Œuvre : Patrick Geffroy Yorffeg
« Il ne peut pas y avoir de belle surface
sans une terrible profondeur »
Friedrich Nietzsche
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Toujours notre regard est convoqué par les formes. Telle ligne qui fuit à l’horizon, tel cercle refermé sur son étrange mystère, telle enceinte où se loge la figure humaine. Comme si les formes, schémas directeurs pour notre vision, contenaient à elles seules l’entièreté du réel. Sans doute le contiennent-elles, en une certaine manière, pour la simple raison que le regard s’égare dès qu’il ne peut plus en repérer la subtile géométrie. Certes les teintes viennent à l’appui mais, pourrait-on dire, de façon secondaire, dérivée, comme l’ombre qui n’est que le halo de la lumière, son tremblement, sa projection. Les formes sont belles car elles nous indiquent la voie à suivre afin que nous ne nous égarions sur des chemins de hasard. Les enlèverait-on de la représentation et il ne demeurerait que des glacis de couleurs, des irisations, des zones ambiguës dont nous ne pourrions rien faire, sinon les inclure dans la climatique de notre âme dont nous savons bien, empiriquement, qu’elle est sujette aux plus grandes variations. Nous l’attendons ici, alors qu’elle est déjà là, en fuite d’elle-même si cependant il est permis de penser qu’elle puisse sortir de son site afin d’en connaître d’autres.
Lorsque les formes s’absentent, quittent le domaine habituel de nos perceptions dont notre sensibilité est le réceptacle, il ne demeure qu’une abstraction, une simple touche intellectuelle qui s’affilie à la nature même du concept. Toujours nous sommes désemparés lorsque notre conscience, en quête de repères, ne rencontre que ces surfaces colorées qui sont pareilles à un langage auquel nous n’aurions accès. C’est cette impression de flottement, d’absence de limites, de contours qui nous désespère et nous fait douter que, face à cette belle œuvre monochrome, un noir de Soulages, un bleu d’Yves Klein, nous puissions trouver quelque signification qui nous restituerait notre position d’être-au-monde. Si les formes assemblent, créent un foyer, une convergence, les teintes agissent a contrario, dispersent, se diffusent dans l’espace et font signe vers une sorte d’évanouissement. Si les formes se conjuguent pour créer de l’être, les couleurs s’annulent pour aboutir à du non-être. C’est pour cette raison que nous sommes toujours décontenancés par les propositions plastiques minimales qui jouent sur le registre d’une tonalité unique.
Alors, ce " Paysage d'outre-mémoire " nous rassure, qui se donne sur les deux claviers complémentaires des figures et des coloris. Si, comme le suggère le titre, nous sommes hors la mémoire, ceci veut dire que nous nous situons entièrement dans la présence du présent, dans cette singulière et rassurante touche de l’instant qui nous reconduit au foyer de notre essence. Autrement dit, nous ne sommes nullement dispersés, nous sommes ramenés à un genre de position originaire où tout coule de soi, où tout se dit dans la clarté. Ainsi ce ciel au noir profond est le nôtre, tout comme ces flocons aériens subtilement colorés qui mobilisent la gamme de nos sensations immédiates. Cette terre qui porte des formes connues, nous pouvons aisément en appréhender la texture, en connaître le doux, en estimer le rugueux, en un mot l’annexer à notre propre territoire avec le bonheur que connaît celui qui retrouve un ami depuis longtemps perdu de vue ou bien un objet logé au creux de sa propre histoire.
Les bouleaux, ces bouleaux aux troncs blancs telle une porcelaine, ces rameaux légers qui s’appuient sur le ciel, déjà nous en avons apprécié mille fois la souple densité, vécu le tremblement lorsque le vent se lève et en traverse la fine architecture. La colline au loin, le lac qui la jouxte, le rivage semé de sable clair, toutes ces visions sont pour nous habituelles et tissent la toile de notre quotidien. Les couleurs, ces camaïeux qui mêlent leurs visages dans la confiance, nous les portons déjà au-dedans de nous et ils ne font que se réactualiser à la mesure de notre présente vision. Un chemin est tracé dont nous suivons la trace parmi le peuple des bouleaux. Certes, il est déjà une échappée, sans doute vers notre avenir, mais il ne diffère en rien de notre nature, il en prolonge seulement l’instant qu’il métamorphose en durée. En une certaine façon nous nous vivons comme entièrement contenus dans ce paysage, nous nous l’approprions et, dans une sorte de panthéisme aussi naïf que spontané, nous n’avons guère de mal à nous voir figurer sous les espèces de l’arbre, de l’eau, de l’air teinté de poésie, de la colline noyée dans sa brume.
A regarder cette image, ce que nous avons trouvé, bien plus qu’une simple réalité somme toute commune, c’est le surgissement d’une vérité, laquelle nous place à l’intersection précise d’un espace, ce paysage saisi de beauté, d’un temps, celui, essentiel, où nous avons coïncidé avec ce fragment de nature. Ce que veut signifier le bel aphorisme de Nietzsche offert comme commentaire de cette œuvre : « Il ne peut pas y avoir de belle surface sans une terrible profondeur », est sans doute à interpréter dans le sens suivant : sous les apparences, les faux-semblants, les approximations dont tout réel est affecté en sa manifestation, toujours se trouve la profondeur d’une vérité qui en constitue la saillie la plus éclatante. Quant au prédicat « terrible », n’indique-t-il le précieux de toute vérité dont jamais, nous les hommes, ne pouvons nous exonérer qu’au risque de notre propre altération ? Si une œuvre nous émeut et nous comble au seul gré de sa manifestation, ce n’est simplement pour des motifs de composition, des harmonies de tonalités, de belles symétries, mais au regard de cette authenticité sans quoi elle ne serait que pure affabulation. Regarder en vérité est remercier du don de la vision qui nous a été alloué afin que, nous connaissant mieux, nous puissions aussi connaître le monde et sa toujours étonnante apparition.