Reine de Méroé
Source : L’Accélérateur de Conscience Noire
***
[Prologue : Hommage à Rainer Maria Rilke]
*
Peut-on tracer l’orbite de ses rêves,
y dessiner les ineffables présences
qui y ont, un instant, fulguré ?
Il se pourrait que ceci pût s’accomplir.
Peut-on jouer avec la Rose des Vents,
devenir le Grec lui-même,
s’immiscer dans la douceur estivale
du Libeccio,
incliner aux teintes hespériques
avec le Ponant ?
Il se pourrait que ceci fût possible.
Peut-on connaître la lumière boréale,
vibrer au sein de son écharpe d’émeraude ?
Il se pourrait que tout ceci trouvât
à se donner pour vrai.
Peut-on planer sur la feuille d’eau du lac,
devenir miroir pareil à la subtile diatomée ?
Il se pourrait que ceci échût
aux aventuriers et aux poètes.
Peut-on s’élever de terre,
être simple poussière
dans l’infini du temps ?
Il se pourrait qu’une telle réalité se montrât.
Peut-on connaître le glissement de l’ange
tout contre l’immense pliure du ciel ?
Il se pourrait qu’une telle image
nous apparût.
Peut-on incendier sa chair
au point de lui donner
la consistance de l’étincelle ?
Il se pourrait
qu’une telle métamorphose
fût envisageable.
***
C’est un Peuple d’au-delà des horizons,
un peuple sans lieu ni temps.
C’est un peuple que nul ne connaît
ni ne pourra connaître.
Les Hommes ont des yeux de diamant
où brillent les éclairs.
Leurs visages sont de cuivre armorié,
finement guillochés au contour des yeux.
Leurs barbes sont courtes,
taillées dans l’exactitude étroite du carré.
Les Femmes ont des yeux de lapis-lazulis,
des yeux profonds pareil
au chant des abysses.
Leurs joues sont poudrées de lumière,
étincelantes rivières
où joue le tumulte léger du jour.
Les Hommes chevauchent
des montures aériennes.
Des pur-sang aux naseaux écumants,
leurs robes sont d’argile pure,
leur allure celle des statues antiques.
Les Femmes tissent la laine,
font de longues toiles qui courent
sur les vagues de sable.
C’est un Peuple semblable
à la fuite d’une comète,
à la lueur d’un météore glissant
aux confins de l’univers.
C’est un peuple de haute renommée,
un peuple de Héros
dont les Epousées fêtent le retour
dans la clarté mourante du crépuscule.
Du thé ambré coule
de leurs aiguières ciselées
dont l’argent est lustré
par leurs longs doigts,
des doigts de fée si diaphanes
on les croirait vols de colibris
à l’entour de quelque fleur merveilleuse.
Les Hommes boivent le thé,
tenant leurs verres étincelant de pureté
Ils boivent par petites lapées
et leurs yeux brillent de connaître
le breuvage précieux
et leur chair se dilate
sous la poussée amicale
de la douce et enivrante chaleur.
Les Hommes, les Femmes sont cintrés dans de longues tuniques d’un blanc miroitant. Les visages des Hommes sont enveloppés d’un long turban que prolonge une traîne de filaments légers. Les gorges des Femmes palpitent sous la caresse de l’amour. De l’amour des Hommes, de l’amour qu’elles se destinent en propre comme leur bien le plus précieux. Le rituel de la boisson précède toujours celui de l’étreinte.
Les corps définitivement abreuvés s’enlacent
telles des lianes dans le luxe
d’une forêt pluviale.
On entend le chant d’amour se prolonger jusqu’aux lueurs pastel de l’aube. Le soleil escalade lentement les marches du ciel qu’encore se laisse deviner une fragile cantilène, ultimes broderies des corps avant que le jour ne dilue tout dans une grande mare liquide. L’or partout répandu glace le ciel de sa belle et unique insistance.
Les Femmes sont au campement. Elles ont repris leur tissage. Ceci qui écrit l’histoire de leur Peuple. Les Hommes ont grimpé sur une haute colline d’où se laisse découvrir l’immensité des sables, leurs mirages se perdent à l’infini des yeux. Les Hommes se sont disposés en cercle. Ils se sont vêtus de leurs robes d’apparat. Elles ressemblent à la corolle blanche des Derviches Tourneurs.
Les Hommes psalmodient à voix basse
un chant seulement connu d’eux.
La lumière de leurs yeux éclaire le ciel.
La palme de leurs voix s’enroule
parmi les fleuves de l’air.
La braise de leur esprit se mêle
aux confluences solaires.
Rien ne vit autour d’eux.
Tout attend.
Tout espère.
Tout est dans le souci
de ceci qui va paraître.
Que sera l’offrande résultant
de l’incantation montant des poitrines ?
Partout l’on retient son souffle
et les scarabées sont arrêtés
sur leurs monticules de mica
et les serpents sont dressés
sur leurs écailles de platine
et les oiseaux sont cloués à même l’air
et les feuilles des palmiers sont des dagues
que leur fourreau retient.
Tout est dans la longue attente
dont surgira l’invisible
et inaltérable beauté des choses.
Mais l’on doit sortir de sa naturelle distraction. Mais l’on doit se disposer à entendre ce qui vient depuis les immémoriales coulisses du temps. Mais l’on doit s’ouvrir soi-même à l’espace, le laisser apparaître dans l’entier déploiement de son être. C’est comme un grand silence qui, soudain, a envahi le monde, l’a saturé de son trop-plein de présence.
Les grains des secondes
sont suspendus
dans l’isthme du sablier.
La clepsydre a immobilisé
la chute
de ses gouttes.
Dans les chambres obscures des villes que la clarté n’atteint encore nullement, les poitrines sont arrêtées, les alvéoles dilatés au plus haut de leur dépliement. Les gestes d’amour sont suspendus, les Amants planent dans leurs corps de baudruche sans en connaître les limites. Venue des confins de l’être, voici qu’une voix polyphonique psalmodie les voyelles d’un nom étrange
AËLI
Oui
A la manière
D’une pyramide
Reposant sur sa base
S’élevant au plus haut
Des contrées bleues du Ciel
Se livrant à la vision des hommes
Nul sur Terre ne sait ce qu’AËLI veut dire, s’il s’agit d’un simple nom né de lui-même qui sillonnerait les larges avenues de l’éther. Nul n’a jamais entendu nommer qui que ce soit de cette manière. Quelques uns des plus curieux, des plus savants, prétendent qu’il s’agit du nom d’une Reine oubliée, retirée en son sépulcre de pierres, loin là-bas dans le mystérieux pays de Nubie, peut-être la Reine Candace Amanishakheto elle-même ou bien simplement la persistance de son être par-delà le temps, peut-être encore une icône qui nous livrerait son image à la manière de quelque réalité palpitant au-delà de la somme curieuse des yeux.
Mais peu importe, l’essentiel est de connaître, d’éprouver au fond de soi les vagues de cristal de la volupté. Oui, car il y a étrange volupté à écouter la musique des Voyelles
‘AËI’,
au milieu desquelles vient s’immiscer, dans toute la splendeur de sa densité liquide,
ce ‘L ’,
cette apicale position de la langue qui vient symboliser
l’irrésistible ascension de l’être
en direction de ce qui le dépasse
et l’accomplit en totalité.
Nul ne peut entendre une telle litanie
A Ë L I, triplement proférée, ainsi
A Ë L I - A Ë L I - A Ë L I,
sans en être éprouvé jusqu’au tréfonds de qui il est. Non ici, Lecteur, ne t’abuse point. Il ne s’agit nullement d’un décret prononcé par une bouche d’Autorité devant laquelle il conviendrait de se prosterner et d’obéir.
Non, AËLI
est un nom sacré.
Celui-là même qui convient
aux Princes d’Orient,
aux Rêveurs aux mains de lumière,
aux Magiciens inspirés,
aux Créateurs d’utopie,
aux Mages qui tressent l’imaginaire,
aux Démiurges qui établissent
les formes d’une éblouissante cosmologie.
AËLI
est une gerbe d’étoiles.
AËLI
c’est la terre lorsqu’elle connaît
son règne le plus léger,
un genre d’argile souple
qui essaime l’air
de son illisible passage.
AËLI
c’est l’eau lorsqu’elle se borde d’écume,
qu’elle se gonfle de bulles
et se rend semblable
à une goutte de verre.
AËLI
c’est l’air lorsque parvenu
au faîte de sa présence,
il devient chiffre si menu
qu’il se dit à même
la consistance d’une plume,
à peine le vol du papillon
sous l’aile du nuage.
AËLI
c’est le principe du feu
lorsque son degré d’ignition est tel
qu’il se confond
avec l’indicible de l’esprit,
sa fuite à jamais
loin des frontières du corps.
AËLI
c’est l’enfant qui fait voler
son cerf-volant
et essaie de capturer
des elfes.
AËLI
c’est le poète qui hésite
à la césure du vers,
se tient en équilibre
sur le versant du monde,
joue avec les mots
que lui dicte sa Muse.
AËLI
c’est cette petite fille vêtue
de son habit de soie
qui attend la venue
de son Prince charmant.
AËLI
c’est l’astronome fasciné
qui découvre
une nouvelle étoile.
AËLI
c’est l’alchimiste qui,
dans la blancheur de craie
de son laboratoire,
dans ses cornues de rêve,
fait se lever la très précieuse
Pierre Philosophale.
AËLI
c’est le philosophe
qui jongle avec ses concepts
et en fait surgir un
qui sera le miroir
où l’humanité
pourra découvrir
sa propre vérité.
AËLI
c’est le peintre qui,
tout au bout de sa brosse,
tient à la fois,
l’œuvre
dont il était en attente
depuis toujours,
sa propre image fécondée
par l’art.
AËLI
c’est VOUS qui lisez
et vous interrogez
sur le sens des mots.
Ils sont si étranges, les mots, ils sont parfois dépouillés de réalité, ils flottent pareils à des voiles au large dont nul n’apercevrait ni la direction, ni la raison de cet étonnant voyage vers une Terre Promise. Mais laquelle ?
Chacun a la sienne,
réelle,
symbolique,
imaginaire.
Elle est l’orient au gré duquel avancer dans son destin, sinon avec l’assurance de qui croit tout savoir, mais avec cette marge de vibrante incertitude qui s’appelle l’existence, qui tantôt brille d’un éclat souverain, tantôt s’obscurcit des éclipses d’une tristesse.
AËLI
c’est moi qui écris depuis
l’immense solitude des mots.
Ces mots me requièrent
comme l’un de ceux qui,
inquiet de les laisser dans l’ombre,
essaie de les porter dans le rayon
d’une fuyante lumière.
AËLI
aime moi,
je t’aimerai
jusqu’à
l’Infini
du Temps !