" En attendant la pluie... "
« Le grand bleu du ciel avait donc une fin...
Elle nous est venue la pluie
Il nous est venu le froid
Ils nous sont venus d'Angleterre »
Photographie : Alain Beauvois
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L’évidente question que nous pose cette belle photographie est de nous placer FACE à la beauté. « Face » veut dire que nous y sommes frontalement exposés sans qu’aucune fuite ne soit possible de notre part. Chacun sait, pour l’avoir au moins une fois expérimenté dans sa vie, que la chose belle nous fascine et nous maintient en son pouvoir tout le temps que dure son rayonnement. Il faut l’arrivée de la nuit, l’appel de l’ami ou bien un événement fortuit pour nous arracher à sa puissance d’aimantation. La chose belle : une femme, un bouton de rose, les veines noires d’une pierre, la nature lorsqu’elle assemble, en une stupéfiante synthèse, formes, lignes, couleurs. Nul ne peut être insensible à la courbe adoucie de la dune, au miroir étincelant des rizières, au moutonnement d’écume de la mer, aux élégantes silhouettes des porteuses d’eau afghanes que rehaussent les montagnes nimbées de brume dans le lointain, qu’essentialisent les maisons d’adobe teintées d’ocre, telles que nous les restitue Charles Luke Powell. Et ceci n’est nullement une digression. Voir « Paysages de la sagesse » de ce pénétrant photographe et, longtemps, les images nous hanteront de ses ciels, de ses terres, de ses hommes. C’est là la force d’une représentation devenue rare telle l’icône. Son horizon nous habite comme le vol de l’oiseau dans l’illisible éther.
Tout là-haut, au plus loin des hommes, le ciel est une mer d’encre et de cendre rehaussée de touches identiques aux éclats d’un métal sombre. La palette est infinie qui assemble turquin et bleu-vert, qui joue sur persan clair alors que denim vient renforcer l’impression quasi-nocturne de fin du monde. La nuance est si riche, si préoccupée de fournir le langage exact de ceci qui vient à la rencontre de l’œil. L’œil est une gemme ouverte sur la pureté des phénomènes, la pupille un diamant noir aux facettes immensément aiguisées, rien ne lui échappe de la joie, de la douleur aussi. Car ces deux émotions sont coalescentes, jouent en écho la belle aventure de l’humaine dimension. Si nous regardons ce paysage avec une entaille à l’âme, c’est en raison de son insoutenable beauté. Oui, il faut parler en termes d’oxymore, faire s’affronter dans un même combat ce qui nous élève et nous terrasse d’un même geste de la vision. Apercevoir l’Aimée est toujours pur bonheur que vient saper, en sourdine, la crainte de la perdre. Rien n’est jamais précieux que ce qui peut se distraire de nous, échapper à notre pouvoir, se diluer et ne plus être qu’une trace ineffable quelque part dans un souvenir aux contours flous, incertains. En une certaine façon une « petite madeleine » dont la saveur se serait enfuie dans la nuit du passé.
Ciel et eau sont à peine séparés, seulement une longue ligne noire qui semble disjoindre imaginaire et réel. Imaginaire du ciel où disparaissent le vol des mouettes et des sternes. Réel de l’eau, de la terre. On peut les toucher, palper leur texture, enduire son corps d’une chape de sable. Ils nous rassurent, nous amarrent à un sol qui, à force d’être foulé, devient une manière de lieu originaire. Il n’y a plus de hiatus entre celui qui regarde et ce qui est regardé. Le front est un fragment de l’infini. Les doigts sont des rayons de lumière bleue. L’ombilic est la graine où le monde entre et essaime sa belle floraison. Les pieds sont les spatules qui connaissent l’intimité du concret, sa densité, le tremplin par où s’essayer à un possible chemin.
La mer est agitée, parcourue de sillons d’eau blanche, des remous s’y inscrivent comme pour nous rappeler qu’à tout ciel lisse, limpide, de l’été, succède, dans un cycle immémorial, l’automne avec ses contrariétés, ses brusques orages, ses tempêtes, son subtil et équivoque équinoxe où le jour ne le cède à la nuit qu’avec regret, des rébellions y impriment la riche symbolique du paraître et du disparaître. L’automne est un point de bascule, une perte (du moins le croyons-nous), et c’est pour ceci que la nostalgie nous atteint avec ses brumes mélancoliques, duo inséparable qui nous requiert à l’intérieur même de notre enceinte de peau. Bientôt, tel le loir, nous hibernerons. Notre chair aura oublié l’embrasement de la lumière. Nos gestes seront plus gourds, nos instincts ralentis. Nous serons si près d’habiter un terrier, de renoncer à l’effusion, de regagner une grotte primitive, celle-là même que nos ancêtres hantaient de leurs silhouettes de suie.
La plage est en demi-teinte. Une zone claire, une autre sombre. Qui semblent jouer la partition entre un temps donateur de joie et un autre spoliateur de liberté. L’eau s’y alanguit à la façon d’un échouage. Tout en bas, des graviers amassés signent la frontière du continent aquatique. Dernier rempart qui protège encore des assises du quotidien, de son habituel ennui, de sa monotonie souvent. Les villes sont si stéréotypées avec leurs codes mondains, leurs rituels consuméristes, leurs longues caravanes de gestes qui se répètent à l’envi. Cette barre diagonale des brisants glissant sous la lame d’eau est comme la projection des soucis de la terre qui viendraient chercher, dans l’eau lustrale, une manière de ressourcement. C’est à son exact point de rupture que surgit la question de la beauté. Une dague de bois fichée dans la plaine marine, y ouvrant un pertuis par où tout ce prodigieux et fragile équilibre pourrait trouver son brusque épilogue. C’est le point focal de l’image, celui grâce auquel le Photographe construit son œuvre et nous sollicite tel un Voyeur lucide. C’est le noyau germinal d’où tout part, où tout arrive. Toute beauté ne peut qu’être une pointe, la partie acérée d’une lame, un épi de faîtage ouvert à la lumière, disposé à l’éclair, accordé au tonnerre. La beauté est interrogation. De notre présence à nous les hommes qui se doit d’être une éthique accueillant une esthétique. Beauté est vérité ou bien n’est pas. Nul faux-semblant n’en peut circonscrire l’être, nulle affèterie en déterminer l’essence.
La beauté est une totalité qui nous englobe, tel le langage pour l’homme. Nous dépendons de la beauté de la feuille, de celle des ocelles du léopard, de celle du rubis des lèvres d’une Inconnue. C’est elle, la beauté, qui nous guide et nous appelle. Elle se donne à nous dans un geste d’oblativité si rare que, parfois, nous ne l’apercevons pas. Nous ne faisons que lui correspondre, non l’anticiper et créer les voies de sa venue comme le croient les ingénus. Beauté est lumière. Nous ne sommes qu’étincelles. Il y a perpétuel aller et retour entre ce qu’elle est et qui nous sommes, à savoir ses déchiffreurs, ses Champollion. Toute beauté-vérité est de nature hiéroglyphique. Elle demande l’incision du regard, la libre disposition de l’esprit, l’emplissement de l’âme à son coefficient le plus accompli. Là seulement peut avoir lieu l’épiphanie du sublime. Oui, ces termes qui paraissent emphatiques sont ceux-là mêmes dédiés au Sacré. Mais que serait donc la beauté si elle ne faisait appel à ce « sentiment de présence absolue » que Rudolf Otto désignait sous le terme de « mysterium tremendum », terreur et mystère réunis qui nous arrachent temporairement à notre condition humaine afin d’en connaître la quintessence. Ici, il ne s’agit nullement de religion, de foi en un objet mystique, seulement de notre propre possibilité de nous élever à la pointe de notre être. Si rares en sont les circonstances.
FACE à cette belle image, il nous est demandé de prendre la place du Photographe, d’en rejouer la subtile émotion (peut-être le frisson), cette jouissance de soi, de l’autre (le paysage), dans le creuset d’une identique naissance. En cet instant d’intense solitude la nature ne se donne en tant que belle qu’à l’aune du regard qui en parcourt le prodigieux registre. Nature me regarde que je regarde : la beauté en est la singulière confluence. En cet instant de cette évocation, comment ne pas penser (cette référence est récurrente dans mes articles) à « Voyageur contemplant une mer de nuages » de Caspar David Friedrich, image-archétype de la beauté portée à son incandescence, à savoir posant et déployant largement la porte du sublime.
« Le Voyageur contemplant une mer de nuages »
Caspar David Friedrich
Source : Wikipédia
Le personnage vêtu de noir, pantalon et redingote austères, est le parangon même du Romantique confronté à son propre destin. Enigme de ces rochers sombres qui surgissent tels de funestes annonciateurs de faits qui, toujours, pourraient menacer d’advenir. Leur socle repose sur de bien étranges abysses. Jaillissement de l’eau claire qui manifeste la vie en son éclat, sa gloire, cette constante effervescence traversée, parfois, souvent, des convulsions du doute. Pyramide de la montagne dans la brume du devenir et le ciel, au-delà, qui fait son bruissement céleste pareil à la venue d’une Terre Promise. Confronté à ces brusques dialectiques existentielles, ce Voyageur est celui qui erre entre les deux pôles identiquement aporétiques du fini et de l’infini, de l’ouvert et du fermé, de la joie et du tragique. Son sort est d’être balloté entre deux flots. Il n’est jamais que ce courant, cette polarisation qui se crée entre deux tensions adverses, celle de la naissance, celle de la mort. Or, regarder le sublime EN FACE, c’est interroger cette tête de Janus à deux faces, une d’ombre, une de lumière, c’est, sous le masque de la comédie et du burlesque, déceler la grimace sépulcrale qui en anime les provisoires facéties. Peut-être beauté et sublime sont-elles les deux figures essentielles au gré desquelles faire se dévoiler la chair intime du monde avec laquelle nous avons affaire puisque nous participons de son événement.
Que dire en conclusion qui ne soit ni trop léger, ni trop entaché de tristesse, sinon que cette photographie est belle, que les hommes sont beaux, que la Terre est offerte, que l’harmonie est partout disponible. Et c’est bien parce que nous sommes mortels que nous pouvons affirmer ceci. Serions-nous, tels les dieux de la mythologie, éternels, la beauté ne nous atteindrait nullement. A toute chose il faut un terme. Des limites. Une figure qui en cerne les contours. Qui donc pourrait parler de la beauté de l’infini ? Qui donc ?
« Le grand bleu du ciel avait donc une fin...
La beauté pouvait venir ! »