Œuvre : Carly Waito.
Nous faut-il
Le mot et
L’absence
Pour sortir
De l’utérus de la terre
Et cogner nos fronts
A l’ouate des cieux.
(Poésie
De
Nathalie Bardou.)
Imaginons : nous sommes au centre de la Terre, pliés dans son ombilic ombreux, nous ne savons pas qui nous sommes vraiment. Peut-être simple veine d’humus dormant de son lourd sommeil. Peut-être filon de charbon en attente du jour. Peut-être simples bactéries que la courbe du temps métamorphosera en or noir, cette manne des envieux et des pressés. Mais, au-dedans de nous, nous sentons soudain comme une agitation, une longue vibration, nous distinguons ses harmoniques qui ricochent sur les parois de glaise. Nous sommes gagnés de l’intérieur comme si une parole impatiente avait à se dire, un message à être révélé. Cela tourbillonne et vrille longuement dans notre corps durci par la chaleur d’une lave si proche que nous en sentons la vive présence, la dimension de feu ordonnateur d’un cosmos. Car tout autour de nous est le chaos avec ses agitations et soubresauts dionysiaques, ses sauts de carpe, ses gigues qui touchent jusqu’aux racines du sol et y impriment de longues pulsations. Qui sont autant de doutes se posant comme de curieuses énigmes. Mais nous savons que nous n’en serons nullement atteints. Jamais le sabir, le salmigondis, les éructations verbales n’atteignent le sublime langage, cette parure de l’être qui brille de sa flamme de diamant. C’est cela le diamant, cette pierre durcie, ce quartz qui est comme la cristallisation de l’espace et du temps, cette durée éternelle qui surgit de l’étincelle, de l’éclair de l’instant et y demeure comme une certitude, une étoile accrochée à la courbure du ciel. Oui, maintenant est le lieu d’une conviction, celle d’être une gemme, c'est-à-dire une matière dans laquelle se recueille le mot ourlé de quintessence, s’élance vers la cime de notre demeure le poème toujours en retrait. Car le poème a besoin de recueillement et de silence pour dire ce qu’il est et porter son être à la connaissance des curieux qui le cherchent et, par avance, en goûtent la délicieuse ambroisie, en hument l’odorant nectar. Les sensations sont si vives qui tissent son architecture des colonnes d’une longue patience. Tout y est frise, temple aux volutes harmonieuses, chapiteau aux feuilles d’acanthe, dentelles de pierre qui tutoient les nuages, y dessinent l’empreinte de la beauté. Mais c’est à l’intérieur de l’édifice sacré, tel un complexe labyrinthe, qu’il faut aller chercher la source de sa présence, le don de sa révélation. Là, dans la nuit du monde, dans le linceul de ténèbres, voici que s’ordonnent les épousailles de l’ombre et de la lumière. Partout est le noir qui tapisse le ventre de la Terre, partout est le doute qui fait ses résilles d’angoisse et laisse planer ses rémiges funestes comme si, ici, ne pouvait avoir lieu que le domaine de Léthé, son éternel sommeil dont rien ne pourrait ressortir qu’un confondant et indépassable néant. Qu’un oubli sans forme, sans avenir, limité à sa propre aporie.
Mais au cœur du dense et de l’impénétrable, au milieu de la sourde matière, c’est la levée d’une gemme immémoriale dont, jamais l’on ne connaîtra le secret, l’on ne devinera la singulière alchimie qui a présidé à son apparition. Cela arrive, se déploie et comme la turgescence du végétal, gagne les zones du sens, y étale sa si belle parure. C’est de cet ordre, le poème, le langage, cela n’a pas d’origine, pas de lieu circonscrit, pas d’assise déterminée, pas de piédestal sur lequel poser les mots et les observer comme on le ferait d’un étalon métrique ou bien d’un objet familier qui, d’emblée, nous livrerait l’entièreté de son existence. La naissance de l’être-disant est pure survenue de soi dans l’orbe des choses. Comme une brume nait de l’étang ou bien l’oiseau surgit du ciel qui le porte et l’enfante comme l’un de ses possibles et innombrables prédicats, de ses infinies virtualités, de ses puissances d’actualisation. C’est pour cette raison d’une présence énigmatique que le poème nous touche et, le plus souvent, nous bouleverse. S’étonne-t-on de la feuille de l’arbre, du nuage, de la conversation mondaine dans le salon bourgeois ? Non, ceci coule de source, ceci est une évidence et nous poursuivons notre chemin sans même nous retourner. Le poème nous rive à notre être dont l’essence est homme-disant, le seul sur Terre qui dispose de cette royauté, le seul à habiller ses lèvres des fleurs épanouies des significations. L’on dit « abeille » et c’est un essaim qui bourdonne et dirige son vol dans l’éther sans limite. L’on dit « arbre » et c’est le palmier qui agite sa fine chevelure sous le souffle de l’harmattan. L’on dit « océan » et ce sont des milliers de vagues ourlées d’étincelles qui dessinent pour nous la frange d’écume du réel. Inimitable langage qui est notre gemme intérieure dont certains font si bon usage, alors que d’autres n’en perçoivent que les arêtes grossières, la non encore venue au jour de la pierre affinée, de son cristal qui éblouit les yeux terrestres afin que, préparés, ils s’ouvrent enfin aux espaces célestes où habite la braise de l’esprit, où rougeoie le foyer incandescent de l’âme. C’est ainsi, nous ne sommes jamais hommes qu’à nous élever du sol de poussière, à longuement planer, tout comme l’oiseau de proie, bec recourbé, serres ouvertes, ailes largement déployées, globe des yeux dilatés afin que rien ne nous échappe d’une esthétique toujours présente, d’un sens faisant ses milliers de cercles tout autour de notre meute de chair.
Tout ceci qui vient d’être évoqué, nous le retrouvons dans la belle poésie de Nathalie Bardou, en mots simples, en impressions allant à l’essentiel. Une gemme ne se remarque qu’à sa singularité, à l’économie exacte qu’elle met en œuvre, à la vérité qui s’en dégage, telle le fil de la pierre qui délivre son unique éclair sous le jour qui le féconde de son juste regard. Alors, bien pénétrés de l’exception que constitue le poème dans la marée des signifiances diverses, il ne nous reste plus qu’à oser une interprétation, toujours approximative, toujours éloignée de son objet puisque, par définition, nul poème ne saurait être porté devant la conscience qu’à y figurer sous l’une des nombreuses esquisses sous lesquelles il peut apparaître, aucune n’en épuisant vraiment le sens. On regarde une gemme plutôt qu’on ne la commente !
Nous faut-il Le mot et L’absence – C’est d’abord une question qui se pose. Une question angoissante. Être une gemme et sortir De l’utérus de la terre est rien de moins qu’une manière de prodige, sinon d’impossibilité parfois. Tant de « poètes maudits » ont confié leur sort à la vertu de l’absinthe, aux sortilèges du peyotl ou bien aux hallucinations de la mescaline. Sortir de la nuit originelle à l’aune d’une drogue, plutôt que de demeurer celé dans cette obscurité, cette ombre (surtout à ne pas confondre avec la nuit donatrice de poésie), ces ténèbres qui ceignent le front et créent la douloureuse cécité qui détourne de la Muse avec pour demeure l’aile noire de Thanatos. Car, pour le poète, ne pas écrire est rejoindre le néant et sentir le souffle acide du Rien. Sortir de l’utérus de la terre, comme le dit si justement ce beau poème. Toute naissance au langage, surtout dès qu’il s’agit de l’expression poétique, est douloureuse parturition, passage par d’étranges fourches caudines, épreuve des forceps avant que ne se dilate le tunnel dans lequel on était prisonniers, tels les infortunés hôtes de la caverne platonicienne en attente, un jour, de découvrir cette belle lumière solaire par laquelle être et parvenir à l’extrémité de sa péninsule humaine. Et cogner nos fronts A l’ouate des cieux. Combien cette dernière métaphore est inspirée qui dit, en un subtil oxymore, le front comme cimaise de l’homme à confier à l’aire céleste. Seulement le front doit se cogner à cette ouate qu’il vise comme accueil souverain, plénier, manière d’empyrée où déposer celui que l’on est devant les dieux en même temps que l’offrande de ses mots que constitue tout poème. Est dite la douleur d’enfanter, est dit aussi le drame que traverse tout poète lorsque, au sortir d’une longue et éprouvante nuit, brille sur la page, telle une Pierre de Lune, le poème « tel qu’en lui-même l’éternité le change » pour reprendre le si beau dire mallarméen. Lequel dire clôturera ce bref article sur un autre vers de l’auteur symboliste :
« Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! »
La « nuit d’Idumée », cette haute métaphore où la nuit se présente comme le tombeau du poète en une certaine manière, sarcophage de pierre dont il ne ressortira qu’à l’aune d’une nuit blanche, sans sommeil. Nuit claire sur laquelle il faudra laisser la fiévreuse empreinte des mots. Seule certitude pour que L’absence soit comblée. Ecriture comme plein entre deux vides. Ecriture comme une étoile entre deux nuits. Le poète est toujours d’essence stellaire, cosmique. C’est là le prix de son immense solitude !