Jean-Paul Sartre, La Nausée
Manuscrit autographe, 1932-1938
Source : BnF
***
« Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. »
J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »
*
Bien des actes de la vie sont dépourvus du moindre sens, ainsi cette promenade au bord de l’eau, une errance, un lieu sans finalité, sans possible justification. Ainsi cette cigarette fumée sans le moindre désir, plutôt un tic qu’une libre décision de la volonté. Ainsi ce bout de bois que grave la pointe d’un canif : pure diversion, inscription de son propre signe dans la matière, passage du temps en son écoulement parfois si long qu’on ne penserait plus en connaître les rives, en éprouver le sens intime. Questionner, questionner sans relâche, voici sûrement le motif au gré duquel se livre tout acte d’écriture.
A quoi pensait donc Jean-Paul Sartre, écrivant ses milliers de lignes sur la table de café du « Flore » ou des « « Deux magots » ? Au sens « existentiel » de l’existentialisme, si je puis me permettre ce genre de tautologie ? A la qualité de son engagement ? A l’impossible liberté que, cependant, il postulait et revendiquait pour chaque homme, bien plus loin que son essence puisque celle-ci n’était que position secondaire par rapport à la tâche de vivre ? A la contingence, la cendre de sa « Boyard » stigmatisant cette insaisissable pâte du trajet humain qui, toujours s’effrite et, au bout du compte, ne signifie guère plus que ces brins de tabac qui partent en fumée ? Songeait-il à son amour paradoxal avec Simone de Beauvoir, peut-être plus philosophique, littéraire que sentimental, que recueilli dans la pliure de la chair ? Méditait-il sur la figure du Garçon de café qui était « en situation » de Garçon de café, alors que lui, « l’Ecriveur impénitent », ne faisait que jouer son propre rôle social, celui de témoigner, que les Autres lui prêtaient comme sa vêture la plus vraisemblable ?
Disserter sur l’écriture est toujours se confronter, en une certaine manière, à son propre abîme. C’est lui, l’abîme, qui pointe entre les mots, dans les moments de silence et de doute, dans le suspens qui est le tissu véritable où gît l’angoisse, où elle se développe et lance ses assauts. Peut-être n’écrit-on que pour fournir une nourriture au souci, faire en sorte qu’il diffère ses attaques, modère ses prétentions à nous réduire à néant. « L’Etre et le Néant », l’assertion sartrienne est sans merci dans le titre même de son volumineux essai qui se donne simultanément comme l’acte du paraître, de faire phénomène, qu’annule aussitôt la présence du « et », cette mince conjonction qui nous met au péril de disparaître à même notre confondante présence.
A chaque instant nous éprouvons cet étrange clignotement, nous sentons en notre intime lieu humain, cette dialectique abrupte qui opère notre césure, clive notre réalité.
Inspir : nous vivons. Expir : nous mourons.
Jour : nous vivons. Nuit : nous mourons.
Amour : nous vivons. Haine : nous mourons.
Et la liste de nos successives textures existentielles, passant du nadir au zénith, de la plénitude au retrait, de l’exhaussement au déclin pourrait être exhaustive, c'est-à-dire infinie dont, jamais, nous ne pourrions épuiser le derme prolixe, toujours une faille succédant à une élévation, toujours un aven creusant son vide dans le plateau de roches calcaires.
Ecrivant, nous témoignons nous dit Le Clézio et, sans doute, a-t-il raison. Chacun de nos gestes, chacun de nos actes témoignent en effet de notre parcours, impriment nos propres stigmates dans l’argile ductile du réel. C’est, vraisemblablement, la notion de « style » qui nous détermine le mieux, nous fait surgir en propre du sein de l’être qui nous anime et nous porte au-devant, tel Celui, Celle que nous sommes. S’il y a une essence qui nous singularise originairement, c’est bien celle qui trace en nous nos lignes de force, libère notre énergie, nous livre au monde de telle manière qui est unique, non reproductible.
Pourrait-on mieux dire le style qu’au travers d’une page de Proust, cette inimitable prose, reconnaissable entre toutes, frappée au coin de la réminiscence et de la méditation sur la condition humaine en ses aspects les plus sensibles, en ses profondeurs les plus insoupçonnées ? Il est évident que l’être-de-Proust est entièrement contenu dans son écriture. Aussi pourrait-on dire : Proust EST son écriture. Proust ne serait nullement Proust en dehors de ses manuscrits fiévreux, de ce tellurisme de la pensée qui l’animait jour et nuit afin que, connaissant tous les personnages de ses fictions, il puisse, enfin, avoir accès à son propre mystère.
Connaître son être ne diffère nullement de ceci : percer son propre secret. Certes mais tout secret, par définition, se dissimule, aussi une véritable volonté est-elle requise pour accéder à son chiffre et en connaître l’exception. Je crois que l’acte d’écrire n’est que cette tension vers soi, cette quête incessante de SENS, à commencer par le nôtre, toute altérité ne faisant office que de miroir, de chambre d’écho, de registre où archiver nos états d’âme afin qu’ils nous reviennent, fécondés par l’Autre, multipliés par son regard, amplifiés par sa conscience. Or ceci n’est nullement à mettre sur une démesure de l’ego de celui qui écrit. Pas plus que de celui qui lit, qui voudrait se conformer à une particularité, à une originalité.
Tous, nous sommes soumis à cette règle strictement ontologique, notre exister ne peut que s’accroître de l’exister de l’Autre et réciproquement car, avant tout, nous sommes des « animaux sociaux » et avons besoin, afin d’assurer notre complétude, de manifester un instinct grégaire, de nous fondre dans le « troupeau », quitte, par la suite, à poursuivre notre chemin en solitaire. De toutes les façons notre propre parcours est poinçonné à l’aune de la solitude.
Solitude
de l’amour,
de l’épreuve,
de la maladie,
de la souffrance,
de la mort.
Tous les grands événements de notre vie sont les essentielles scansions, coups de gong par lesquels nous prenons conscience des choses, devinons la nature profonde de notre condition, analysons avec la lucidité nécessaire qui-nous-sommes à défaut de pouvoir affirmer pourquoi-nous-sommes. Question : qu’en est-il de la solitude ? Réponse : elle se dit avec la plus grande acuité au départ de l’Ami, de l’Aimée car ce départ creuse un vide que, seul, nous ne parviendrons nullement à combler. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, nous sommes le résultat d’une étrange alchimie qui se fonde sur deux principes opposés, masculin/féminin et cette réalité, cette dichotomie nous traversent en permanence, que nous y soyons sensibles ou non.
Mais ici, il faut entrer dans le réel, tâcher de lui donner quelque consistance. Aujourd’hui, 24 Mars 2020, j’écris depuis ce lieu familier, mon bureau qui, le plus souvent, se donne pour ce lieu fictionnel du Causse qui traverse la plupart de mes récits. Mais peu importe la fiction, peut-être ne sommes-nous que des êtres de papier et d’encre, quelques mots disséminés au hasard des pages ! Le silence est grand car le confinement impose de rester chez soi. Etrange impression que cette image d’un monde désincarné qui ne semble plus avoir d’orient. C’est un peu comme si la Terre ne connaissait plus son Soleil, si elle fonçait dans la galaxie sans repère, sans autre raison que de se perdre en direction d’un illisible destin.
Alors, est-ce que j’écris pour témoigner ? Mais de qui ? De Moi, des Autres, du Monde ? Tout à la fois ? Sur les étagères de ma bibliothèque, parmi l’amoncellement des livres, les 13 tomes de « La chair du milieu » qui regroupent la totalité de mes écrits à ce jour : quelques 10 000 pages que nul ne lira jamais, hormis quelques amis, quelques lecteurs rencontrés ici et là, sur mon Blog, sur Facebook. Autrement dit du confidentiel et, peut-être, est-ce mieux ainsi. De toute façon je n’aimerais pas une large diffusion au travers de laquelle j’aurais l’impression que mon écriture se diluerait, se disséminerait dans un espace dont je ne connaîtrais ni les tenants, ni les aboutissants, seulement une bizarre vibration au large de ma conscience, une insolite rumeur de fond.
Combien il est heureux d’avoir quelques lecteurs fidèles, en réalité des amis avec lesquels échanger par le biais de nouvelles, d’articles divers qui, sans doute, ne sont que le reflet de mes propres préoccupations. Partager quelques affinités avec quelques Autres qui éprouvent de la même manière est déjà pur bonheur. Combien il est agréable d’écrire et d’y trouver du sens, en pensant à tel Ami ou tel autre à qui on destine en secret sa création, pensant trouver en eux, les lecteurs, une caisse de résonance, un lieu de réception positif, peut-être un identique état d’âme, parfois même une pensée rebelle, une émotion esthétique, une irisation érotique. Parfois, au contraire une critique, un désaccord, une remise en question. Alors, c’est ceci qui perce symboliquement, cet antagonisme masculin/féminin, cette ligne de partage qui ne parvient à trouver le lieu de son unité, seulement cette césure qui est comme une cicatrice zébrant la peau de l’humaine condition.
Aujourd’hui, Mercredi 25 mars, suite du « journal ». Ecrire, pour qui, pour quoi ? Etrange sentiment de solitude. Mon compte Facebook est mis en quarantaine pour plusieurs jours pour cause d’épuisement de mes codes d’identification à 6 chiffres. Plusieurs tentatives auprès du Réseau Social pour remédier à cette situation mais la « Grande Muette » demeure silencieuse et je pense alors à cette immense « Machination » citée par le Philosophe, à cette civilisation technicienne qui fait fi des humains et s’en remet au concept flou « d’intelligence artificielle » et à ses zélés serviteurs, les Logarithmes qui semblent supplanter, en ce début de III° millénaire, le destin habituel de la conscience humaine. Certes, comme l’affirme l’un de mes Amis, « l’on peut vivre sans Facebook » et nul, ici, ne pourrait contredire cette réflexion de simple bon sens. Le Réseau n’est nullement indispensable mais il constitue cependant l’une des formes d’une novelle socialité que l’on ne saurait biffer d’un trait de plume. L’on fait de belles découvertes sur Facebook : tel Ami qui écrit, mais écrit vraiment, tel autre qui est un bel Artiste à l’œuvre si singulière, et puis des Lecteurs ou Lectrices avec lesquels se tissent les liens d’une réelle affinité. Bonheur, chaque jour, que de les retrouver, le plus souvent à heures fixes, faisant leurs commentaires, apportant leurs états d’âme, traduisant leur humeur du moment au gré d’une plaisanterie, d’un trait d’humour. Tout ceci est précieux et seuls les contempteurs de ces nouveaux médias ne peuvent nullement en éprouver l’aspect positif.
Mais en ces temps tragiques d’affliction de l’humanité tout entière, il convient de relativiser. La « privation » du Réseau est sans doute l’occasion de faire face à son propre Soi et d’en explorer les multiples facettes, de décrypter les fondements des motivations, de se questionner sur son propre désir au regard de toute altérité. Si un genre « d’abîme » se creuse qui, en réalité, est tout au plus le renoncement temporaire à un confort personnel, il est plus qu’utile d’en exploiter le suspens, d’en comprendre les mobiles dissimulés. Tout événement d’ampleur devrait faire l’objet d’une interrogation quant à notre propre éthique mais nous sommes volontiers apathiques et nullement enclins à porter au jour nos propres vérités, à mettre en lumière nos contradictions constitutives de notre être-au-monde.
Alors écrivant momentanément en n’ayant plus pour toile de fond qu’un monde virtuel, je fais nécessairement l’expérience de ce que veut signifier écrire. Foncièrement, c’est d’abord pour soi que l’on trace ligne à ligne la topologie de ses désirs, que l’on inscrit sur l’écran de son ordinateur ses pensées intimes, que l’on livre quelque réflexion sur le monde, que l’on cible cette belle photographie en tâchant de poétiser, que l’on prend intérêt à cette œuvre d’art dont on essaie de tirer plus que la satisfaction d’une vision directe, souvent bien trop rapide. Nous sommes nous-même un monde à l’intérieur d’un autre monde, celui des Autres, lequel est à son tour inclus dans le vaste monde de l’humain. Sur une feuille de papier il faudrait tracer ces cercles successifs qui sont comme des emboîtements d’œufs gigognes dont nous occuperions le centre.
A considérer cette simple symbolique se rattache une signification essentielle, celle qui énonce le Soi relié aux autres Soi, au Soi du monde en son ensemble. Tout est lié alors que la métaphysique de la représentation nous fait croire que nous sommes irrémédiablement, des Sujets faisant face à des Objets. Cette vue arbitraire d’un monde clivé nous encourage à fonctionner à l’intérieur de notre propre cercle, à défaut de connaître les autres, ou bien alors sur le mode du « peut-être », de l’éventualité, de la possible mais non nécessaire rencontre. De cette manière s’énonce la topique puissante de l’ego selon ses habituelles variantes : égoïsme, égocentrisme, égotisme, et l’on pourrait créer des néologismes du type « égomaniaque », « égophile », « égologue », tant cette manifestation d’un Soi exacerbé est manifeste en cette époque fascinée par la mode des selfies et le rayonnement de sa propre image.
Mais il serait naïf de penser au regard de cette profusion de l’être-en-Soi, que le motif de l’altérité serait facultatif, de surcroît en quelque sorte, que nous pourrions en faire l’économie. Certes notre naturelle paresse nous incline à voir notre ombilic, notre centre avant même d’apercevoir, dans une large perspective, tout cet environnement naturel, social, planétaire qui nous entoure et se donne tels les innombrables prédicats dont notre moi a besoin pour trouver son chemin et les justifications qui lui permettent d’aller au-devant, vers son propre avenir. Du monde nous sommes comptables, de l’Inconnu qui passe dans la rue, de cet Amour ancien reconduit au passé, de cette future Amitié qui sera un guide pour notre conscience.
Ecrire, pour qui, pour quoi ? Combien cette tâche paraît parfois inutile, lieu d’un plaisir autocentré, loin du réel, désincarné en quelque manière. Oui, mais nous ne pouvons réduire l’activité d’un être à sa seule écriture. Cet individu vit, aime, souffre, se questionne, commerce, voyage, espère, croit, rêve, autrement dit cet individu est humain en son entièreté, cet individu affirme certes son style singulier dans des phrases, dans des textes, au travers de fictions qui sont comme ses paravents, ses fragiles certitudes, sa manière de connaître le monde et de se connaître.
Jeudi 26 mars 2020. Rien n’a bougé dans le vaste monde si ce n’est l’activité faucheuse de vies du Corona qu’il convient, ici, d’écrire avec une Majuscule. Serait-il une nouvelle figure de l’Être se manifestant à nous à l’aune du tragique, du mortel, renouvelant en nous cette idée de la finitude que le plus souvent nous tenons éloignée à des fins de réassurance, à des fins de vie simplement ? Sait-on jamais ce qu’il en est de cet Être avec une lettre capitale à l’initiale, l’Être historique qui selon les époques se décline sous les traits de l’Idée, de Dieu, de la Nature, de l’Esprit, de l’Eternel retour ? L’Être ne serait-il que l’infinie variante de la tonalité fondamentale des êtres que nous sommes qui pensons, successivement, de manière fort différente, une fois sensibles aux chatoiements de la Matière, une autre fois nous allégeant des contraintes et ne voulant plus connaître que les vertus aériennes de l’Esprit ? Ecrivant, nous questionnons et que pourrions-nous faire d’autre ? Le Monde est si complexe qu’il ne nous montre jamais, à la fois, que quelques unes de ses esquisses, que quelques traits de ses visages familiers. Pour le reste, il nous faut imaginer, créer des hypothèses, se fier en quelque sorte à notre part animale qui se nomme instinct.
En ces temps si dramatiques pour toute conscience humaine, n’est-ce pas alors notre instinct précisément qui resurgit, cette peur ancestrale des hommes de la préhistoire, ceux qui constituent notre origine, cette angoisse sourde comme devant l’éclair qui, en ces temps immémoriaux, zébrait le ciel sans qu’aucune cause apparente pût lui être associée ? L’insuffisance d’une rationalité suffit sans doute à expliquer de telles conduites, le refuge au sein de la grotte protectrice. Si l’intelligence des hommes s’est considérablement développée, si un langage structuré étaye leur pensée, il n’en demeure pas moins qu’un fond limbique, archaïque, toujours ressurgit en ces périodes troubles où nul ne sait se qu’il adviendra de l’humanité. L’inconnu nous assaille et nous contraint à nous replier au sein de notre graine germinative, à demeurer au plus près de soi afin, croyons-nous, d’y trouver les ressources nécessaires en attendant que l’orage ne passe, que le ciel ne redevienne clair et serein.
Beaucoup de choses pâtissent de la pandémie, à commencer, bien évidemment par ceux qui en sont atteints dans leur chair et il serait indécent de se plaindre au motif que la Messagerie est interrompue, que le Réseau Social tarde à rétablir un compte suspendu pour des motifs techniques. En cette période de grand bouleversement, nous sentons bien combien nous sommes conditionnés par cette Civilisation Technicienne. Nous ne pouvons plus envoyer de mails : nous sommes désemparés. Nous ne pouvons plus surfer sur Facebook : nous avons un sentiment de frustration. L’immense hiatus dans lequel a sombré notre Société du spectacle (Guy Debord) nous désarçonne et les médias qui, hier encore, ne faisaient nullement partie de notre horizon, dont nous nous n’aurions pu penser qu’un jour ils existeraient, voici qu’aujourd’hui notre mise à l’écart non seulement nous chagrine mais que nous éprouvons comme un sentiment d’injustice car nous pensions que tout ceci nous était « naturellement » acquis, à la façon de la terre sous nos pieds, du ciel au-dessus de nos têtes.
Nous ne pouvons qu’espérer que la crise ouverte par le déferlement du virus nous conduira à réfléchir, à nous poser les bonnes questions, à relativiser, à mettre les choses et les actes en perspective. Alors, combien l’univers de Facebook, YouTube et autres Instagram, nous paraîtront risibles, combien nos besoin de ces médias se montreront en tant que lubies de gamins, coups de tête d’adolescents ou caprices de la maturité, sinon manies de l’âge avancé, tout ceci rapporté ne serait-ce qu’au précieux d’une seule vie, qu’à l’absurde que revêt pour nous cet invisible Ennemi, figure du Mal dont nous pensions qu’elle n’était qu’une fable de Moraliste, un vice crée de toutes pièces par quelque Ascète en quête de spiritualité.
La suite, bien évidemment nous ne pouvons nullement la savoir, anticiper les effets qu’elle aura sur nos comportements, notre éthique, notre considération de l’Autre, notre respect de la Nature (la pollution est montrée du doigt !), notre intime disposition vis-à-vis de l’exister en son sens le plus fondamental. Si nous regardons « dans le rétroviseur », si nous interrogeons les événements de l’Histoire, nous ne pouvons qu’être pessimistes, aruspices d’une invincible Fatalité qui se déploierait bien au-dessus des consciences humaines, décidant à chaque fois de leurs destins, traçant la ligne inflexible de leurs actes. Ceci voudrait signifier que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit, que de grandes tendances traversent le continent anthropologique, l’orientent de telle ou de telle manière sans qu’il ne soit aucunement possible d’en infléchir la terrible volonté. Vue de Cassandre, sans doute, et pourtant.
A-t-on seulement été libres d’accueillir le Corona, d’ne endiguer le raz-de-marée, d’en atténuer suffisamment les effets afin que les hommes, échappant à cette malédiction, puissent orienter leur vie selon la direction qu’ils souhaitaient, les désirs qu’ils manifestaient. Ceci, souhaits, désirs, ne fait nullement signe en direction d’une marotte, d’un enfantillage devant la vitrine d’un marchand de jouets. Loin de là. Certes toute liberté est relative et n’est absolue que considérée d’un point de vue théorétique. Mais il faut, à l’intérieur de cette relativité, trouver son possible, avancer sans entrave, laisser place à la volonté, poser un socle pour la décision. Bien sûr, beaucoup agissent et de façon totalement admirable, mais la lutte est trop inégale, mais les chances de succès trop conditionnées par les funestes desseins de l’épidémie qui moissonne les vies au hasard, seulement avec pour ultime but de détruire. Si bien que l’on penserait avoir affaire, et je rejoins l’idée évoquée ci-dessus, à la manifestation d’un Être nouvellement apparu, doué d’une farouche volonté de réduire tout à néant.
Si le propre de tout Être est d’être précisément invisible (Idée, Dieu, Nature, Esprit), Corona remplit toutes les conditions requises à cet effet. Bien évidemment l’erreur serait de le substantiver, de lui octroyer le visage du Diable ou de quelque autre Démon, sa puissance provient entièrement de cette insaisissabilité, de cette indétermination qui en fait le plus redoutable des ennemis qui soit. Mais l’on pourrait épiloguer sans fin sur ce phénomène sans contour ni voix, seulement doté d’un maléfique et inquiétant silence.
Ici, il convient de revenir au geste de l’écriture, mais lors de la précédente digression nous n’en étions pas sortis et les quelques mots étaient des sortes de témoins du temps qui nous échoit ici et maintenant. Je souhaiterais dans l’instant qui suit faire le commentaire d’un texte tiré de « La recherche du temps perdu » de Proust, dans le chapitre intitulé « La Prisonnière ». Outre que cette page, comme une infinité d’autres de cette œuvre immense, est pur fragment d’anthologie, sommet incontesté de la littérature, bien des choses s’y disent relatives à l’écriture, au sentiment, à la sensibilité, au confinement aussi, lui, Proust, l’éternel exilé, condition essentielle de la mise au jour d’un chef-d’œuvre. Sans doute faut-il aux hautes pensées, ce retrait dans l’ombre et le silence, l’entrée dans la sublime introspection comme on entrerait en religion, un lieu retiré, un lieu d’ascèse au loin des mouvements et des contingences du monde.
Proust ne pouvait être le Proust-écrivant qu’au prix de ce retirement, de cette sorte d’absolutisation du Soi, du recueil en lui-même de toutes les énergies assemblées dans une vie antérieure hautement mondaine, exposée à toutes les beautés comme à tous les avilissements, les lâchetés, les vices de l’humaine condition. La chambre de Marcel était le laboratoire où, entre deux crises d’asthme, entre deux fatigues, deux affaissements, se révélait dans le plus pur rayonnement de beauté l’exception d’une œuvre hors du commun. Proust en sa belle et singulière entreprise littéraire, assemblait à la fois la vue précieuse de l’esthète, la superbe manie du collectionneur d’art, l’oreille du mélomane, l’esprit acéré du psychanalyste des cœurs et des âmes, la vue amplement ouverte du prophète, l’analyse intelligente de l’historien, l’émotion exacte de l’admirateur du paysage, le méticuleux regard explorant les coursives de la mémoire, le talent enfin d’une dentellière brodant, mot à mot, cet ouvrage d’écriture qui ne connaît ni ne connaîtra son semblable sous aucun autre temps, aucun autre horizon. Car s’il y a bien un prédicat pouvant s’appliquer à l’essence de l’écriture, c’est bien celui de son unicité, de sa singularité, toutes qualités servies par un style parfait, achevé, inégalable. Aux phrases de Proust on ne peut rien ajouter, rien retrancher, il s’agit d’une totalité en soi qui n’a nul besoin d’être amendée, métamorphosée. L’UN se suffit à lui-même.
Donc le passage où le Narrateur, depuis le lieu confiné de sa chambre, perçoit le monde, les Autres et tout ce qui s’y inscrit en creux, hiéroglyphes interprétés au plus près de leur intime vérité :
"Si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice (…). Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ! "
Certains mots ont été accentués comme les moments essentiels de cette belle dialectique qui met en opposition (mais en complémentarité surtout) le confinement de l’Auteur, les figures extérieures qui en sont les correspondances, qui en constituent le sens le plus profond à la manière d’un furtif bonheur qui prend corps (au sens fort du terme) dans la conscience même de Celui qui regarde et accueille en lui ces formes d’un pur ravissement. C’est par un sublime acte de vision que Proust se réapproprie ces facettes du réel dont sa santé fragile lui a ôté la jouissance, c’est par l’exceptionnelle climatique de sentiments portés à leur plénitude que l’Ecrivain de « La Recherche » recrée un monde à sa propre hauteur, un monde certes imaginaire mais transcendé par la puissance de son génie.
« Ecrire, pour qui, pour quoi ? ». Proust écrit en premier lieu pour lui, afin que sa solitude meublée, sa vie devienne enfin fréquentable, signifiante, bordée de rives claires. Pour quoi ? Pour « déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront.», pour reprendre les beaux termes de Le Clézio, cet autre Ecrivain essentiel pour notre époque sujette à la perte des valeurs, à l’oubli du sens d’une manière générale. Oui, les œufs déposés par Proust ont fermenté, ils sont devenus des amers indispensables pour notre conscience le plus souvent dévastée par un insatiable appétit de présent, un comblement de satisfactions immédiates, une impatience constitutionnelle à emplir nos désirs de tout ce qui passe à notre portée sans réel souci d’éclectisme, de saisie de l’élégance, sans inquiétude de saisir cette chair pulpeuse et nacrée du monde qui est tout autant notre propre substance que la sienne, du monde.
Une image d’Epinal très répandue, à laquelle nous adhérons tous d’une manière quasi-inconsciente, lecteurs ou écriveurs, place l’Ecrivain au centre de sa tour d’ivoire, isolé des hommes et du monde dont, pourtant, il est censé, en quelque manière, être un éclaireur de pointe. Une telle lecture du statut de l’Auteur est erronée au motif qu’elle se borne à voir les apparences, à laisser dans l’ombre ce qui, pourtant, brille et illumine les rives sombres de la nuit de l’inconscient. Par nécessité l’Ecrivain est toujours auprès du monde; c’est même la texture la plus visible de son quotidien. La prétendue solitude de Proust, ce court passage de « La Prisonnière » en dément la réalité. Plus même, dans cette écriture, Proust est plus au monde que ne pourraient l’être les Voyageurs distraits qui parcourent la planète en tous sens sans même bien savoir le visage de la Nature, la configuration des lieux, les histoires des gens qu’ils croisent, leur présence sitôt effacée qu’entrevue.
Combien Marcel est ici présent, intensément présent, à apercevoir les figures féminines de la Blanchisseuse, de la Boulangère, de la Laitière, effigies s’il en est heureuses en son musée personnel, constellations qui girent dans son ciel comme les étoiles sur la voûte illimitée du cosmos. Ces étranges figures ont, en quelque sorte, vocation d’infini, multipliées par la naturelle fécondité d’un esprit qui les agrandit sans cesse, les illumine, les éclaire de l’intérieur, les dépose sur des fonts baptismaux bien plus réels que le réel lui-même. Puissance ici, de l’intuition créatrice conduite à son efficience absolue, myriade d’images de femmes, de paysages, de sentiments qui confluent en un seul et même endroit, au point focal de l’œuvre, tout est ici présent dans la lancée d’une seule et même énonciation, la chambre à coucher de Combray, celle du Grand Hôtel de Balbec, la chambre de Paris et peut-être, toutes celles hallucinés par un esprit que l’imaginaire décuple, ouvre sur l’infini du monde plutôt qu’il n’en ferme l’accès, qu’il n’en étrécit la vision.
Ecrivant la Blanchisseuse, évoquant l’Institutrice, un gynécée de « femmes impossibles à imaginer a priori », Proust est intimement auprès de ces créatures de rêves, il recrée en quelque sorte une façon de Paradis originel dont il croise les fils au gré du passage infini de la navette de l’écriture. Citant à la suite, dans un agrandissement topologique sans fin, la rue, la ville, le monde, Marcel déploie l’espace nécessaire à sa fiction, en même temps qu’il se donne ce pouvoir d’agissement sur le réel, qu’il le met à sa portée, tout comme le Picasso de la période Cubiste décomposait à l’infini l’image de la femme dont il pouvait user à satiété. L’imaginaire est tressé de cette matière inépuisable qui se renouvelle à même son constant surgissement. Que quelques esprits fâcheux, sinon pointilleux, se mettent en tête de vouloir démontrer la supériorité du réel par rapport à l’écriture, eh bien qu’ils usent à leur gré de la réalité, nous nous satisferons de ce bel imaginaire proustien qui crée mille lieux en un seul lieu, fait venir mille femmes en une seule. De toute manière, dans ce qui constitue le derme polyphonique de l’exister, nulle hiérarchie, tout joue à égalité de présence. Untel trouvera du sens à flâner auprès de la Nature, tel autre auprès d’une œuvre d’Art, tel autre encore auprès de l’image d’une Belle ou se contentant de sa simple évocation.
« L'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ». Proust, ici, semblerait infirmer ce que nous disions d’une équivalence des termes de l’exister : réel, imaginaire, rêve. Il semble affirmer, en effet, que son état de claustration inflige à son corps (« je souffris que mon corps ne pût suivre »), des contraintes que le réel du dehors aurait comblées au centuple au seul motif que les femmes qu’il regardait avaient aussi un corps et que la confluence, la rencontre de ces derniers ne se pouvait concevoir, la barrière infranchissable de la chambre mettant un terme à tout essai de relation. Mais aussitôt, si l’on peut dire à la façon d’un rattrapage ou bien de l’emplissement d’un désir inassouvi, Proust ajoute « mon regard qui la rattrapait », annulant par cette habileté rhétorique ce que le factuel empêchait, ce que la situation ôtait à sa propre liberté, celle de choisir une compagne de route qui pût le soustraire à ses multiples afflictions.
Alors, peut-on ici parler d’écriture cathartique, comme si les mots posés sur le blanc de la feuille étaient autant de baumes appliqués sur la meurtrissure d’une chair, colmatant les plaies de l’âme ? Oui, je crois à cette fonction thérapeutique du langage. Oui, je crois à cette vérité de la langue qui n’est nullement inférieure à celle de la réalité, différente cependant, de nature symbolique. Mais qu’est donc le symbole en sa valeur signifiante, sinon cet objet, ce colifichet, cette image dont les contours peuvent être clairement définis tel le signifiant, alors que le signifié en direction duquel agit le symbole est au loin, dans sa marge d’invisibilité, tirant sa puissance, précisément de cette liberté qui lui est octroyée que jamais ne donne ce qui s’étale ci-devant, qui ne pourrait ni changer de forme, ni nous amener autre part qu’au lieu de son immobile présence. L’écriture est liberté !
« Ecrire, pour qui? »
Pour Soi
Les Autres
Le Monde
« Ecrire, pour quoi ? »
Pour témoigner
Du Temps qui passe,
Puisque nous ne sommes
Que Temps
…Qui Passe…