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7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 08:25
Toute représentation n’est que de soi.

Un hommage à Norman Rockwell.

Livia Alessandrini.

Villeneuve 2009.

 

 

 

 

   [ En guise de préambule : ceux, celles qui sont familiers de mes textes auront déjà repéré la résurgence itérative de thèmes qui semblent agir à la manière de clés symboliques inscrites dans une « vision du monde ». Au titre de ces clés, par exemple, la référence fréquente à Rembrandt et à son clair-obscur (dialectique du blanc et du noir, de la vérité et du mensonge…) ; l’allusion à Léonard de Vinci et à son célèbre sfumato (ce flou qui s’annonce comme la marge imaginaire du réel) ; le concept lacanien du Stade du Miroir (comme saisie, par le tout jeune sujet, dans sa prime enfance, de sa propre présence au monde). Ces allers et retours, outre qu’ils s’enracinent dans une perception esthétique, se montrent en tant que schèmes fondamentaux qui traversent la psyché humaine, imprimant en cette dernière les arêtes d’un mode d’exister. Rarement pouvons-nous faire l’économie des fluences qui nous animent, leurs sources fussent-elles oubliées.

   Force des archétypes qui gravent en nous la nécessité d’un trajet, d’un cheminement dont nous pourrions penser qu’il ressortit à l’action impitoyable de la lame du destin. Sans doute les choses sont-elles plus simples qui attachent les ramures de notre subjectivité à telle ou telle expérience, telle ou telle affinité qui fait son cheminement dans l’ombre de notre inconscient sans que nous en sentions la force résolue. Donc, ici, se retrouvera sollicité ce qu’il faut bien nommer « paradigme d’une nouvelle connaissance » dans l’ordre de la psyché, ce Miroir qui nous attire, nous fascine et, paradoxalement, nous porte à notre être en même temps qu’il nous y soustrait. Car voyant notre image, aussitôt nous soustrayons à notre propre réalité l’artefact d’une représentation.]

 

 

Toute représentation n’est que de soi.

Johannes Gumpp Autoportrait 1646.

Premier exemple de triple autoportrait dans la peinture.

Source : Wikipédia.

 

 

   Commencer par Johannes Gummp.

 

   Si ce peintre nous intéresse c’est bien par la mise en scène de l’autoportrait qu’il inaugure sous l’étonnante figure du triptyque.

   * Premier volet : le reflet dans le miroir.

   * Deuxième volet : l’artiste vu de dos.

   * Troisième volet : l’image du visage de l’artiste posé sur la toile.

   Mais ce qui étonne n’est nullement l’originalité du traitement du portrait. Ce qui, au premier chef, interroge, sinon plonge le Regardant en position d’embarras, c’est bien le rapport que cette œuvre pose au fondement de la vérité. Du personnage Johannes Gummp nous ne saisirons jamais qu’une façon de clair-obscur (allusion à Rembrandt), un genre de sfumato (regard en direction de Léonard), un reflet (prise en garde de l’optique lacanienne). Ce qui revient à dire que le Peintre se dérobe, s’efface constamment au gré des divers plans de parution dont il nous fait l’offrande. Oblativité d’une main qui se hâte de se retirer de l’autre. Comme si un mystère ne pouvait être percé.

   * Qui est celui de la personne ?

   * De l’être qui en traverse la présence ?

   * De l’art qui est toujours cet ineffable qui fuit à mesure que l’on essaie de pénétrer en ses arcanes ?

   Une triple invisibilité, un triple effacement, une triple biffure qui viennent nous dire le tremblement de l’ineffable, l’impermanence du phénomène. En effet, tout instant dont on essaie de déplier les feuillets qui l’animent se métamorphose constamment en cette fugue d’éternité qui, toujours, nous échappe. La technique de mise en abyme, ici utilisée dans l’œuvre exposée au Musée des Offices, paraît jouer en écho avec le motif apparemment incontournable de la disparition. Et, au premier chef, avec celui de l’irréalité, de l’illusion, d’une manière de comédie que l’exister jouerait afin de se voiler alors même qu’il semble consentir à se dévoiler.

   * Le visage dans le miroir n’est qu’un halo qui se diffuse dans le tain de la glace.

   * Le visage réel est dissimulé par la forêt de cheveux.

  * Le visage de la toile n’est qu’un habile assemblage de pigments que la blancheur du subjectile nous renvoie sous l’espèce d’un mirage.

   Trois donations qui, en réalité, se réservent et n’écrivent que les mots impalpables d’une inatteignable fiction. Nous qui regardons, par un simple effet de participation ou de contagion  à la limite d’une dissolution, notre forme devient floue, « clair-obscure », si l’on peut dire, évanescente, aussi surprenante que la première impression du tout petit enfant observant la projection de son être sur la vitre magique qui lui adresse la parole virginale de qui il est, comment sa conscience s’informe, son corps se donne à voir, pareil à l’image émergeant de l’ombre dans la mystérieuse alchimie de la chambre noire, cette « camera obscura », la bien nommée, puisqu’elle ne se livre qu’à paraître sur fond d’obscurité.

 

   Poursuivre avec  Norman Rockwell.

 

Toute représentation n’est que de soi.

Norman Rockwell à l’œuvre.

Source : Histoire d’arts.

 

 

   Avant d’en arriver à la proposition picturale de Livia Eléna Alessandrini, il convient de regarder le modèle qui lui sert de trace, d’empreinte, de chemin pour se découvrir, elle-même,  en tant qu’œuvre. Nous ne nous attacherons nullement aux détails qui ne constituent qu’une mise en contexte, une simple constellation au centre de laquelle se déroule l’essentiel du propos plastique. C’est donc du visage de l’artiste dont il s’agit, de la tournure qu’il prend pour se porter au jour, se manifester en tant que cette singularité qui l’affecte en son fond comme une chose à nulle autre pareille.

   Traitement de Rockwell avec, en abyme,  la proposition de Johannes Gumpp. Si d’évidentes similitudes peuvent apparaître, dans la disposition topologique des sujets représentés, dans la mise en situation du personnage multiple du peintre, lequel se situe au centre géométrique de l’image, encadré qu’il est par ses avatars, ses incarnations dans la chair de l’œuvre, ses déclinaisons qui sont tout autant temporelles que spatiales. Il y a un avant du geste dans le regard qui scrute le miroir, un après du geste dans la forme qui se dépose sur la surface de la toile, ces mutations indiquant l’écoulement de l’instant, sa fluidité et, pour finir, sa fixation dans ces esquisses, ces couleurs, cette figure qui se donne à voir au plus près du réel qu’elle prétend représenter.

   Mais le réel qui vient à nous dans son évidence est-il si aisément reproductible au point que le facsimilé qu’il nous propose serait l’exacte duplication du modèle, son double ontologique en quelque sorte ? Mais ici l’on sent bien la limite du discours logique, son inadéquation  à faire du réel une identité qui serait reproductible dans sa vérité à l’aune d’un geste artisanal ou bien artistique. Ce que l’œuvre nous délivre, y compris dans les arts d’imitation les plus raffinés, ce n’est jamais CE visage de chair et de sang qui seul donne la mesure de l’humain, mais seulement UN artifice, un genre d’invention fantasmagorique jouant sur une autre scène que celle où fait fond l’immanence ordinaire des choses. C’est d’une tout autre réalité dont il est question sauf à prétendre qu’homme et art s’équivalent, sont le même, peuvent se confondre dans l’orbe d’une identique émergence existentielle.

 

   Fin de parcours avec  Livia Eléna Alessandrini.

 

   L’œuvre de Livia est donc un abyme au second degré, abyme de l’œuvre de Rockwell, laquelle se reflète dans cette autre œuvre qu’on pourrait qualifier « d’originaire » de Johannes Gumpp. Ainsi s’édifie toute culture qui procède par strates successives, sédimentations de faits anciens, recouvrements formels et sémantiques. Ce qui nous est donné à voir aujourd’hui est une fable dont l’histoire a commencé en des temps qui ne nous sont plus accessibles, sauf par le truchement d’œuvres ou de reproductions mécaniques. Cependant, si l’original s’est effacé, n’est plus visible, son propos nous parvient à la manière d’un écho assourdi chargé d’un sens que la modernité n’a pas altéré, mis en lumière selon d’autres canons, d’autres alphabets, d’autres comportements esthétiques.

   Alors, maintenant, comment mesurer l’écart de l’œuvre contemporaine par rapport à celle de l’artiste Américain ? D’une manière qui n’est nullement cryptée, qui se rend du reste immédiatement visible, nous percevons où se situe le décalage, où réside ce qui apparaît comme prise de liberté. Là où, chez Rockwell, l’image du miroir délivre un calque du visage de l’artiste aussi fidèle qu’on puisse l’imaginer, chez Livia le subterfuge est patent, la transgression affirmée, la sédition consommée. En lieu et place du visage qui devrait déplier son être sur le miroir, c’est l’ombre portée du corps qui surgit comme projetée par une étrange lumière d’outre-vie. Comme si la scène était regardée depuis un ailleurs, peut-être celui d’une méta-physique (autrement dit ceci qui outrepasse la physique, la nature), qui nous surprendrait, existant au monde sur le mode de l’étrangeté. Car si à l’intérieur de notre monde, celui que nous côtoyons quotidiennement, les choses semblent aller de soi, comment en irait-il d’arrières-mondes si, par extraordinaire ils existaient et pouvaient juger de notre bizarrerie, de nos confondants us et coutumes ? Rêve d’un dieu, mirage d’un prédicateur fou, hallucination qui portait en ses plis la juste mesure, idéale, parfaite, absolue qui n’est jamais que le rêve d’un enfant dans sa touchante puérilité, sa naïveté, sa confiance en définitive, sa croyance en une explication située hors de lui, qui prétendrait le sauver. Une terre transcendante en quelque façon.

   La projection ténébreuse sur la face hallucinée du miroir décrit l’exact trajet inverse de celui décrit par Lacan sous le beau vocable « d’assomption jubilatoire » lorsqu’il commente la pure joie de l’enfant prenant acte de sa présence et de son inaliénable identité à laquelle s’attache l’arche d’une liberté sans partage. Ici le processus est inversé qui pourrait recevoir le prédicat de « chute déceptive » pour ne pas dire « funeste », comme si se confronter à sa propre représentation confinait au geste du meurtre. Se voir afin de mieux se détruire. Bien évidemment, dans cette interprétation à la limite de l’autoportrait dans sa triple apparence, s’insinue plus qu’une insoumission, une pure et simple opération de déconstruction du sujet qui s’annihile à même l’ombre que sa présence produit, ou, plutôt, son absence. L’extrême est atteint en son aporie. Le ciel ouvert de l’être qu’aurait dû logiquement délivrer le reflet dans la glace se voit entièrement obéré par cette sourde cécité, par ce regard tronqué qui n’appelle que l’horizon de la terre de l’exister, sa fermeture, son irréversible contingence.

   Le déhanchement de l’artiste, son irrépressible tension, sa question au bord d’un vertige afin d’apercevoir qui elle est se solde par cette brutale énigme, cette réponse qui n’en est nullement une, genre de néant venant à l’encontre avec son caractère d’irrémédiable obturation. Un verrou est tiré qui scelle l’œuvre à n’être que cet appel dans le vide, comme Simon du désert prêchant une prophétie sans témoin au milieu du mirage des dunes et du souffle aride de l’harmattan. Oui, de l’harmattan, ce vent inhospitalier qui assèche le paysage et le noie dans une extrême invisibilité. Plus rien n’est alors reconnaissable, pas même le visage d’un monde pourtant familier. Tout est relégué au centre d’une ombre sous laquelle les choses ne se discernent plus, ne se distinguent plus les unes des autres, parole si confuse qu’elle confine à une aphasie en tant qu’événement prédictif d’une mort du langage. Le monde ne serait plus dicible !

  

 

 

 

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