... Ireland ...
Photographie : Gilles Molinier.
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Eire - Eire - Eire
Trois fois élémentaire
Terre - Eau - Eire
Eire - Terre - Eau
Eau - Eire - Terre
Pure vivacité de ce qui est
Ton fondamental
Blanc - Noir - Gris
Seulement ces trois notes
Pour dire le grand écartèlement
De la vie
Le minéral en son origine
Le géologique en sa demeure
L’homme enraciné en sa pierre
Sous la multiple confluence des vents
Près des eaux aux larges estuaires
Dans l’extrême limite de soi
E.I.R.E
Dire en quatre lettres
La totalité des choses
Rien ici ne manque
Qu’un Feu ultime qui se déploie
Loin là-bas où ne sont plus les hommes
Le solaire est aboli
Qui entaillerait
Lacèrerait les yeux
Mordrait le fragile
Calcinerait la peau
Ici est le Pays du Clair-Obscur
Une fois la lumière
Une fois l’ombre
Rien entre les deux
Sauf le gris
Qui ponce
Médiatise
Unit en un seul et même mouvement
La pensive inquiétude des Êtres
Le bruit du rien sur la lande
La course folle du vent
Dans la crinière des chevaux
La rumeur de l’heure
Sur les visages criblés de son
Et le silence
Partout le silence
Qui vrille les tympans
Erode le socle de terre
Use la force du granit
Une étrangeté
Une présence-absence
Une vacuité sans fin
Qui traverse l’onde
Ruisselle au ciel de nuages
Glisse dans la fente ouverte de l’horizon
Nul passage
Qui offenserait cet indicible
Nulle conscience que celle du paysage
Inapparente
Mais tellement donnée
Mais tellement intuitive
Pleine
Rien qui ne paraît sauf
L’immédiat de sa donation
Nulle mascarade
Nulle affèterie
Tout ici et là dans la pure évidence
De sa simple configuration
L’unique se donne en son entier
Sans réserve
Sans retenue
Sans regret
Dépliement du sens
En sa grâce originelle
Comme le lieu d’une
Vérité sans faille
Du mot à lui seul
Devenu phrase
Devenu texte
L’anse des rochers est noire. Noire de suie. Noire de bitume. Noire de sa propre noirceur. Les pierres se sont soudées sur leur singulier mystère comme si, connaître les instances de la matière constituait une impensable effraction. Laisser reposer le présent infini dans le luxe de sa longue mutité. Donner aux choses l’espace libre de leur propre écho. Pourquoi chercher à sonder, pénétrer, forer lorsque tout est en paix, que l’évidence est cette lumière belle qui bourgeonne, cette densité de mercure, cette oscillation entre deux eaux, ce battement de la mémoire identique au dépliement des jours et des nuits depuis que le monde est monde ? Pourquoi ? L’initial chaos s’est assagi, est rentré dans l’ordre. La roche ne fond plus, la lave est éteinte dont les vagues refroidies sont ces étalements diluviens au centre desquels l’eau de cendre et de plomb vient étaler sa peau glacée que parcourent des sillages d’écume, cette neige qui fond et se reconstitue au gré des courants, des forces intérieures qui animent la matrice première, la travaillent tel un inconscient abandonné aux pulsions de ses primitifs instincts.
Le poème ici est toujours levé
Rien qui pourrait le distraire
De son chant crépusculaire
De sa fugue d’aube
De sa plénitude méridienne
Tout est toujours là
Dans la souplesse inventive
Du Temps
Dans l’accueil sans réserve
De l’Espace
Dans la fluide disponibilité
De l’estompe
Juste une note
Sur le cercle assoupi
D’une clairière
L’Océan du ciel est gris, on le dirait à sa perte, enlisé dans sa propre finitude. Et, pourtant, jamais il n’a été aussi vivant, genre de corne d’abondance destinant à la plaine liquide le réseau dense de ses célestes navigations, de ses continuelles errances, des réaménagements de sa géographie de pluie et de brume, de songes et de réelle présence. Ciel qui façonne et médite la dense complexion de ces roches qui encore portent en elles le régime bouleversant de la parturition qui les a livrées au monde. L’eau en ses stigmates blancs est un reflet du ciel, une pure mouvance calquée sur le rythme des cumulus, les caprices des nimbus. Et ce rocher surgi de l’eau, cette masse brune si semblable à un antique animal marin, que serait-elle si elle était privée de cet étincellement gris, sourd, de cet éther qui le regarde et en appelle la nécessaire manifestation ?
L’air, ou est-il l’air dont l’invisible demeure nous questionne en notre fond ? L’air cet inapparent qui ne se montre jamais qu’à l’aune du souffle de vent, de la courbure de la pierre, du mur qui est censé l’arrêter, de l’arbre décharné, usé par tant de passages assidus, l’air ou est-il lui qui incruste dans les visages des hommes les sillons de la joie, mais aussi du questionnement, de la souffrance ? L’air est médiation qui fait se rencontrer l’aire libre du Ciel, la lourde nécessité de la Terre. Rien, nulle part plus qu’ici, sur ce sol métaphysique d’EIRE, ne montre avec plus de pertinence la rencontre immémoriale des éléments, leur osmose. L’eau naît de la terre que le ciel restitue dans l’étrange parcours de son brouillard, dans cette pluie qui noie tout, maisons et hommes, animaux et objets en un unique chant triste, mélancolique mais poétique, si infiniment poétique. Sans doute nul sol, nul ciel, nulle terre ne sont plus apparentés à une si étrange mélodie inquiète du monde. On regarde. Les yeux boivent la confondante fugue qui se joue en écho entre les parois occlusives du réel. Monde dans le monde avec ses propres lois, sa turbulente logique, sa fenaison d’impressions voilées, sa collation d’événements intimes. Closure du silence sur lequel ne peut avoir de prise que le silence lui-même. Entendrait-on une voix se lever ? Ce ne serait que la sienne que d’autres voix, sans doute, ici dans la basse chaumière blanche, près de l’âtre ; là dans la fumée grise du pub ; encore plus loin sur la meute d’herbe rase que paissent d’intangibles moutons, ce ne seraient que paroles pliées dans d’autres paroles, boules de laine grise, germinations issues de leur propre mystère. Car, étrangement, en ce non-lieu, toute chose ne se rend jamais libre qu’à jouer en écho avec le semblable mais dans l’orbe du secret, la pliure du pudique, le non totalement révélé de ce qui est.
Rien ne se lève de rien qui ne s’y est déjà accompli en quelque endroit. Rien ne peut être fragmenté, isolé, séparé sauf dans un effort conceptuel, une certitude de la Raison cherchant à enfermer, dans une élémentaire logique, la fluence de ce qui toujours advient à la manière d’une eau de source dont l’écoulement jusqu’à son estuaire, son évaporation, sa venue au nuage, sa dispersion en bouquets de pluie ne témoignent que du même être, de sa métamorphose, non d’entités multiples, séparées, entre lesquelles ne règnerait que l’injonction d’une limite. EIRE unitaire en sa belle moisson d’images. Pour cette raison d’un lien indissoluble des hommes, du paysage, seule la photographie en noir et blanc peut rendre compte de cette nécessité de relier entre eux les signes patents d’une harmonie. Rien ne saurait être ôté de ce qui est présent. Ni la tristesse infinie de l’homme qui fume au rythme de l’accordéon, ni l’alcool qui incendie les veines, ni le mur de pierres qui court loin avec son troupeau de maisons basses, ni l’architecture violentée de l’arbre dans l’air coupant, ni ces ruines qui se hâtent docilement sur le dos harassé de la colline, ni ces herbes d’eau dans le prolongement desquelles est une île dans la blancheur du jour dont jamais on ne saura si notre esprit l’a inventée, si elle demeure là de toute éternité.
Le poème est levé
En cette belle terre
D’Irlande
Lui dénier
La vérité de sa manifestation
Serait nier sa propre présence
Sur cette Terre
Qu’il nous faut habiter
En Poète
La seule urgence
Qui soit
En L’Eire