Tempera acrylique fusain sur toile
Œuvre : Dongni Hou
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« Jamais créature vivante n'avait été engagée
si avant dans le néant. »
Victor Hugo
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Comme peut l’être une icône
Vous voir dans cette posture si dénuée d’intention, livrée à la contemplation comme seulement peut l’être une icône, abandonnée en une certaine manière au souffle de l’air, au lisse de la lumière, au luxe de cette chatoyante teinte de pêche suffisait à emplir mon esprit du bonheur de qui se livre en sa vérité. Nulle affèterie, nulle pose qui eût fait de vous un être livré à quelque commerce séditieux, à quelque entreprise située hors d’une naturelle évidence. Il en est ainsi des êtres simples qu’ils se dévoilent entièrement, qu’il n’est point besoin de chercher ailleurs qu’en eux la définition qui les révèle en ce qu’ils sont : des formes immédiatement saisissables dont, cependant, une indispensable réserve les retient sur le bord d’une révélation qui en déflorerait le mystère. Car jamais paysage n’est plus désiré qu’à se dissimuler derrière la courbe d’une colline, la touffe d’un boqueteau, la résille d’un rideau d’arbres qui en accentue la sublime beauté.
Cette immatérielle coiffe
Cette immatérielle coiffe qui flottait sur votre visage comme s’il coulait d’une pluie d’étoiles, combien son teint était rassurant, reposant, si bien qu’on l’eût volontiers inscrit dans le cadre d’un boudoir romantique, clarté flottant à l’entour des choses avec la subtilité que met une rose-thé à illuminer le céladon qui l’accueille. Vous voir était sérénité. Vous voir était plénitude. Demeurer là, ne point différer de soi, sentir en son âme le fluide souple de la joie se fût annoncé comme la seule voie possible. Seulement le temps fait tourner le sablier, fuir les gouttes d’eau dans l’écoulement imperceptible de la clepsydre. Seulement il faut consentir à exister à défaut d’être une image dans un volume dont les pages seraient immobiles, unique poudroiement dans un lieu invisible.
Passion bretonne
Charles-François Daubigny
Le village de Kérity en Bretagne
Source : Wikipédia
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Voyez-vous, les associations d’idées sont curieuses. L’harmonie dont vous étiez le centre de rayonnement, instinctivement, je la rapprochais de cette belle toile de Charles-François Daubigny qui peignait le village de Kérity en Bretagne. Le Peintre de l’Ecole de Barbizon, l’aviez-vous inspiré, lui qui avait imprimé dans sa toile la même couleur élégante, un genre de flottement infini, une façon qu’avait le paysage de traduire l’équanimité d’un état d’âme ? Pâte de la peinture jouant en écho avec cet air de gravité mélancolique que vous affectiez avec, il faut en convenir, une certaine noblesse. Oui, je sais, mon discours, au risque de vous heurter, paraîtra contradictoire. Comment conjuguer, dans un même espace, joie et son contraire ? Sérénité et sa valeur opposée, cette sourde inquiétude qui ourle les traits les plus accomplis d’un voile mystérieux ? Mais c’est bien là la valeur d’un être que d’apparaître en son retrait et de demeurer dans une ombre salvatrice. Car un jour trop vif en effacerait la belle présence. Car une nuit hâtive en détruirait le si doux spectacle.
Si étrangement lointaine
Être : demeurer. Prise dans l’efflorescence de la toile si semblable à un nectar, vous étiez cette demeure dans la confusion des heures. Vous étiez à peine dissociée de ce fond dont vous émergiez insensiblement comme si quelque chose vous retenait en arrière de vous. Un souvenir dont vous ne pouviez vous détacher ? Une réminiscence enfantine qui vous clouait à des temps de nostalgie ? La silhouette de l’Aimé qui s’imprimait en creux dans la niche secrète des sentiments ? Vous étiez là sans y être vraiment. Vous étiez présente à même votre absence. Etrange dramaturgie qui vous rendait si étrangement lointaine. Vous étiez, peut-être, une simple créature de roman, un vers échappé d’un poème, une méditation si évanescente, si fluide que l’on ne pouvait faire l’économie de la méditation de Victor Hugo : « Jamais créature vivante n'avait été engagée si avant dans le néant». Comme si le néant, soudain, différait de sa cruelle abstraction pour livrer la forme d’une énigme. Insoluble, évidemment.
Au loin, la mer
Y avait-il autre chose à faire, alors, afin de tâcher de vous approcher en quelque façon que de décrire l’œuvre de ce précurseur de l’impressionnisme ? « Impression clarté naissante », telle était l’assertion en clair-obscur que me dictait votre surprenante présence. Etiez-vous différente de ce paysage qui figurait tel un calque ? De ces demeures confondues avec la ligne d’horizon ? Je me plaisais à vous imaginer semblable à un territoire dont j’eus pu faire ma possession à seulement le regarder. Le ciel est cet airain que féconde la lumière venue d’un illisible nadir. Les nuages s’y posent avec la légèreté d’une écume. Les maisons sont basses qui disent l’amour de la terre, l’abandon aux racines, la fixation au socle qui amarre et attache les hommes à leur destin. Au loin la mer et ses meutes de vagues sombres, leur couleur de feuilles d’automne, leur tonalité éteinte partant au loin, là où plus rien ne se montre que l’illimité, le hors de toute mesure, le texte-palimpseste mêlant les eaux des abysses, les courants, les dérives. Au plus près les rochers tels des masses antédiluviennes dont on devine le lourd passé, dont on sent encore les confluences de lave et les écoulements pris dans la convulsion de l’écorce refroidie, bientôt une masse obscure trouée de bulles. Tout ceci est si immobile que toute progression s’y illustrerait à la manière d’une intrusion. Temps géologique qui gèle le temps humain, le rend dérisoire.
Dentelle à peine esquissée
Mais il faut s’éveiller de cette lourde léthargie. Mais il faut voir plus loin et trouver des idées nomades, des déplacements, des raisons d’entreprendre quelque voyage qui soit en mesure de nous soustraire à cette emprise bigoudène comme si ces rochers étaient le bout du monde, l’aboutissement d’un périple, l’accomplissement d’une vie conduite à son terme. C’est la dentelle à peine esquissée de votre coiffe qui m’a conduit en ce lieu de finistère qui résonne à la manière d’un espace prompt à accueillir l’idée d’une finitude proche. Il convient de différer de cette pensée minérale à la sombre beauté qui aliènerait si l’on se laissait aller à ses accents tragiques. Demander à une autre représentation de l’art de nous hisser un pied au-dessus de notre détresse.
Une autre coiffe
Une autre coiffe se dessine au loin dans les brumes de la poésie flamande. Celle, précise, exacte, belle comme un acte de piété que nous donne à voir Rogier van der Weyden, primitif né à Tournai aux alentours de l’an 1400. Non seulement les coiffes sont dans un subtil rapport d’homologie mais, détail bien plus frappant, les attitudes des deux portraiturées se montrent dans un geste identique de méditation profonde, hiératisme nous conduisant aux portes du sacré. Si tout art est d’essence religieuse et l’Histoire nous en rend raison, alors ici la trame est visible qui fait de la peinture l’acte transcendant par excellence. Et qu’est donc la transcendance si ce n’est la sortie hors de soi en direction de cette mystérieuse altérité qui nous dépasse, nous interroge et nous maintient en suspens ?
Illustration de gauche :
Portrait d'une dame
Rogier van der Weyden
Source : Wikipédia
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Même inclinaison de la tête. Même front bombé où gonfle la lumière. Le rêve semble intense qui fait ses arabesques dans le sanctuaire invisible où, peut-être, habite un dieu ? Comment jamais savoir ce qui se dissimule dans une pensée, se dissout dans le labyrinthe de la mémoire ? Si beau de seulement imaginer, de s’immiscer sous le glacis brillant de l’huile, de traverser les apparences, de connaître de l’intérieur ce qui, jamais, ne nous appartiendra comme une réalité. Seulement l’écart d’un songe, l’abîme d’une intuition. Être l’autre et demeurer en soi comme si un sublime don d’ubiquité nous habitait, lieu inimitable d’un alter ego réversible. Je-suis-l’autre-qui-est-moi. D’un seul empan de la conscience. Comme un acte d’amour en miroir. Alors il n’y a plus de différence. Alors mon langage est le tien. Je vois par tes yeux. Tu sens par mon âme. Je viens à toi par mes jambes. Tu es ce que je suis avant que je ne m’appartienne. Je suis ta vision du monde dont tu me fais l’offrande comme d’une parole ultime.
Ton image double
Voici ce que je ressens à ton image double, à ton apparence siamoise. Où commences-tu ? Où finit l’autre, cette réplique venue à ta rencontre du plus loin du temps ? Et le temps quel est-il ? Existe-t-il encore, vu sous le prisme de l’art ? Magnifique osmose qui confond en une même arche brillante cette Dame de la Renaissance flamande et cette Bigoudène que Dongni Hou transporte bien au-delà des contingences contemporaines. C’est une si belle impression de franchir des espaces que l’on pensait non miscibles, des durées que l’on croyait étanches, inconciliables. L’authenticité d’une œuvre se mesure seulement à ceci : la dissolution des catégories spatio-temporelles qui sont les paradigmes grâce auxquels l’homme indique sa terrestre présence. Regarder une œuvre et s’y effacer, s’y noyer comme si, tout autour le monde s’était évanoui, ceci est la marque du rare et du généreux.
Oui, immense marque de générosité, de don de soi qui définit le lieu où habite l’Artiste. Esquissant, traçant les signes originels de son dire sur la toile, rêvant à son projet fou (l’art est une folie ou bien n’st pas !), posant les premiers mots de sa fable, ici une nuance couleur de chair, là la courbure rose d’une pommette, là encore la douce pulpe des lèvres, plus loin l’ovale précieux du menton, la fuite du cou qu’estompe le nuage d’une inaccessible présence, Celle qui crée nous installe bien au-delà du monde ordinaire où règnent les soucis et bourdonnent les contrariétés. Tout s’ouvre. Tout se dilate et s’orne des lumières infinies d’une allégresse. C’est une ardeur qui fait sa rubescence au creux de l’âme et plus rien ne compte que cette levée du sens parmi les ténébreux corridors qui courent d’un horizon l’autre.
Bonheur infini du regard
Comment ne pas être fascinés par tant de grâce, par tant de simplicité, cette empreinte des choses justes ? Face à nous, dans le plus grand dépouillement qui soit (qui, paradoxalement est l’idée du luxe portée à son acmé), jouent en écho deux grâces infinies. Toutes deux nous disent en mode pictural le bonheur entier du regard lorsqu’il sait se faire l’exact découvreur de ce qui est à connaître. Regarder n’est nullement le fait d’une perception, fût-elle habile, entraînée à faire naître des sensations. Regarder c’est, contemplant jusqu’en sa chair ultime la beauté partout apparente, la porter au devant de soi et l’y maintenir le temps de sa propre métamorphose. Oui car l’art est le médiateur par lequel monter dans l’échelle des tons et découvrir le sien, le ton fondamental avec lequel nous avons à nous entendre.
Ces deux personnages à la douce carnation sont l’exact contraire des visages de cire d’un musée Grévin. Ils sont la vraie chair, plus vivante, plus réelle encore que celle que l’on rencontre habituellement dans la pente habituelle des jours, dans l’agonie de l’heure. Ceux-ci sont touchés par la corruption, ils se fanent, s’altèrent et sont marqués par l’irréversible force de l’âge. Ceux-là dont l’art est la révélation sont intemporels, inaltérables. Ils sont la chair du monde. Ils sont notre propre chair quintessenciée. La chair de l’amour lorsque, allégé de ses fardeaux de soucis et de peines il devient si diaphane qu’on peut le comparer à la belle œuvre d’Antonio Canova, l’Amour et Psyché dont le marbre transcendé flotte à une immémoriale hauteur. Ici est atteint l’empyrée et le dieu devient invisible.
Antonio CANOVA
(1757 - 1822)
Psyché ranimée par
le baiser de l’Amour (vue de dos)
Marbre
© 2010 Musée du Louvre / Raphaël Chipault.