(Variations sur l’UTOPIE)
A peine les mots de Platon s’abîment-ils sur le bord de ses lèvres que nous nous trouvons dans l’immédiate périphérie de l’Atlantide. Avec plus d’exactitude, je dirai que nos esprits, nos âmes, à savoir nos principes incorporels s’y trouvent et que, manifestement, je me sens libre d’avoir laissé mon corps de chair derrière moi, tout là-haut au sein de sa citadelle de muscles et de peau. Alors l’Académicien se métamorphose en Cicérone, lui qui a décrit l’Île Très Fameuse dans ‘Le Critias’. Je n’ai guère qu’à l’écouter, à profiter de son éloquence légendaire, elle qui paraît n’avoir nulle limite.
Maintenant nous sommes tout près de la vaste Cité, sur le bord externe du premier canal. Mon guide m’explique la valeur réelle et symbolique de ces anneaux d’eau, enchâssés les uns dans les autres.
« Sais-tu l’importance de ces canaux, la raison même de leur forme ? Eh bien ils sont, tout à la fois, des ouvrages défensifs, des barrières contre les attaques ennemies et la figure même de l’abritement des hommes tout autour d’un Pouvoir qui les protège et qu’ils vénèrent. Tu n’es pas sans connaître la valeur du centre par rapport à la périphérie ? Au centre est le germe de toutes choses, sa puissance d’effectuation, son principe de condensation qui, de proche en proche, se diffuse à l’ensemble de ce qui est, lui confère sens et devenir. C’est bien pour cette raison de large déploiement à partir du milieu que la Résidence Royale, la demeure de Poséidon occupe cette place à nulle autre comparable. C’est un centre originel autour de quoi tout s’ordonne, la vie sociale, éducative, culturelle. C’est de là que partent les lois devant lesquelles les hommes ne pourront que s’incliner. Ne le feraient-ils, ils s’exposeraient aux pires des déconvenues, ils mettraient en danger leur simple prétention à vivre ! »
Je dois dire que, malgré mon enthousiasme, malgré ma réception très positive des paroles de l’Athénien, j’éprouve une manière de sentiment mêlé, à la fois d’admiration et de critique de son discours inaugural :
« Mais dis-moi, cher Platon, bien que ta démonstration soit brillante et à tous égards rationnelle, ne fais-tu la part trop belle au Prince de cette Cité, à Poséidon lui-même qui pourrait bien être tenté d’abuser de sa position de ‘Prince’ ou plutôt de dieu et faire de son pouvoir l’instrument d’une oppression, d’une confiscation des initiatives du peuple au seul profit de son propre bien ? »
« Tu penses, je présume, à l’institution de quelque pouvoir tenté par les excès d’une oligarchie ? »
« Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit. En quelque sorte de placer le Prince en son palais doré alors que le peuple demeurerait ‘dans ses fers’. »
« Certes, Terrien, tu as raison mais tu ne dois nullement oublier la nature même de mon entreprise : offrir aux hommes la Cité Idéale dont toujours ils ont rêvé sans jamais pouvoir lui donner un visage réel. Oui, je sais, les Citoyens de tous les pays diront que mon récit est pure utopie, qu’il prend sa source dans les brumes de la mythologie, que cette dernière n’est qu’un rêve éveillé. Mais, dis-moi, toi qui accompagnes ma méditation, es-tu réel ou bien une simple fiction et moi-même ne suis-je qu’une fantaisie inventée par les Hommes afin que mes Dialogues, les berçant d’illusion, ils puissent dépasser leur lourde condition, devenir libres au moins le temps d’une lecture ? »
« Tu sais, même la plus serrée des dialectiques échoue un jour sur les rivages de sa propre incompréhension. Afin de donner consistance au sentiment d’exister, nous ne pouvons que recourir au langage, c'est-à-dire mettre en dialogue du réel face à du symbolique. Or ces deux réalités ne sont pas d’un niveau identique, loin s’en faut et c’est de là, essentiellement, que vient le problème de la vérité. En effet, qu’en est-il de la vérité d’un homme de chair confronté à son travail, aux apories diverses qui entravent sa marche, parfois à la guerre, toujours à la mort en définitive ? Le hiatus est si évident. Le mot qui doit apporter la solution n’est pas la chair qui souffre et pâtit dans son être matériel. Le langage qui est censé tout résoudre de nos contradictions est toujours trop loin, toujours trop haut et résonne de façon bien différente par rapport aux lianes de nos soucis, aux racines du Mal en lesquelles nos pieds s’entravent et, le plus souvent, chutent lourdement. »