Vers l’embouchure du Courant d'Huchet
Photographie : Hervé Baïs
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Toujours l’image nous interpelle mais nous ne savons vers quoi, vers où elle veut nous emmener. Serait-ce vers l’abri de ses grains de lumière, ses réflexions, ses sursauts, la cendre qui l’habite tel le volcan au cœur de son île qui projette au ciel ses nuées grises ? « Grises », avons-nous dit et ce mot nous retient, nous livre à un suspens dont nous ne comprenons nullement l’origine. Pourquoi certains mots sont-ils animés d’un tel magnétisme ? En aurions-nous fait, un jour lointain, l’expérience et il ne demeurerait, sur l’illisible de nos fronts, qu’une palme d’air et le rythme lent d’une impénétrable mélancolie ? Ou bien « grise », était-elle la teinte d’un lac couché sous l’immensité minérale des espaces d’Irlande, cette terre d’infini qui tutoie le vertige du monde dans une manière d’ivresse, qu’un jour nous aurions croisée au hasard de nos songes ? Nulle Eire, ici, et pourtant ce luxe du demi-jour nous donnerait l’illusion de cette beauté celtique courant à ras du sol, cerclant la crinière des chevaux fous, ponçant le sol de granit avec une méticuleuse application depuis des temps immémoriaux.
Tous les pays, toutes les régions d’exacte mémoire - leur naissance n’est jamais oubliée -, aussi bien le magique Connemara que le singulier Courant d’Huchet viennent à nous dans la délicatesse et il n’est guère de plus belle aventure que de tenter de découvrir leur être, d’imaginer une fiction, peut-être, ou bien de tracer en nos têtes quelques arabesques qui en cerneront l’inimitable essence. Donc, on l’aura compris, cette essence est le gris, son existence le temps qui passe, jamais ne s’arrête et nous emporte au-delà de nous-mêmes sans même que nous en percevions le subtil glissement.
Le temps est lisse.
Le temps est continu.
Le temps est une parole mince,
qui susurre et vogue vers son destin
- qui est aussi le nôtre -, avec la noble assurance qui convient aux belles âmes. Mais alors, y aurait-il nécessité de détruire cette souple harmonie, de jeter une poignée de sable parmi le rouage régulier des jours et des heures ? Oui, c’est la tâche de l’homme que d’affûter sa lucidité, d’en faire un aiguillon qui transperce le réel, au risque, il est vrai, de quelques désenchantements, de quelques désillusions. Ne parle-t-on, comme un leitmotiv de la modernité, de « désenchantement du monde » ? A ceci qui sonne tel un abîme, est-il opportun de rajouter une touche de pessimisme, si ce n’est d’abrupt stoïcisme ?
Lire le temps de manière rapprochée, à la façon du myope, est toujours prendre le risque de métamorphoser son étonnement originel en soudain ennui et, le plus souvent, en angoisse. S’arrêter, regarder l’heure au cadran, en scruter les itératives scansions, souder son âme à ce mouvement circulaire incessant nous expose au danger d’être, simplement, un grain de sable dans le procès de l’âge que, certes, nous ressentons d’une manière interne, mais que nous refusons, consciemment ou inconsciemment, d’examiner d’une manière plus approfondie. Car alors nous aurions trop peur de saisir cette ride au contour des yeux, cette lèvre qui s’affaisse et peut-être tremble parfois, ces cheveux à la teinte hivernale couchés sous la blancheur des jours.
Bien sûr, l’on me dira que cet innocent Courant d’Huchet ne recèle nullement, dans sa parfaite objectivité, dans son réalisme le plus évident, la moindre once de cette sensation temporelle que j’y introduis à la seule mesure de ma propre fantaisie. Certes mais ce serait compter pour négligeable cette subjectivité toujours à l’œuvre qui façonne le monde à la hauteur de sa vision intime et en fait donc tout autre chose que ce simple événement de l’espace. Mais passons, ceci est sans intérêt et revenons au temps.
Tout en bas de l’image est le temps originel. On en perçoit ses battements, ses sillons qui tracent dans le sable les premiers balbutiements de leur venue à l’exister. Il n’y a pas encore de franche clarté au gré de laquelle les choses pourraient apparaître dans leurs exacts contours. C’est le domaine de l’ombre ou bien du clair-obscur, cette sublime entité qui dit, en un seul et même envoi temporel,
la joie et la tristesse,
le vrai et le faux,
l’ouverture et la fermeture,
l’amour et la haine,
la paix et la guerre,
la raison et la passion.
C’est un genre de coulisse où se trame le destin des Existants, à leur insu. C’est pareil à une tragédie antique avant que de ténébreux événements ne viennent affecter de leur irrémissible lourdeur la vie de héros soumis à des forces qui les dépassent et, toujours, les vainquent. Mais il y a aussi de plus lumineuses perspectives et alors chacun se réjouit de ne point faire partie de la race des héros !
La partie médiane, c’est celle du « Grand Midi », celle où l’heure flamboie, celle où l’homme, la femme, au sommet de leur puissance, créent, aiment, parfois dévorent ou mutilent. Car rien ne paraît pouvoir s’opposer à leur « volonté de puissance ». Ils conduisent leurs vies tel un gladiateur romain son char et, sur les gradins de l’arène, les pouces sont levés vers le ciel en signe de victoire, de succès. Rien ne saurait freiner cette frénésie la liberté et de pouvoir. Les hommes et les femmes, au faîte de leur gloire, sont en plein jour, baignés de la même lumière que celle qui frappe le Courant et lui donne les airs d’une plaque d’argent ou bien de platine dont nul acide ne pourrait venir à bout tellement l’assurance d’une invincibilité est présente qui irradie et les yeux des Vivants sont acérés tels de fulgurants diamants.
Le destin des erratiques figures que nous sommes s’arrête à la bande gris clair que ferme la blanche ligne d’horizon. La vaste plaine du ciel, ensemencée de nuages, est le domaine exclusif des dieux et aucun mortel ne songerait à en fouler l’éther. Les dieux sont terribles lorsque leur courroux se dresse contre les rebelles du genre humain ! Voici donc venue, pour les Marcheurs de longue date, l’heure du déclin. Leurs jambes ne sont guère assurées de les porter au-delà de leur vision qui est déjà bien limitée. Leur dos est voûté qui les incline vers le dernier repos que leur offrira la terre. Leurs gestes sont ceux des oiseaux lorsque, tout juste sortis du nid, transis de peur, ils battent maladroitement des ailes avant que leur premier vol ne les emporte dans les remous de l’air. Leurs mains tremblent dont, souvent, ils font un paravent placé devant leur visage, fragile barbacane qui, en réalité, ne les protège de rien, même pas de leur propre dénuement.
Oui, le temps est ceci qui nous arrache au néant, nous porte au-devant de nous avec la confiance et l’insouciance des bambins, nous projette au plus haut de nos existences dans le midi qui chante et brasille, nous incline à chuter dès que les forces s’épuisent et que la vue se couvre de funestes taches. Tout ceci est-il tragique ? Le Courant d’Huchet est-il tragique ? Bien évidemment ces questions sont inopportunes puisqu’elles ne mettent en jeu qu’un réel tissé de telle manière et non d’une autre, notre révolte tâchât-elle de se lever pour enrayer le cours du temps, le contenu de nos destins. Cependant cette vision du paysage n’est ni pessimiste, ni aporétique, elle n’est que le reflet de notre monde tel qu’il est, auroral et crépusculaire tour à tour, celui que nous vivons chaque jour avec ses plaines de lumière et ses ravines d’ombre. Mais nous n’avons nullement évoqué ces pieux massifs enfoncés dans la vase. Symboliquement, ils sont les barreaux de l’échelle que, chaque jour nous grimpons, tels d’hésitants Polichinelles qui ne savent le sort que leur réservera leur ascension. L’exister serait-il seulement ceci, se hisser toujours plus haut, toujours plus haut et ne nullement se retourner ? L’origine est si loin qui clignote faiblement ! Cependant il nous faut avancer. La halte serait si préjudiciable à nos moments de joie. Car toujours la paix est en soi qui fait son subtil rayonnement. Le bonheur n’a pas d’âge. Chacun peut en témoigner, l’aurait-il oublié !