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1 août 2017 2 01 /08 /août /2017 08:20
Difficile liberté.

                                        ICARE

               Œuvre :  Livia Alessandrini.

                      Villeneuve ©2007.

 

 

 

 

 

   Disperser les spores de la vie.

 

   Au début, il y a très longtemps, lorsque l’humanité était balbutiante, dans l’azur tissé de rien flottait un air de liberté. Un air seulement car les choses n’étaient encore nullement venues à soi et partout régnaient les vents contraires de l’irrésolution. Comme si le monde originel devait consentir à se déployer, à s’ouvrir ensuite pour accueillir la lente marche des humanoïdes. Ces derniers avaient, malgré tout, une impression de relative autonomie. Ils parcouraient les herbes jaunes de la savane, décimaient un troupeau dont ils faisaient leur quotidienne pitance, s’accouplaient bruyamment, dispersant les spores de la vie au hasard des rencontres, se couchaient, le soir, sur un lit de gravier, dans une ornière de terre ou sur une natte de feuilles.

 

  L’éclair de l’instant.

 

  La liberté ils ne pouvaient la concevoir du fond de leur existence archaïque et ce qui leur tenait lieu de pensée - quelques boules cotonneuses de sensations  amassées dans le réduit de la tête -, ne parvenait jamais à une réflexion qui pût excéder l’éclair de l’instant. C’étaient de brusques déflagrations, de menus orages mentaux, de minces éjaculations frontales qui s’épuisaient à même leur sombre profération. Un clignotement de lampyre dans la nasse étroite de la nuit. Auraient-ils eu accès à la vision du ciel et alors leurs cerveaux se seraient allumés à la beauté des choses, autrement dit auraient été imprégnés du luxe inouï de la liberté. Seulement leurs lourds bourrelets sus-orbitaux étaient des rochers qui mangeaient la moitié de l’éther. Se seraient-ils recueillis sur le bord d’un rivage, sur la lisière d’un lac, près d’un vaste océan et leurs yeux inondés de clarté eussent compris d’un seul empan du regard le libre écoulement des choses, à savoir le bonheur d’être là, inclus dans le paysage immensément disponible, manière de vis-à-vis d’une infinie conscience avec ce qui se donnait à voir.

 

   Abîme de l’aliénation.

  

   Seulement le lourd massif de leur corps, leur inclinaison en direction du sol, l’étroitesse de leur vue ne les distrayaient guère d’eux-mêmes et ils demeuraient ensevelis dans le sépulcre de leur laborieuse matière.  Cependant, tant qu’ils demeuraient dans le nid réconfortant de leur instinct grégaire - groupes de quelques dizaines d’individus -, ils avaient l’impression de posséder un refuge qui les exonérerait de bien des déconvenues. Le problème avait surgi des rencontres entre les différents groupes, l’esprit clanique avait alors enflammé les sangs et provoqué des affrontements sans merci, des luttes intestines, des guerres dont ils ne percevaient plus ni le début ni la fin. Ils avaient connu, sans pouvoir en formuler la nature, l’abîme de l’aliénation.

 

  Nœuds labyrinthiques.

 

   Que faire alors sinon donner lieu aux premières formes de la domesticité sur terre, à savoir élever des abris de boue et de branches, y loger la dalle d’un foyer et se protéger de la barbarie des autres ? Puis les progrès de la main, le façonnage artisanal, le génie de l’homme avaient abouti à la création de logis de pierre de plus en plus complexes avec leurs cellules distinctes, leurs couloirs, longues coursives qui couraient d’un bout à l’autre des édifices avec, souvent, des nœuds labyrinthiques, des complexités de dédales déployant à l’infini le sinueux dessin de l’habileté. Aux premiers temps de la mise en architecture du réel les habitants en avaient apprécié la dimension d’abri, le caractère fonctionnel, la commodité sans égale. La nature était loin qui faisait son bruit d’orage. Les autres étaient identiquement logés entre des haies de pierre et le monde tournait sans déranger qui que ce fût.

 

   Hiéroglyphes de la peur.

 

   Cependant, l’habitude étant mauvaise conseillère, les Existants eurent tôt fait de s’ennuyer. Certes ils connaissaient l’accalmie liée à toute protection mais, parallèlement, ils avaient renoncé à leurs mouvements hors les murs, à leurs longues déambulations sur la croûte d’argile, sous la verticale lumière du ciel. Ils avaient renoncé au peu de liberté qui s’était annoncée dès leurs premiers pas erratiques sur la courbe ascendante du destin. Alors on se mit à éviter les rixes, on se dissimula dans quelque sombre encoignure, on rongea son frein, on s’essaya à décapiter le temps à coups répétés d’imprécations, à griffures contre les parois de calcaire, y imprimant les hiéroglyphes de la peur, y incrustant les stigmates de l’angoisse. On ne pouvait le formuler faute de mots suffisants mais on était pris au piège, on était le membre d’une secte chtonienne, le matricule illisible d’un prisonnier assigné à demeurer dans son propre corps, à ne pas enfreindre ses limites. On était devenu son propre geôlier et l’on avait jeté au loin le sésame qui était le gage de sa propre libération.

  

   Etendards de la liberté.

  

   Tout espoir était-il aboli ? Certes non et ç’aurait été renoncer à l’essence de l’homme que d’en proférer la vibrante assertion. Dans la densité des murs, au milieu du fatras des ombres et des gorges étroites on s’affairait en secret. Icare et son père Dédale n’avaient-ils pas aperçu, planant au-dessus des meutes de briques, le vol aérien de grands oiseaux blancs, ces étendards de la liberté se déployant dans les courants sinueux du zéphyr ? Leur simple vue les avait illuminés et, dès lors, la clarté n’en finissait pas de faire ses remous dans la barbacane assiégée de leurs têtes. Il fallait sortir de cet enfer, gagner l’aire libre du ciel, il fallait devenir des êtres sans attaches, des égaux des mouettes et des goélands, des aigles royaux tenant dans leurs serres le disque aveuglant du soleil. Alors on n’aurait eu de cesse de réaliser l’artifice par lequel on échapperait à sa terrible condition. Des plumes éparses gisaient au sol qu’on tressa et assembla à l’aide de liens solides. On les enduisit d’une cire épaisse qui les tenait liées ensemble. On s’essaya à quelques volètements modestes, puis on s’enhardit et, un beau jour, on décida de prendre son envol.

  

   Toboggans d’écume.

 

   Les hommes dormaient encore, dissimulés dans les plis de leur inconscient. Seules des ombres denses tapissaient la complexité du labyrinthe. Les premières tentatives d’ascension furent timides, de simples frémissements de rémiges dans le jour qui naissait. Puis on arriva en haut des murs à partir desquels se dévoilait un large horizon : l’aire d’une totale délivrance opposée à la vie végétative d’en bas où s’épuisait la marche funèbre des souffles à la peine, des vies soumises à trépas. Quelle joie alors de s’immiscer dans les voiles d’air, d’éprouver la pente des toboggans d’écume, de rebondir sur le tremplin léger des nuages.

 

   Jusqu’à l’illimité.

 

   Le jeune âge d’Icare, sa fougue le tirent vers le haut. La perte de Dédale dans les remous d’un temps usé le maintient dans les basses irisations de l’atmosphère où la terre demeure à portée de vue. Icare est prévenu du danger qu’il y a à tutoyer les sphères supérieures du ciel, de s’exposer à l’intense rumeur solaire. Mais la jeune existence n’a cure des conseils et des préceptes d’un sage, celui-ci fût-il son père. Après la longue continence, après la privation de mouvements, comment résister à cette fascination de toujours agrandir les cercles de sa propre royauté ? Ivresse que de découvrir les fastes de sa puissance, pure félicité de se dire sans limites, de devenir l’égal d’un dieu qui possède tous les territoires jusqu’à l’illimité, l’infini.

 

   Péché d’arrogance.

 

   Le soleil est au milieu du ciel qui fait son immense tache blanche. Comment résister à la lumière, cette belle métaphore de l’être réalisé en totalité ? Seulement ceci, tracer en signes de feu sur le dôme de verre du ciel : LIBERTE - LIBERTE et l’accomplissement de soi est porté à l’extrême pointe de la conscience, dans la sublime effervescence qui, jamais ne connaîtra de fin. Mais voici que Dédale, découragé par tant d’audace et d’effronterie inconsciente disparaît à même la ligne d’horizon qui devient son tombeau. Mais voici qu’Icare condamné par son péché d’arrogance n’en finit pas de chuter en direction de ce labyrinthe dont il avait cru s’échapper, qui s’annonce comme le terme du merveilleux et trop bref voyage. 

 

   Tête dans le vertige.

 

   Oui, c’est bien le problème de la liberté que présentait cette fable ou bien cette fantaisie mythologique. Et, au terme de l’aventure, voici ce qui s’annonce à la manière d’un simple et évident postulat philosophique. Tous les hommes, depuis les premiers balbutiements préhistoriques jusqu’aux modernes délibérations posant l’individu en tant que son maître absolu, toutes les postures donc ont établi la liberté essence indissolublement humaine. Sans doute cette assertion se vérifie-t-elle mais d’une manière fragmentaire non comme vérité une et définitive. Existant au sens propre, c'est-à-dire échappant au néant, nous nous affirmons autonomes dans l’acte de vivre. Mais notre pouvoir s’arrête à cette extraction. Ne pas être, puis paraître et tout est dit de notre affranchissement du réel. Comme si le geste de notre venue au monde s’affirmait naïvement, identique à notre possibilité singulièrement étriquée d’un libre arbitre. Unique détermination qui, le reste du temps, nous laisserait les mains vides, la tête dans le vertige et le cœur scandant les pulsations de l’angoisse qui nous sépare de notre finitude.

 

  Etique liberté.

 

  Etique liberté. Peau de chagrin qui se rétrécit avec les inlassables assauts du temps. Notre naissance ne nous appartient pas, nous ne décidons pas du terme de notre vie et dans l’intervalle bien des déterminismes, des aléas, des contingences nous distraient d’une voie que nous aurions choisie, d’événements dont nous aurions infléchi le cours si la faculté nous avait été octroyée d’en décider ainsi. Si la possibilité d’une liberté existe quelque part - et sans doute faut-il la postuler afin de ne pas désespérer -, toute relative fût-elle, elle constitue un bien précieux. La seule certitude qui puisse nous être allouée comme l’offrande d’exister : la liberté n’est nullement une entité qui nous serait extérieure, que nous irions saisir en nous réfugiant entre les murs de hautes fortifications ou en gagnant les espaces éthérés à la manière de tous les Icare qui postulent un ailleurs peut-être afin d’éviter la confrontation avec leur propre présence. Dans la mince histoire ici proposée, Dédale-le-réaliste trouve sa propre issue en disparaissant dans la fente de l’horizon, sa mort si l’on veut être plus précis. Car, même s’il survit à son fils, il n’en devient que l’ombre portée, la survivance coupable après que l’inconcevable a été accompli : fournir à sa descendance l’objet-ailé par lequel celui-ci accède à sa perte.

  

   Pour te nommer Liberté.

 

   Icare quant à lui a voulu transcender son propre destin en le mesurant à la majesté sans pareille du Soleil. Péché de jeunesse qui le précipite dans une chute sans fin - elle rappelle la chute biblique de l’homme exilé de l’Eden. L’Artiste nous restitue Icare comme cette forme si semblable à l’airain - l’invincibilité -, alors que le visage est tétanisé - la perte de soi -, que le corps se rigidifie, que les ailes de l’émancipation infinie ne sont plus que les rameaux dispersés de la peur, l’annonce d’une limite ontologique qu’il faudra franchir, manière de rachat du péché d’orgueil. Vouloirs être libre, pour l’homme, revient aussi à réaliser les conditions de son aliénation. Toutes les tentatives de différer de soi s’équivalent. Aussi bien le saut en direction des étoiles, aussi bien la fuite dans la faille terrestre de l’horizon, cette image de la temporalité en son irrémédiable aporie. Pour cette raison d’un ténébreux dénuement face à l’innommable, le Poète Eluard a écrit ces mots éternels :

 

« Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer

 

Liberté ».

 

   Seule liberté : coïncider avec soi. Demeurer en soi. La liberté n’a nulle extériorité. La liberté n’est pas une réalité : un sentiment à l’impossible, une inclination à ce qui pourrait être. Hors ceci, pure illusion par laquelle notre chemin avance sur une ligne de crête avec l’abîme pour seul horizon. Seule la Poésie, ce langage sublimé, cette parole quintessenciée peuvent nous ramener au centre de notre être, là où exister veut dire être libres. Là seulement. Nulle part ailleurs. L’art est liberté !

 

  

 

 

 

 

 

 

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