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10 juin 2020 3 10 /06 /juin /2020 09:30
En-deçà du Bien et du Mal.

Œuvre : André Maynet.

Savait-on au moins qui on voyait, qui était Celle qui nous visitait dans cette atmosphère si étrange qu’on eût cru être exilé de soi, ramené dans la touffeur d’avant notre naissance ou bien dans les corridors invisibles d’un outre-monde ? C’était comme une présence d’avant la présence, c’était l’absence venant dire son nom d’incertitude, dessiner l’empreinte d’une possible parution dans l’être. Cela faisait sa lumière de savon, sa consistance de bulle, sa perte dans l’obscur dont l’Innommée semblait provenir. Songe. Lueur. Clarté en fuite. Avancée existentielle pareille à l’imaginaire d’un enfant fou. Image éthérée dans la tête d’un philosophe. Icône plantée dans l’épiderme du sage. Intuition et l’écharde s’enfonce dans l’âme de l’artiste. Bourgeonnement des mots sur le front à peine advenu du poète. Cymbalisation de cigale sur la hanche de l’amante. Feu d’une gemme dans la veine assourdie de la terre. Dépliement du sentiment dans l’esprit romantique. Etincelle de la passion patientant dans l’azur. C’était ceci qui inclinait à se montrer et n’avait de réalité qu’à se retirer dans le luxe d’un mutisme.

Ce que les hommes voyaient habituellement, c’était ceci : des femmes de chair que la vie plaçait dans une vision immédiate, des femmes clouées à leur destin, des femmes-matière, des femmes-racines, des femmes-tubercules, enfin des concrétudes, des formes, des volumes, des couleurs, des respirations dont on pouvait suivre les traînées dans l’air. Des femmes qui écrivaient l’amour avec leurs doigts, le disaient avec leurs lèvres, le livraient avec leurs sexes rutilants et leurs ongles carmin, ceux-ci qui se cambraient sous la poussée du plaisir, brûlaient à l’aune du désir. Les femmes, autres que Celle qui nous occupe ici, on pouvait les dire ainsi : cette Attentive, assise sur le plateau couleur de ciel de son lit, regarde fixement par la baie vitrée comme si un événement allait se produire. Au loin sont des immeubles de brique rouge, des rangées de cheminées d’où ne sort nulle fumée. La lumière emplit la chambre, découpe sur un mur pareil au clair d’une falaise, un grand rectangle qui décolore l’ombre. La posture est cambrée, un caraco de teinte corail coule le long du corps, les bras sont réunis selon un ovale qui retient les jambes relevées en direction du bassin, la peau est claire que le jour blanchit alors que les épaules se perdent dans les plis d’une nuit proche. Cette Attentive est dans la vie, au bord de la survenue de quelque chose, fût-ce un fait infime, mais on s’attend que s’ouvre un langage, que jaillisse une action, que se produise ce que nous attendons toujours qui reçoit le nom de rencontre, péripétie, épopée, entaille du tragique, développement d’une intrigue. Nous sommes attente, nous sommes à l’origine d’une fable, nous en supputons la fin et peut-être la mise en jeu d’une morale.

D’une autre femme nous pouvons également décrire la posture de manière à l’insérer dans l’étoffe compacte du réel. Nous disons Liseuse, placée elle aussi dans l’intimité d’une chambre. Chaudes tonalités qui baignent les murs, font écho sur la chair heureuse de Celle qui médite sur sa lecture. Casque de cheveux si semblable à la robe de la châtaigne, épaules à la belle courbe, haut de la gorge s’échappant d’un corsage vermeil, plaine des cuisses inondée de lumière alors que les jambes disparaissent dans le clair-obscur qui habite le sol. Livre épais -sans doute un roman à moins qu’il ne s’agisse d’un volumineux essai -, les tranches de l’ouvrage pareilles à un talc ou bien une porcelaine ; couverture simplement devinée, foncée, aucun signe d’imprimerie visible, seulement halluciné par l’espace de l’imaginaire. Un meuble acajou apparaît que prolonge le vert-bouteille d’un fauteuil de salon, des rideaux blancs laissent passer une généreuse nappe de clarté. Ici aussi, comme pour Attentive, nous pouvons installer Liseuse dans le cadre d’une fiction, nous avons tout loisir de la faire sortir de sa pièce, de la suivre dans la rue, de remettre entre ses mains toutes les cartes de jeu dont elle fera usage de façon à exister dans le vraisemblable, à faire signe en tant qu’intelligible, perceptible, douée de multiples prédicats qui la définissent et la portent au-delà d’elle-même dans l’orbe des mouvements du monde.

En-deçà du Bien et du Mal.

Mais revenons à cette Etrange dont nous avons fait l’origine d’un questionnement et le centre d’une vision. Osons le dire, elle ne nous émeut ni ne nous dispose à l’accueillir dans la vasque de notre corps, dans la conque de nos mains comme nous le ferions de l’eau de la fontaine ou bien de la fleur des champs. Car Celle qui se dévoile dans une manière d’anonymat ne parvient pas jusqu’à nous. Elle est comme derrière une vitre opaque, comme si un gel, une glu la retenaient en arrière d’elle afin d’en préserver la haute pureté. Oui, la pureté. Si d’Attentive et de Liseuse nous pouvions dire quelque chose, débuter une histoire, créer un spectacle, d’Innommée nous ne pouvons rien dire pour la simple raison qu’elle n’est pas arrivée à nous, pas plus qu’elle ne parvient à elle-même. Elle est en réserve de la même façon que le bouton de rose est en attente de son dépliement, que la goutte d’eau s’impatiente des gouttes adjacentes afin que le nom de fontaine puisse lui être attribué. C’est rien de moins qu’admirable cette tenue sur le seuil du monde, en dehors de l’espace et du temps, dans l’aire libre des significations. Immense vacuité qui puise à même son absence de forme les linéaments qui la constitueront et la remettront à toutes les formes possibles et imaginables. Oui, il faut être dans le retrait et l’anonymat, ce que l’on nomme habituellement, en terme philosophique, condition de possibilité. Celle qui est là dans le grisé de l’image est, en effet, sa propre condition de possibilité, autrement dit à l’origine de l’arche ouverte de son déploiement. Elle est en-deçà du Bien et du Mal, ces deux polarités par lesquelles tout existant s’affirme de telle et telle manière dans le cheminement au monde qui est le sien. Si l’exister est une éthique, donc une posture vis-à-vis du Bien et du Mal, (et faisons la thèse qu’il en est ainsi), alors Celle qui vient à l’être n’a d’autre raison que de demeurer sur le bord des choses, là dans cette marge indéfinie qui l’empêche d’osciller, de choisir entre une action bonne ou bien une mauvaise et c’est l’essentielle raison pour laquelle elle nous fascine. La vertu est cette éminente qualité qui se maintient en suspens dans l’ouvert, seule manière de regarder adéquatement le Beau, le Bien, le Vrai. Ces absolus ont pour essentiel caractère de chuter dans le relatif dès que l’homme s’ingénie à les mettre en œuvre.

Voyons si l’image dit bien ceci. Qu’y voyons-nous ? Nous y apercevons cette attitude de réserve qui témoigne d’une si belle humilité qu’elle nous incline à penser les choses essentielles du genre de la rareté de l’art, de la droiture de la justice, de la vérité du réel dès qu’on les pense dans leurs fondements. Cette Innommée n’appelle ni le désir, ni l’idée du péché pas plus qu’elle ne s’inscrit dans le domaine de quelque projet. Tout comme l’être en son essence elle est infiniment libre d’aller où bon lui semble, y compris de ne pas prendre figure dans l’univers. En quelque manière elle est le monde qui nous contemple dans cette si étonnante attitude de la méditation. Elle ne paraît dans ce clair-obscur qu’à nous intimer l’ordre de nous poser la question : qu’en est-il de notre attitude en regard des choses essentielles ? Consentons-nous, au moins, à nous y arrêter un instant afin que de cette halte puisse naître un possible ressourcement. C’est le mérite d’une telle photographie que de nous acculer à notre propre condition, ce constant balancement de pendule, cette éternelle oscillation entre nature et culture, matière et esprit, absolu et relatif, passé et futur, ici et là-bas car nous n’avons site quelque part qu’à nous être suffisamment assurés en direction de notre être, lequel, toujours en fuite, demeure inconnaissable. Or nous voulons connaître, c'est-à-dire exister. C’est pourquoi nous avançons pareils à des aveugles, les mains tendues sur le vide, tâchant ici, de saisir Attentive, là de rendre Liseuse concrète alors que dans l’ombre Innommée nous attend comme notre ressource la plus constante. Une pure magie !

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