« J'écris avec l'encre rouge,
les feux qui nous brûlent » - CC.
Photographie : Catherine Courbot
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T’en souvient-il des jours d’école en cette veille de rentrée ? La torche de l’été consentait enfin à abaisser sa clameur, les vignes viraient au pourpre, les joues se teintaient de carmin sous la poussée des premières fraîcheurs. T’en souvient-il ? Le cœur était poinçonné à la morsure d’automne et une troublante nostalgie faisait son feu en quelque endroit indéfinissable du corps. Chacun s’agrippait à un souvenir, à une plage inondée de soleil, à une terrasse ombragée où l’on se restaurait entre amis, devisant joyeusement du temps qui passe. T’en souvient-il ? Combien alors, tout était facile et l’existence avait la forme d’un cercle accompli dont nul n’eût pu altérer la courbe parfaite.
Mais voici, je te parle maintenant du bord de mer, du rivage qui est un début et une fin à la fois. Un début pareil à une naissance, une fin pareille à une mort. Car il faut bien dire les choses et les situer dans le réel. Souvent sommes-nous trop absents à la tâche de nous connaître et nous nous évadons vers un ciel traversé d’idéal, ourlé d’une possible éternité. Mais tu sais, comme moi, la faille pouvant s’immiscer dans la trame serrée des jours, y ménager des entailles, de brefs coups de canif et c’est le revers du monde qui nous apparaît en sa nue vérité, le rouge est alors celui du sang partout répandu dont la terre s’abreuve comme elle le ferait d’une ambroisie maléfique. Pourquoi donc faut-il que l’exister se hisse ainsi du néant, encore habité de ces paroles vides qui ne sont que le lieu du rien ?
Sans doute me trouveras-tu bien pessimiste, ballotté par de noires pensées ? Mais c’est ainsi, la saison qui bascule, les heures qui s’amoindrissent, la lumière qui devient longue et lente, les premières feuilles jonchant le sol et me voici dans les excès romantiques, dans le débordement du sentiment. Mais pourquoi donc venir ici, sur cette plage que ne dérange nulle présence, et regarder l’horizon s’obscurcir et renoncer à son être ? Quelques nuages dérivent encore tout en haut du ciel. La boule blanche du soleil darde son œil inquiet sur l’eau étale de la mer. Un ferry glisse sans bruit avec sa cargaison de passagers anonymes. Qui sont-ils ces voyageurs de l’infini qui, peut-être, ne connaissent nullement le lieu de leur destination ? Certains de ces nomades maritimes seraient-ils marqués à l’encre rouge, marqués des feux qui brûlent l’âme - tu le dis si bien ! -, dont jamais ils ne reviendraient, genre de croisière sans but et sans objet ? C’est toujours un questionnement qui nous assaille dès l’instant où des hommes et des femmes, des destins donc, nous frôlent de si près alors que nous n’en pouvons saisir que la fuite, la chute à jamais dans un espace qui les attire et les distrait à nos yeux pour la fin des temps, à nos yeux qui voudraient savoir mais ne possèdent nullement les clés pour percer ce mystère. L’autre est toujours un mystère, tu le sais bien ! Nous le sommes déjà à nous-mêmes.
Combien d’amours sont ici embarquées qui connaissent leur aube ou bien leur crépuscule ? Combien de passions vives telles des amarantes ou bien décolorées par tant de rituels, d’habitudes, il ne demeure qu’une toile usée qui ne connaît plus la réalité de son tissage ? Combien de solitudes à la recherche d’une âme sœur ? Sans doute sont-elles légion mais comment les trouver, comment dire les mots qui unissent et espèrent ? La tâche est si ardue pour les cœurs solitaires, souvent ils renoncent avant même d’avoir tenté le possible.
Bientôt, ce navire ne sera plus qu’un minuscule point perdu dans la vastitude océanique, une île infinitésimale où erreront quelques spectres à la recherche d’eux-mêmes. C’est ainsi que les choses s’effacent, telle l’encre rouge du vieux Maître qui, un jour, nous fit le don de lire, d’écrire et, sur les cahiers du temps, la trace de sa présence est devenue illisible. Pourtant, pour nous, jeunes écoliers derrière nos pupitres, nous étions des enfants sages fascinés par ces belles paroles qui ouvrageaient notre présent, traçaient le sillage de notre avenir.
Ce n’est jamais sans une certaine tristesse, en ces jours studieux, que leur silhouette s’imprime sur l’écran du souvenir et l’émotion vacille, et la dette s’accroît de l’inestimable qui nous fut remis, qui, jamais, ne s’épuisera. Toujours nous sommes orphelins d’un temps qui fut, d’un livre d’école égaré, d’instants qui illuminèrent notre passé, quelques étincelles, encore, sillonnent le ciel de notre vision. Voici ce qui demeure, quelques gouttes de rosée au creux du calice d’une fleur, mais c’est déjà un tel prodige d’avoir vécu ceci, d’avoir éprouvé tant de sensations, engrangé tant de perceptions !
Vois-tu, en guise de voyage, souligné pour toi à l’encre rouge - une passion y traça ses beaux sillons - ce quatrain de François Coppée. Matinale ou vespérale la lumière est toujours beauté, le soleil est toujours merveille :
« C’est l’heure exquise et matinale
Que rougit un soleil soudain ;
A travers la brume automnale
Tombent les feuilles du jardin »