Confection.
Avec Sonyna.
Œuvre : André Maynet.
Ce que voulait Nativité, c’était le contact direct avec la nature, le saut dans le simple, la rencontre avec la vérité, la seule chose qui importât dans ce monde de folie et de stupeur massive. Partout où l’on portait le regard, ce n’était qu’immenses comédies, rapides pas de côté dans la figure de l’évitement, incroyables sauts de carpes grâce auxquels on échappait à sa propre image en même temps, qu’aux yeux des Autres, on se métamorphosait en illusionnistes. Car on ne voulait nullement devenir proie en quelque manière que ce fût. Partout étaient les prédateurs avec leurs dents de vampires et leurs canines acérées. C’était une telle douleur que de sortir dans la rue, de constamment se courber afin d’éviter la lame acide des regards, de fuir de manière à ne pas subir les bruits contondants des paroles, les sifflements des jugements a priori. En ces temps de fureur partout répandue, on adoptait le profil bas, on longeait le corridor des rues dans la diagonale de l’ombre, on évitait jusqu’aux entailles de lumière qui, à chaque instant, menaçaient d’user jusqu’à la lie votre corps et de le réduire à la taille d’une peau de chagrin. Ainsi, pour éviter les coups du sort et en amortir le danger permanent, on se dissimulait derrière des forteresses de vêtements, on calfeutrait ses yeux derrière des verres noirs, on glissait les ventouses de ses pieds dans de lourds sabots dont on pensait qu’ils constituaient les derniers remparts avant la disparition dans quelque sillon de terre, dans quelque fissure partie à l’assaut des anatomies. Ce n’était, partout, que confusion et perte du sens et l’horizon lui-même ne savait plus à quel orient se vouer.
Cependant, Nativité vivait à l’abri de sa mansarde de zinc, sous l’aile grise des nuages. De sa soupente elle voyait la marée des toits indistincts, les fumées blanches des cheminées, les meutes de voiles couleur de suie qui faisaient leurs lourds cortèges, là-bas, sous les assauts de la pollution et le roulement incessant des voitures. C’était un peu comme d’être, ici, tout en haut de l’immeuble de pierres, un genre de district du Paradis, une île déserte où couraient de vifs ruisseaux, où broutaient des biches aux yeux profonds, où s’étoilaient quelques bonheurs du monde d’en bas qui avaient fui la déshérence des hommes. Au début de sa vie haut perchée et par un simple réflexe, un inévitable mimétisme, Nativité s’était réfugiée dans le luxe d’épaisses fourrures, d’amples vêtures qui faisaient de son corps un cocon le mettant à l’abri des surprises. Elle pensait constituer un inexpugnable bastion dont nul ne pourrait la déloger, sauf peut-être le chant d’un oiseau, la caresse du vent ou bien la musique d’une fugue dans le crépuscule lissant le jour de ses derniers feux. Cette Douée de vie était constamment alimentée, telle une fontaine céleste, par des chants aussi purs que la bulle d’eau, hantée de poèmes aux rythmes subtils, d’images de l’art qui lui faisaient le regard doux et le teint pareil à une porcelaine. On aura compris, qu’animée d’un vif romantisme, parcourue des courants d’une libre esthétique, elle ne pouvait demeurer dans cet état si proche d’une prostration qu’au risque de se perdre et d’abandonner son inclination naturelle à découvrir, partout où cela se dissimulait, la phrase et sa mélodie, le tableau et ses rêves, la sculpture et ses formes taillées à la mesure de l’intellect.
Heureusement, la mansarde était pourvue, sur l’un de ses murs, d’un grand miroir sur lequel se reflétaient, comme en écho, les images des autres parois, ainsi qu’un pan de ciel tellement semblable à une ouverture de l’esprit qu’on ne pouvait demeurer à regarder sa propre image sans en tirer, aussitôt, les fondements d’une histoire. Nativité s’y aperçut, la première fois, tellement engoncée dans la complexité de ses étranges atours qu’elle crut d’emblée à une farce, à une parodie, à moins qu’elle n’eût endossé, à son corps défendant, ces accoutrements grotesques dont la commedia d’ellarte prodiguait à foison le ridicule sous les traits naïfs de la soubrette Colombine ou bien sous ceux de Pantalon dont le collant rouge archaïque le faisait ressembler au diable lui-même. Elle avait le sens des valeurs au plus haut point, la visée de l’exactitude des choses logée au creux même de sa passion et il ne fallut guère de temps pour qu’elle s’aperçût combien son attitude était inopportune, son comportement pareil à celui de la confidente du drame bourgeois en mal d’une gentille bluette.
Elle commença par ôter prestement sa zibeline, par dégrafer sa robe à godets, se débarrasser de ses chandails en mohair pour se retrouver, bientôt, simplement vêtue d’un strict collant blanc qui adhérait à sa peau telle la combinaison sur les cuisses fuselées des plongeurs. Mais c’était encore trop et Nativité (cet aimable prédicat disait, ô combien, le souhait d’une origine, la tentation d’une virginité), se saisissant d’une paire de ciseaux s’empressa de taillader ce qu’elle considérait, maintenant, comme un attentat à la pudeur, une offense faite à la belle nudité. Le nourrisson ne venait-il au monde dans le plus simple appareil ? La loutre n’était-elle pas belle dans son fourreau lustré lorsqu’elle plongeait dans l’onde sans même que celle-ci se troublât, juste l’empreinte d’un rapide passage puis les plis d’eau se refermaient sur quelques cercles pareils à la solitude ? Eve, la mère originelle, n’était-elle pas la forme même, l’épure au titre de laquelle le monde se révélait à l’aune de cette grâce infinie, de ce dépouillement qui confinait au silence et au recueillement ? Nue, il fallait être nue dans l’instant, la seule manière de résister au mensonge qui, partout, affectait les hommes, les femmes et les transformait en mannequins grotesques, tels des Ubu-rois en quête d’un improbable royaume. Le seul dont ils pussent être assurés, n’était rien de moins que leur propre corps, mais sevrés de leurs ornements, de leurs colifichets qui n’étaient jamais que les simagrées dont ils s’entouraient afin de se dérober au regard de qui voudrait les connaître. Voici, au milieu du sable gris de la mansarde, ce qui faisait phénomène comme l’une des plus belles représentations qui fût. Nativité, tête inclinée sur son ouvrage, découpait soigneusement tout ce qui pouvait obérer ce qu’elle était, à savoir ce corps volubile qui parlait de lui-même sans le secours d’aucun subterfuge, tout comme le jeu de l’enfant qui n’a nul besoin d’un objet pour faire surgir de son imaginaire, le château, la contrée tout autour et le chevalier sur son destrier fièrement caparaçonné.
Là, dans l’unité de lieu, d’action, de temps, identiquement à une tragédie classique et à sa règle intangible se renouvelait un geste si primitif, si originel, qu’il ne faisait pas plus de bruit que l’eau de la fontaine sur le lisse du pavé. C’était si beau d’assister à cet effeuillement, de voir l’arbre perdre peu à peu son habit, dévoiler la géographie de son tronc, faire l’offrande de sa nature profonde qui consistait à se laisser saisir, tel le chêne qu’il était, et non sous un inconsistant anonymat. Alors l’on se mettait à rêver de blanches racines avançant dans les meutes de terre, de fins rhizomes tapissant la voûte terrestre de ses mailles infinies. Maintenant, le meurtre du déguisement était presque accompli, le loup ôté, la perruque un lointain souvenir sur l’écran nébuleux du carnaval humain. Les cheveux coulaient vers l’aval tels de minces ruisselets, les épaules étaient si adoucies, si lissées de lumière blanche qu’elles en devenaient presque imperceptibles, deux grains de café brillaient dans la modestie en haut de la poitrine, la taille encore enveloppée d’un linge léger demeurait un pur mystère, les bas flottaient à mi jambes tels d’inutiles dépouilles, ménageant des plages de chair lumineuse à la consistance d’irréel et il n’était jusqu’à la discrète pliure du sexe qui ne fût devenue invisible à une vue distraite dans la rumeur simple du jour. Oui, combien le tableau était saisissant qui faisait penser à d’autres nativités, celle d’un Georges de La Tour où la venue en présence est comme suspendue à son propre événement ou bien dans le tableau de Lorenzo Costa où le corps est tellement transfiguré qu’il semble s’évanouir dans un songe bien au-delà des hommes et de leurs préoccupations. L’art disant le sacré, le rare, l’imperceptible que nul vêtement ne portera à son accomplissement. Tout comme cette buée que représente Nativité se défait de son existence pour se retirer dans son essence. Ceci, ce sentiment est si rare, qu’il ne peut que nous laisser sans voix et nous priver de parole, les usuels atours auxquels nous confions habituellement notre propre manifestation. Alors faisons silence !