« Histoire brève »
Œuvre : Barbara Kroll
***
« Et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait.»
Flaubert - « Un cœur simple »
*
Sais-tu combien l’on ne voit des Autres qu’un fragment ? Tu croises un Quidam dans la rue. Tu es inquiète. Tu es curieuse. Cet Inconnu te plaît, d’emblée, sans même que tu te sois posé la question d’en connaître la raison. Mais pourquoi donc ton cœur a-t-il battu la chamade à seulement en voir la mince silhouette ? Un genre de tourneboulis qui confine au vertige. L’impression délicieuse de n’être plus qu’un flocon emporté par le vent. Un abîme qui se creuse mais empli du doux sentiment d’une présence qui chante, du recueil dans l’intime d’une source vive qui, jamais, ne s’éteindra. Rien, désormais, ne te fera grâce d’un oubli. Comme ces ritournelles qui vissent leur cantilène au milieu de ton front, qui ne te laisseront nul répit.
Tu es rentrée dans ta chambre sous les combles. Le ciel de Paris est gris. Entre perle et argent. Cet indéfinissable qui scelle ton destin et donne la mesure à ton être fantasque. Jamais tu n’as eu de lieu réel où t’amarrer. Une éternelle ramure du jour à l’insatiable ressourcement. Jamais de halte ou presque. Les heures telles des chutes de pluie dans la gorge d’un aven. Seulement des gouttes résonnent dans le vide dont tu ne saisis que l’infime clapotis. Maintenant te voici livrée au doute d’un regard si furtif. A-t-il au moins existé ce Passager anonyme sur le trottoir de ciment blanc ? N’a-t-il été pure hallucination, produit de ton imaginaire ? Je te crois si prompte à élaborer un conte, à y dresser des personnages de papier, à projeter sur la scène de ta solitude les êtres qui pourraient en abréger la peine.
Depuis ma mansarde, située plus haut que la tienne, je t’aperçois posée sur un carré de toile bleue. Sans doute ton lit. A moins que ce ne soit un sol revêtu d’un tapis. Tout ceci, ce flou, cette approximation du regard dont tu figures le foyer, m’inondent de plaisir simple en même temps que je demeure seul face à mes approximations, à mes doutes. Je te connais si peu. Une médiation de mansarde à mansarde. Parfois je t’aperçois scrutant le ciel mais je ne peux savoir si ma propre image s’imprime sur l’écran de ta conscience, si je ne suis, simplement, une poussière perdue dans le cosmos ouvert de ta rêverie.
Sais-tu combien il est douloureusement joyeux d’en demeurer à cette proximité dans le lointain ? Tu m’appartiens à seulement tracer ton esquisse. Je prends mon pinceau fantasmatique. J’en trempe l’extrémité dans un rouge amarante dont je trace le double sillon de tes cuisses, l’arrondi de tes genoux, la chute de tes jambes. Oui, tu es infiniment là, dans ta demi-nudité, plus offerte qu’à te présenter à moi dans le luxe d’un sofa qui résulterait d’un rendez-vous, d’un dessein, fût-il amoureux. Maintenant, ma brosse est enduite de ce jaune soufre qui dissimule ton sexe, abrite la plaine de ton ventre, fait de la baie de ton ombilic cet illisible point à la recherche de lui-même. Certes je suis réduit aux conjectures. Et quand bien même elles seraient fausses, je n’en tirerais nul plaisir plus vif qu’à faire de toi le motif d’un tableau. Nul ne m’ôtera cet amer dont mon être reçoit le don à seulement jeter mon regard au rectangle qui délimite ta forme. J’y devine une Jeune Femme aussi fragile qu’exigeante. Une manière de déesse qui ne se donne à voir que dans l’immédiat retrait. Est-ce là le feu de ta volupté ? Est-ce là l’unique possession que tu concèdes aux autres, qui constitue ta part accessible alors que l’essentiel se distrait des regards ordinaires ?
Réduit au soupçon, je n’en subis nulle contrariété. Sans doute sais-tu, comme moi, qu’on ne possède jamais une chose qu’à mieux en accroître la distance, à la dissimuler derrière une haie de suppositions, à la cacher aux yeux à l’aide d’une résille qui n’en laisse paraître qu’une géographie éparse. Une colline, ici, avec ses boqueteaux, une rivière bordée d’aulnes, un rivage brodé de calcaire où flottent les galets. C’est ceci que nous sommes, des lieux successifs, des lumières dans le cercle des clairières, des ombres glissant dans le clair-obscur des vallons. Est-on si assurés du paysage qui vient à nous que nous le donnerions pour argent comptant ?
Parfois aurait-on la tentation, avec Flaubert, de sentir ces « flocons d'écume » dont notre existence trace la continuelle entaille. Ils neigent devant nos yeux dérobés, ils désertent les creux de nos paumes, ils effacent au sol les traces de nos pas. Vois-tu, en définitive, que reste-t-il du bel Inconnu qui a traversé le sable de ton désert ? Que subsiste-t-il de toi dans cette posture existentielle à la si courte rhétorique ? Et de moi, quelque chose prendra-t-il racine dans ta fibre de chair qui n’ait la consistance du vide ? Nous sommes des êtres du peu. Des « Voyageurs de l’impériale » qui ne connaissent du monde que son empreinte de poussière, du ciel que ces nuages après lesquels les enfants courent sans bien savoir qu’il s’agit de nuages. Peut-être de simples cerfs-volants dont la longue traîne, jamais n’a de fin ? Peut-être !