mais il faut sortir des généralités, ranger les abstractions dans quelque coin du concept et porter attention à ce qui veut bien faire phénomène dans l’évidente simplicité. Bien que Balancelle ne fasse pas partie de mon horizon quotidien, voici l’esquisse que je peux en tirer d’un premier jet, il sera toujours temps de gommer ensuite. Balancelle je la vois comme une rare, une méticuleuse qui avance dans la vie à la manière chaloupée du caméléon, un pas en avant, un suspens, un pas en arrière, un autre vers l’avant de manière à ce que le cheminement exercé à l’aune de la raison et de l’ouverture de la conscience soit autre chose qu’une progression au hasard, une sorte d’aventure excipant de son propre événement. Balancelle pour dire l’hésitation, le fait mûrement soupesé, l’expérience étalonnée à la mesure d’une sagesse, la mise sur les plateaux d’une balance du pour et du contre, du noir et du blanc afin que de cette possible indétermination originelle puisse s’affirmer l’exercice d’une liberté. On n’est jamais aussi libres qu’à avoir longuement soupesé les choix, les avoir métabolisés dans le creuset de l’empirie, les avoir portés dans le processus alchimique de notre psyché afin que, jugés en leur fond, ils puissent prétendre à une existence authentique, non redevables de la première contingence s’offrant comme la seule ressource. Lorsque, devant la lumière des yeux, une Effigie se révèle à nous dans la pureté, comment pourrions nous nous soustraire à notre devoir d’accueil ? Balancelle est là, posée sur le tain d’un miroir, cette métaphore du reflet narcissique de soi, abandonnée avec confiance à la légende - la vie -, qui, bientôt va faire son grésillement de braise. Pour l’instant l’environnement immédiat de Balancelle - une automobile à demi immergée, deux bougeoirs de verre portant deux courtes flammes qu’enveloppe la gemme d’une clarté -, nous n’en percevons guère les tenants et les aboutissants comme si nulle interprétation ne devait produire son efflorescence à partir des sèmes portés par l’image. Mais c’est simplement parce que notre tête est prise dans des mors d’acier, notre imaginaire congelé parmi les arêtes de glace, notre songe immolé dans les rets d’une impossible profération que nous demeurons au bord de l’abîme, les yeux hagards et les oreilles emplies de résine. Regarder est apprendre à déciller son âme, lui restituer les ailes dont elle était porteuse dans le large fleuve de l’empyrée avant même qu’elle ne nous connaisse et ne vienne se loger dans notre site ombilical puisque, aussi bien, celui-ci est le lieu de notre généalogie, donc le recueil de ce principe qui nous anime et nous fait être au-delà de la corolle de l’amibe et de la densité de la pierre têtue.

Mais laissons-nous donc aller sur les rivages féconds et révélateurs de l’intuition. Regardons l’image comme si nous en étions l’une des composantes, peut-être la trame du papier ou bien la pellicule glacée qui reflète l’infini spectacle du monde. A moins que nous ne devenions, comme par magie, l’une des entités habitant la scène, la rendant lisible aux yeux des découvreurs, des explorateurs de significations, cette outre pleine des sucs de l’intelligence, débordant du soleil du nectar, portant au-dehors les flux qui l’animent, l’image, et nous la destinent à la manière d’un don subtil. Soyons Balancelle elle-même en ses stations ontologiques successives. Balancelle n’est pas seulement cette belle et délicate apparition qui focalise le regard et le retient au centre de la composition. Ce serait trop simple. Toute visée d’une chose du monde est complexité, réseau infini, entrelacement, conflagration d’allées et venues, de temporalités qui en tissent la toile signifiante. Nous disons : Balancelle est Elle d’abord - comment pourrait-il en être autrement ? -, mais elle est aussi tout ce qui vient à son encontre, l’automobile dans le fond, les bougies sur l’avant-scène. Certes cette assertion est étrange qui dit l’être-humain sous l’apparence du véhicule, sous celle d’un objet fût-il commis à illuminer, donc à ouvrir une voie dans le maquis des ombres qui dissimulent et soustraient à notre libre arbitre un contenu dont nous pourrions faire notre miel, le désigner comme possible ambroisie pour notre intellect, breuvage pour la dimension poétique dont nous assurons le recel dans notre intime, pareil à l’eau avant sa résurgence sous le ciel. Etrange donc, étonnant tout comme la philosophie qui nous enjoint, toujours, de poser la question de l’être et d’en demeurer les gardiens tout le temps dont notre conscience sera habitée des dispositions à forer la peau compacte du réel.

Mais admettons ceci, la triple parution de Celle que nous tentons d’approcher, comme s’il s’agissait de trois perspectives selon lesquelles, dans l’espace et le temps, toute esquisse anthropologique avait à se donner. Balancelle est présente à elle-même, mais aussi à tout ce qui est et se pose dans l’orbe de son regard. Regarder une chose est la douer de sens, l’habiter, lui donner accès à l’univers des formes, la faire rayonner depuis son intérieur jusqu’à la portée ultime de ce qui se manifeste et demande à être décrypté, interprété, manduqué afin que, de ces nutriments ingérés, s’élève une infinie compréhension de l’univers disponible. Les trois amers du dessin dessinent une ontologie concrète, celle qui amène toute présence à outrepasser la nacelle étroite des significations contenues à l’intérieur de notre propre subjectivité, ce sanctuaire du corps qui déborde toujours son objet de manière à s’approprier la totalité du réel. Ce que j’affirme, c’est que ces trois balises proposées au regard du Voyeur correspondent aux trois instances dont l’être-au-monde dispose afin de s’annoncer, à savoir : Avoir ; Faire ; Être. Comment illustrer ce qui s’énonce comme une pétition de principe, une apodicticité qui paraît indépassable ? Mais seulement en postulant l’idée selon laquelle dans sa première configuration, - l’automobile -, Balancelle expérimente le premier état de la forme verbale existentielle : Avoir. Selon la seconde, elle coïncide avec son état actuel, ce corps si diaphane qu’il semblerait absent de sa propre figuration : Faire, même si l’apparence semble dénoncer aussitôt ce qu’elle affirme. Balancelle ne FAIT rien d’autre que FAIRE de son corps le lieu d’une possible concrétion charnelle. Enfin, dans la troisième, ces bougies en train de se consumer, se montre la dimension prévalente et essentielle : Être. Ces flammes aussi droites que lumineuses en dressent la fière oriflamme, la bannière étoilée flottant dans l’azur infini comme une parole de source, une inépuisable fontaine, le surgissement d’une eau de jouvence.

Mais nous ne saisirons jamais mieux ces trois états qu’à les situer dans la genèse d’une continuelle métamorphose, une manière d’échelle des tons dont le niveau le plus bas est lié à la capacité pour l’homme d’amasser des avoirs, de collationner des objets, de s’adonner à la cécité matérielle qui reprend d’une main ce qu’elle accorde de l’autre. Puis, insensiblement, à l’aune d’une nécessaire prise de conscience, l’avoir glisse en direction du faire et c’est le domaine de la main et des activités artisanales au travers desquelles l’humain dépose sur les choses l’empreinte dont il est le sceau originaire. Enfin, au niveau le plus élevé, le plus subtil, avoir et faire encore trop poinçonnés d’une apparence dense et têtue, le cèdent à la seule posture qui vaille afin que la trilogie portée à son acmé parvienne à sa quintessence, se déployer dans l’espace sans limite du langage, de la sublime poésie, de l’art en ses plus belles manifestations, de l’esprit dans la courbe ascendante de son intellection.

C’est ceci que nous dit cette image depuis le centre de son dépouillement : partir de ce qui brille dans la matière comme premier signe de propriété, immédiate satisfaction, remise à soi des biens qui nous sont extérieurs et rayonnent à la façon de pépites nous fascinant à la puissance de leurs fragments. Puis, lassés de ces possessions qui toujours promettent et jamais ne tiennent, c’est à l’habileté artisanale que nous confions la courbe de nos jours : il s’agit toujours d’objets, mais ils sont notre création et ne se présentent plus passivement à nous. Puis l’exigence demandant toujours plus de présence et de qualité nous consentons à laisser derrière nous ces concrétions spatio-temporelles qui, en fait, n’étaient que des illusions et nous nous en remettons aux objets intellectuels, à l’ample méditation, à la merveilleuse contemplation. Si nous voulions faire appel à la métaphore germinative, sans doute la moins indigente qui soit afin de faire apparaître les trois stances auxquelles se confie toute conscience soucieuse d’une vérité, nous pourrions dire que, par rapport à la graine, l’avoir se constituerait en cotylédon, donc en pure intériorité dense, inconsciente de sa propre réalité, alors que le faire se développerait en albumen, cette matière déjà moins occluse, en partance pour une ouverture et la dernière étape en serait le tégument, véritable tremplin ontologique donnant accès à la vue accomplie par laquelle l’être est à soi comme il est au monde et aux autres dans la plus belle dispensation qui soit.

De l’être-automobile jusqu’à l’être-flamme se consumant dans sa propre essence en passant par l’être-soi dans la densité et la complexité de sa chair, voici portée à son accomplissement la vision dont le spectacle s’appuie sur l’à-portée-de-la-main pour surgir dans l’à-portée-des-yeux, irremplaçable regard qui ne saurait souffrir aucune comparaison. Nous voulons regarder sans distance, regarder dans l’être et nous confiner dans le silence. La seule chose en soi qui en soit digne. Ceci nous le pouvons, il ne tient qu’à nous de nous disposer à voir !

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