Œuvre : André Maynet
Cela faisait si peu de temps que je l’avais trouvée sur mon chemin et je ne la connaissais guère plus qu’on peut connaître la nature de l’air au-dessus d’un lac cerné de brumes. Mais se saisit-on jamais d’une personne sauf à apercevoir sa silhouette le temps d’une brève parution ? Nous habitions un duplex dans l’île Saint Louis. Je vivais à l’étage, elle au rez-de-chaussée. Etrange idée, me direz-vous, que de choisir deux espaces de vie séparés alors que la rencontre vient tout juste d’avoir lieu. Oui, d’avoir lieu. Pas de meilleure expression pour faire signe en direction du territoire des humains, de la ligne de césure qui, toujours, partage les êtres selon leurs propres inclinations, leurs destins pourrait-on dire. Oui, destin car quelque chose comme une redoutable mécanique remonte constamment ses rouages, fait sonner ses cliquetis, enclencher ses barillets dont nous ne sommes, tout au plus, que les piètres exécutants, pauvres marionnettes ne percevant même pas les fils qui actionnent nos bras et nos jambes. Donc deux êtres, donc deux lieus, comme si tout essai de naviguer de conserve paraissait simplement inconcevable.
Le choix de nos domaines de vie respectifs ne résultait pas d’une simple fantaisie mais correspondait à une symbolique aussi précise que rationnelle. Pourvu d’un tempérament idéaliste faisant la part belle à des sornettes du type de la précellence de l’esprit par rapport au corps, de la beauté de toute entreprise d’intellection à condition qu’elle s’ornât d’une exigence suffisante, assailli en permanence de questions métaphysiques du genre l’essence précède-t-elle l’existence ? ou bien son contraire faisant la part belle à l’événementiel au détriment des nébuleuses idées, je flottais entre l’écume de l’âme et les inaccessibles voiles d’un hypothétique empyrée. Charnelle, quant à elle, avait choisi - force du destin, sans doute -, une ligne de flottaison moins élevée, s’en remettant volontiers à son propre corps comme origine et fin de toutes choses. Avant d’être pensée ou bien langage, elle était un visage, des bras, un sexe, des jambes lui permettant de se déplacer et de monter, de temps en temps, dans ma garçonnière afin qu’Eros pût trouver son point d’orgue, lequel, la plupart du temps, n’était qu’un point de chute dans la réalité la plus verticale qui fût. Post coitum omne animal triste. Certes, en définitive, son pragmatisme avait souvent raison de mes théories, surtout à l’heure de préparer les repas ou de partir faire les courses. Mais on ne se refait pas si facilement, le voudrait-on de toute la force de son âme, aussi bien de son corps. Donc, vous l’aurez compris, chacun campait sur ses positions, moi à l’adret, en quelque sorte dans le Siècle des Lumières, elle à l’ubac sur le versant d’une modernité qui, depuis longtemps déjà, avait fait son deuil d’une dualité corps/esprit, ne gardant de ce binôme que le premier terme, l’exposant au hasard des plages, le musclant dans des salles idoines, le lissant d’huiles essentielles et l’exposant à la douce vapeur des hammams. Je n’avais rien contre les beaux corps, lesquels selon la dialectique ascendante platonicienne devaient s’élever en direction des belles choses afin de connaître le souverain Bien. Simplement je ne voulais pas en faire l’alpha et l’oméga d’une compréhension de l’homme. De la femme identiquement.
Et voici qu’un jour - je ne la surveillais pas cependant -, je l’aperçois devant un miroir, seulement vêtue d’un bonnet de bain couleur lie de vin qui rappelait le double trait carmin de ses lèvres, tenant en sa main droite une grenouille d’un beau vert pistache alors qu’épinglée sur le mur en face se tenait une planche d’anatomie comportant des squelettes et des têtes telles qu’on les trouvait autrefois dans les amphithéâtres des facultés des sciences. Regard fixe, comme perdu dans des « pensées » que je supputais être de chair et de sang, elle paraissait étrangement présente à elle-même, comme si elle venait de trouver la résolution d’un problème depuis longtemps posé, eurêka étant la seule formule qui correspondît, sans doute, à la révélation. Je la savais adepte des principes d’Archimède, surtout celui de la poussée, dont, quant à elle, elle faisait bon usage dans son concept physique de la nature des choses. Par exemple pousser la plaisanterie jusqu’en ses derniers retranchements, ne la rebutait nullement. Donc je demeure en retrait et me livre à la méditation, laquelle me suit un peu à la manière d’un double. C’est d’abord le gentil batracien qui m’interroge et me replonge dans les premières expériences de physiologie inculquées en un temps lointain par mon professeur de sciences naturelles, appellation de l’époque concernant les sciences de la terre et de la vie. Je me souviens, avec une réelle irritation épidermique, sinon mentale, de la goutte d’acide versée sur la patte de l’habitante des marais, laquelle mettait en pratique le schéma de l’arc réflexe : réaction immédiate de la zone périphérique où se situait le stimulus sans que les zones corticales centrales en fussent informées. Certes la démonstration était convaincante, nous étions bien des êtres incarnés !
Et à peine l’image de la grenouille finit-elle de se dissiper que s’y superpose La leçon d’anatomie du Docteur Tulp, célèbre tableau de Rembrandt qui me renvoie, sur-le-champ, aux salles de dissection de la faculté, où, étudiant, je m’exerçais à inventorier les différentes pièces du corps, le cœur par-ci, le foie par-là et il n’était pas rare qu’une oreille du dépouillé, à moins qu’il ne s’agît de parties moins nobles, ne finissent dans une des poches des potaches dont cette sublime attention constituait un des passe-temps favoris. Voici pour les souvenirs mais il convient maintenant que je comprenne quelque chose aux obsessions physiques, matérielles de Charnelle. Il me revient en mémoire que La Leçon d’anatomie surgissait dans l’Histoire au moment exact où les dogmes catholiques s’effondraient sous la poussée des thèses rationalistes, des sciences expérimentales et d’une véritable passion de l’expérimentation. La dissection devenait une discipline à part entière et, à défaut de découvrir le principe premier, l’essence de toute chose sous le scalpel, dans la glande pinéale du bon René Descartes, on en déduisait la seule et indubitable existence du corps en tant que mécanique régie par les lois de la physique. Le monde de la connaissance et des savants, à défaut de faire porter leur quête sur une âme qui faisait faux bond, s’ingéniait à déposer le mouvement là où, depuis toujours, il était visible, dans celui des planètes mis en évidence par Galilée, mais aussi, mais surtout, dans ce corps doué d’une intarissable mobilité dont l’une des principales était de commettre la génération sans que le moindre doute, fût-il cartésien, pût être émis à ce sujet.
Alors, enhardi par je ne sais quelle curiosité, me voici en train d’explorer ce monde si mystérieux du corps de l’Aimée, cette forteresse inaliénable, cette densité dont je veux sonder tous les recoins afin d’en connaître les secrets. Telle une porte, sa bouche s’était ouverte, par laquelle je m’étais introduit dans la Cité Interdite. Il me fallait en avoir le cœur net. Y avait-il, quelque part, un fragment de pensée, une éclisse d’esprit, un flocon d’âme ? A peine franchi l’isthme de la gorge et j’étais dans un édifice si étonnant que même ma lecture adolescente de La Chute de la maison Usher d’Edgar Poe ne m’avait donné de tels frissons, pas plus que mes voyages assidus dans les contrées imaginaires des maîtres du fantastique. A partir du plancher de la bouche partait tout un dédale de ruelles étroites, des corniches en encorbellement longeaient le vide, des ponts étaient suspendus au-dessus de ravins, certains s’arrêtant soudainement interrompus comme si leur architecte avait laissé son œuvre en cours. Des arches de briques le long desquelles coulaient des nappes de sang écarlates. Des rivières de lymphe qui cascadaient joyeusement, chutant soudain, dans des gorges sans fin. Suspendue aux énormes solives du plafond, la voix faisait ses éboulis de grotte, ses bruits de cataracte, ses concrétions aux sons cristallins que, parfois, venait amplifier la soufflerie des poumons pareille aux vents des forges anciennes. Oui, c’était bien cela, il n’y avait que de la matière, des cliquetis de dents, des grincements de mâchoires pareils aux allées et venues d’une scie sur l’écorce d’un tronc, il y avait des milliers de galeries, des kyrielles de tuyauteries avec leur symphonie d’éviers, des portiques par où s’engouffraient les meutes de salive et les sucs de la digestion. Mais nulle trace de pensée qui se fût détachée de l’ensemble. Simplement une conflagration d’atomes, une soupe de quarks et d’électrons. Des battements, des oscillations, des tenons s’emboîtant dans des mortaises, des chevilles assemblant entre elles les pièces d’un monumental Lego. A intervalles réguliers, comme dans la cale d’un bateau qui aurait tangué, se laissait percevoir comme une houle - Charnelle avait dû se lever et sans doute marchait-elle dans la pièce, peut-être grimpait-elle les marches qui conduisaient à ma soupente -, aussi je percevais les battements de son cœur pareils à de vigoureux coups de masse, son déhanchement, le cliquetis de ses articulations avec ses sons de bielles et de cardans. J’étais bien en définitive, là au creux de la grande structure, balloté comme le fœtus dans l’océan amniotique de son hôtesse. Alors j’ai résolu d’y rester. J’ai cherché un grand moment parmi les couloirs et les volées d’escaliers, le rythme des balustres et les toboggans où courait la sève de la vie, minces ruisselets, cascades qui disaient le bonheur du simple, l’immédiateté du saisissable, le toujours à portée de la main, la concrétude dont enduire son propre corps afin que, trouvant enfin sa vérité, en même temps que le lieu de son repos, cette massive évidence de la chair, cette heureuse prolifération des vaisseaux, ces boucles et ses dentelles de nerfs, ses tapis de douce aponévroses, vinssent apporter à ma quête la réponse que j’appelais de mes vœux. Donc, après une longue investigation, j’ai élu domicile dans une conque faite à ma mesure, si semblable à un nid que je n’avais même plus besoin d’en chercher le symbole, de demander à Bachelard de m’en conter les rites anciens, les valeurs ontologiques, la qualité de ressourcement pour qui cherche l’espace de son être, les échafaudages phénoménologiques. Là, au fond de la bâtisse de chair, lové parmi les tissus gorgés d’oxygène et de chaudes humeurs, je n’avais plus besoin ni de l’Intelligible de Platon, ni des Formes plotiniennes, pas plus que de la réassurance de la Sphère parménidienne et les élucubrations des Néo-platoniciens de Perse, leur Voyage à l’Île verte en mer blanche, leurs promesses de félicité à simplement regarder l’émeraude, toutes les cosmologies, toutes les lumières, fussent-elles originelles, le monde imaginal et ses perspectives de plénitude, tout ceci ne m’atteignait pas plus que le nuage n’attristait le ciel de son invisible présence.
Voilà, j’ai trouvé, en même temps que le lieu de mon enracinement, la certitude de ne plus quitter Charnelle puisque j’en fais partie intégrante tout le temps qu’il lui sera accordé de vivre et d’expérimenter son univers si sensible qu’il n’est que mouvement, vibration, rythme à l’infini. Lecteurs, lectrices, si, par aventure, vous passez du côté de Charnelle, dites-lui donc qu’elle peut retirer son bonnet, cette seconde peau, libérer la gentille grenouille, j’ai bien retenu la leçon de l’arc réflexe, le flux des électrons qui tient lieu de pensée. Et puis, demandez-lui donc de se vêtir, il commence à faire froid, ici, dans la forteresse de chair. Il commence seulement, mais tout de même …