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25 août 2018 6 25 /08 /août /2018 19:39
Piliers de la Nuit

                       Le temple du noir

             (série "Graphique par nature")

                Copyright Denis Davoult

 

 

***

 

 

   [Cet article sur cette belle photographie de Denis Davoult est à entendre comme faisant signe en direction de la relation signifiant/signifié en peinture. Elle joue en écho avec sa gémellité linguistique. Tout mot a deux faces : l’une qui nous regarde, qui est sa manifestation, l’autre qui est invisible, qui en est le signifié, autrement dit l’indéfectible miroir. Ces colonnes du « Temple noir » sont des mots qui appellent leur complétude, tout comme l’Amant (Orphée) attend de l’Aimée (Eurydice) le comblement de son être. Toute œuvre portée à sa cimaise est en souci de ceci : resplendir à partir de sa nuit afin qu’une lumière paraisse, initiant le jeu d’une désocclusion au terme de laquelle l’œuvre parlera et se laissera entendre telle la vérité qu’elle est. Une fois de plus il est fait appel, d’une manière complémentaire à l’image,  à l’art subtil de Pierre Soulages afin d’illustrer notre propos, lequel souhaite faire émerger un sens à partir d’une proposition plastique aussi singulière qu’esthétiquement lumineuse. Certaines Figues de l’art sont incontournables à la mesure du saut interne qui s’y accomplit. Alors, pourquoi nous retiendrions-nous de sauter ?]

 

**

 

   Piliers de la Nuit, vous êtes teintés de blancheurs océanes, de rumeurs d’étoiles. Tout en haut, le ciel est de suie, les nuages sont d’ébène qui dissimulent Céphée et Cygne, Véga est un point perdu dans la flaque bistre, la Lune un pâle reflet qui jouxte Capricorne. Nuit, tu portes au firmament la longue peine des hommes, tu déploies la bannière de leurs rêves si loin dans l’espace que, sans doute, ils n’y ont même plus accès et les images se brouillent dont ils ne saisissent que quelques haillons. Il faut dire l’extrême difficulté de tutoyer les « portes de corne et d’ivoire » (Gérard de Nerval), d’en franchir le seuil, de déboucher dans le monde invisible, dans le désert habité des perles périlleuses de l’imaginaire, des diamants de la folie aux fascinantes facettes. A peine ton œil, aventurier Rêveur, en a-t-il aperçu les inquiétantes icônes et, soudain, tu es perdu pour la communauté des Vivants et, déjà, tu vogues près du Tartare aux étangs glacés et, déjà, ton âme est esseulée qui n’échappera au marécage des émois, aux tourments et aux tortures.

   Piliers de la Nuit, vous êtes beaux parce que redoutables. Jamais l’on n’est attiré par la facile vision, l’objet à portée de la main, l’évidence, là, qui fait sa mince comédie et n’attend que d’être déchiffrée. Piliers de la Nuit, sur vos puissantes colonnes, encore quelques traces du jour, quelques reflets des désirs des Humains qui ne songent qu’à rejoindre la satanique alcôve où brûle l’alcool capiteux de l’amour. On dit la Nuit l’intercesseur des plaisirs, seulement parce qu’il y a mystère à s’enfoncer dans ses plis, à éprouver son bouillonnement, son effervescence au gré desquels s’approcher de l’ensorcelante Mort, en jauger l’attrait puis, tel Orphée, sortir des Enfers suivi de son Eurydice. Mais Eurydice meurt d’être seulement regardée. L’Amour est nocturne ou ne peut être !

   Dans le sein de la Nuit il faudrait demeurer de façon à ce que sa propre passion ne s’éteigne et l’objet sur lequel elle porte. Mais les Hommes sont curieux qui, toujours, après le baiser de la Petite Mort, veulent connaître l’embrasement du jour, la dague tranchante de la vérité. Alors ils sortent de l’ombreuse caverne, orphelins, privés de l’Aimée et l’infini vortex s’empare du centre de leur être et recommence l’éternelle quête de Celle-qui-manque. (Au regard de ceci, tout poème est d’essence orphique, lui qui cherche sa propre signifiance, cette perte à jamais). En réalité c’est leur vide constitutif que les Egarés veulent combler. L’auraient-ils accompli que leur incessante pérégrination nocturne prendrait fin car, en eux, au sein d’une multiple confiance, rougeoierait la gloire de leur plénitude. De ceci seulement ils sont affairés car l’Autre, toujours, est de surcroît. Car l’Autre est constamment présence destinée à obturer une absence. Oh, ceci, ils ne le reconnaissent nullement. Il y aurait indécence à en formuler la tranchante affirmation. Et pourtant, du fond de leur lucidité - cette lumière -, ils savent que l’enjeu fondamental est celui de la solitude dont, jamais, la condition n’est envisageable. Solitude est lieu du pur non-sens. Alors ils lancent des filins dans toutes les directions de l’espace, espérant, ici, dérober un flocon d’existence, là, l’écume d’un don.

   Tout ceci qui apaise et situe au plein de son être, les Esseulés l’entendent en tant que Jour venant dissoudre Nuit, Lumière effaçant Ombre. Les Artistes - ces consciences avancées -, en sont les habiles metteurs en scène qui font surgir du noir de la nuit la clarté qui pourrait les en affranchir. Ainsi Pierre Soulages qui édifie son Temple de « l’Outre-Noir », cet astucieux concept esthétique hissant de l’obscur cette lueur hautement signifiante, comme si la toile scarifiée tirait de sa propre matière l’essor nécessaire et suffisant permettant de s’abstraire d’un trop aliénant coefficient de réalité. Passage dans une manière « d’outre-monde », non péjoratif cependant puisque transcendé par l’art, il conduit aux cimaises qui n’ont plus d’attaches terrestres, seulement la fluidité d’une pure Idée. Ici, d’un coup de spalter vigoureux ou bien d’outil cranté, l’Artiste-Orphée se sauve tout en sauvant son Œuvre-Eurydice car c’est du Noir lui-même (l’Obscur, le Tartare) que se lève la grâce éclairée d’une sortie hors-monde (« l’Outre-noir »), là où même la Mort ne saurait frapper, elle qui manigance ses sombres desseins et affûte sa faux dans l’ombre portée des Condamnés.

   Si la Mort fomente ses basses œuvres afin d’atteindre un Au-delà, qui ne saurait avoir de nom, ni de sens, si ce n’est celui d’un dogme falsifiant la matière même du réel, elle ne saurait avoir de prise sur cet « Outre-noir » qui est tout sauf l’antre d’une métaphysique. Si cette dernière, la métaphysique,  clive d’une manière radicale la dualité Matière/Esprit et donc sans qu’il soit aucunement possible d’établir une continuité de l’une à l’autre (sauf par l’entremise du Saint-Esprit), la Matière Noire de Soulages tire de son propre événement les conditions mêmes d’une modulation de son être qui ouvre un nouvel espace de figuration. Il résulte de la translation du corps physique de la peinture en son aura spirituelle, ce nouvel « espace mental » - selon la belle désignation de son inventeur -, lequel, s’il semble se détacher de son fondement, n’en garde pas moins des attaches qui le relient au monde de la perception-sensation, ce que, bien évidemment, ne saurait faire la métaphysique en son idéologie offensant la réalité, lui faisant violence au prix d’une rupture de la signification habituelle attachée aux enchaînements rationnels des causes et des conséquences.

   Si « l’Outre-Noir » ne saurait pour autant se définir par un strict rapport d’influences communes entre la matière et son effervescence sous la forme lumineuse, cependant un lien existe entre ces deux états de la vision. Il est semblable au rapport du signifiant (le noir) et du signifié (l’envol lumineux) en linguistique qui, dans le cas qui nous intéresse ici, est la transformation de l’œuvre terrestre et matérielle en son sens spirituel qui en accomplit la totalité signifiante. C’est un peu comme si la face noire du tableau du Peintre était l’avers d’une pièce de monnaie qui épiphanise son être, alors que ce dernier serait son envers, là où il dévoile son essence, et la carnèle, cette mince lisière (les stries où vibre la lumière) jouant le rôle médiateur entre les deux faces de cette même réalité. Puisque, aussi bien, un étant ne saurait se priver de son être, vérité bien entendu corrélative.

   Souhaitant mettre en exergue cette insaisissable présence, Henri Focillon utilisait la métaphore du « halo » (tout aussi bien on eût pu lui substituer celle de « l’écho ») -, halo à l’aune duquel la forme plastique s’envisage à la manière d’une « fissure » qui autorise sa propre dissolution par laquelle physique et spirituel s’entr’appartiennent sans que l’on sache bien définir le lieu de leur rencontre. La chose essentielle demeurant ce sens qui se lève de la forme initiale, la portant à l’entièreté de sa présence. Seuls les Voyeurs des œuvres qui en appréhenderont cette étonnante dimension seront au foyer même de ce qui se dit dans ces énigmatiques polyptiques qui vibrent depuis leur centre d’irradiation.   

   « Piliers de la Nuit », médiateurs du dicible et de l’indicible, du signifiant et du signifié, du visible et de l’invisible, « vous êtes teintés des blancheurs océanes, des rumeurs des étoiles ». Voici, nous avons fait retour aux prémisses de cet article. « Blancheurs », « rumeurs » sont les manifestations à la limite d’une invisibilité de ces lourds piliers qui en falsifient la présence. De simples lueurs en irisent la surface, glissent, éclairent la matière dense, profonde, immuable, pachydermique à proprement la nommer. « Blancheurs, rumeurs », telles les incisions du signifié sublimant le signifiant, le portant à son être. Le hissant des ténèbres auxquelles sa nature opaque le destine tant qu’une parole ne s’est annoncée pour en effectuer la mise en relief. Tout est toujours relié à l’ouverture de notre entendement. Le monde ne se dévoile qu’à cette mesure. Se comprendre dans le monde, décrypter la forme qui y apparaît en tant que cette sibylline effigie, c’est devenir soi-même forme interprétante dont le sens est la figure obligée. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’au risque d’une éternelle confusion.

   Cette image dans sa simplicité, dans le procès dialectique du noir et du blanc qu’elle institue, en actualise l’étonnante question. C’est pourquoi elle nous requiert telle notre ombre qu’il nous faut porter à la lumière. Ainsi est la voie de tout destin humain.

  

 

 

 

 

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