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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 08:08
Androgynie formelle

Marcel Dupertuis, "Noces", bronze non patiné 1/3, Lugano 1993

Exposition "La sculpture suisse depuis 1945"

Kunsthaus de Aarau, du12/06/21 au 29/09/21

© dupertuis

 

***

 

   [Ce qui, ici, doit être mentionné en guise de préambule, c’est la position critique que nous adopterons par rapport à ce bronze de Marcel Dupertuis. Nous ne le viserons dans sa globalité qu’après en avoir suivi quelques étapes préliminaires que nous estimons nécessaires à la juste saisie de l’œuvre. Cci aura lieu en deux temps. Premier temps : considérer cette sculpture en son état initial, à savoir d’être Terre (la terre ici sera l’équivalent du plâtre en sa première venue à l’œuvre), avant même d’être bronze. Ce sera le niveau que nous nommons morpho-génétique. Le second temps sera celui de l’accès du bronze lui-même à son statut d’œuvre d’art, approche cosmopoétique de la Figure. Tout aura, pour arrière-fond, le mythe de l’Androgyne selon Platon.]

 

*

  

   Temps morpho-génétique ou temps de l’Abstraction

 

   Si, du bronze, nous rétrocédons en direction de sa forme primitive, nécessairement nous nous retrouverons face à face avec la terre comme terre. Ceci veut dire que la notion même d’art en sa singularité aura été évacuée de notre champ de vision et d’interprétation. Nous serons, d’emblée, dans un temps d’avant le temps de la nomination et les prédicats, en attente de déterminer la forme, seront à l’état de sèmes natifs non encore parvenus à l’éclosion. Un genre d’infra-germination ne se connaissant que de l’intérieur, laquelle ne ‘fera monde’ que bien plus tard, lorsque l’acte poïétique de l’Artiste aura fait sortir de sa torpeur archaïque une matière amorphe, sourde, compacte, opaque mais non privée pour autant d’une vie interne plurielle. Toute entité en sa genèse passe par cette élémentaire station qui constitue son essence même la plus intime.

La terre est la terre en tant que glaise.

La terre est la terre en tant que limon.

La terre est la terre en tant qu’humus.

 

   La terre, en son stade pré-cosmique, est traversée de mille mouvements qui sont autant de polémiques, de tensions entre ses contraires, ses contradictions.  Car l’on ne saurait venir à l’art à la guise d’un simple repos. Se disposer à devenir une œuvre, c’est chercher en soi, au plus abyssal de sa propre matière, les motifs dynamiques qui, bientôt, vont imprimer aux énergies en présence, des lignes de force, des levées, des surgissements qui seront les premiers mots prononcés du poème infini de la création.

   Au sein même de la terre, alors que les mains artisanales imprimeront à la substance mille torsions et contournements, mille façons de venir à la forme, ce ne seront que tellurismes, failles, avancées et reculs, assurances et contrariétés, exhaussements et renoncements, comme si, du sein de l’indéterminé, veillait une manière de proto-conscience, sorte de vitalisme en soi n’attendant que l’instant de sa propre révélation, sa sortie au plein jour. Un mystère nucléaire creusé dans le derme de l’être-terre en devenir. C’est bien cette phase initiale qui se donne sous la forme du chaos et c’est cette profusion hylétique qui embrouille nos perceptions et ne pose la terre devant nous que sous l’aspect d’une abstraction. Il faut croire l’abstraction première dans le processus de venue à l’être, la figuration n’en constituant que son aboutissement, son terme final, lequel accomplit en un cosmos ce qui n’était que l’indifférencié, le primitif, la mesure limbique, sorte de magma en attente de son repos.

   Certes, esprits pressés, nous eussions pu nous emparer de la forme venue à elle sans chercher aucunement à en connaître le processus interne, autrement dit à percevoir la figure en tant que figure telle qu’elle nous est donnée dans le bronze. Oui, mais alors nous ne l’aurions saisie qu’au gré de son existence, non de son essence. Exister ne peut s’envisager qu’à toujours partir de l’essence. C’est l’essence qui est première, qui détermine le temps qui va suivre, qui confère à la matière sa forme définitive, qui l’assure de sa nature particulière. Identiquement, nous ne nous comprendrons nous-mêmes que dans l’acte de notre propre genèse : remonter à la source, à la naissance et lire tout ce qui, en aval, provient nécessairement de l’amont. Nous sommes des êtres racinaires et si notre constitution présente déploie notre écorce, nos ramures anthropologiques, c’est bien au regard de qui nous avons été en notre première venue. L’estuaire n’est estuaire qu’à avoir trouvé le lieu de son émergence au profond du pli de la terre, dans l’eau nécessairement lustrale, là où se dit le chant originel du monde.

 

   Temps cosmo-poétique ou temps de la Figure

 

   Voici, les convulsions se sont apaisées, la tectonique a trouvé le site d’une accalmie, les tensions se sont résolues dans la permanence, les flux et reflux ne sont plus qu’une présence fixe dont le bronze a été le patient artisan. L’abstraction s’est résolue en une figuration. Mais il serait peut-être plus exact de dire qu’il s’agit d’une ‘figuration abstraite’ ou bien d’une ‘abstraction figurative’ selon le niveau de précellence que l’on donne à l’un ou l’autre des modes de venue à l’être. Quoi qu’il en soit, (choisissons par exemple ‘figuration abstraite’), cette formule, au visage oxymorique, présente l’avantage décisif de nommer, tout à la fois le versant génétique primaire de l’œuvre, en même temps que son versant secondaire, cosmo-poétique, (tout poème, par nature, est cosmos, l’harmonie y règne de la même façon qu’elle se lève de l’œuvre d’art en sa valeur essentielle), versant au gré duquel elle nous apparait comme une figure janusienne à deux faces sous les auspices doubles de la temporalité (ce qu’elle a été et ce qu’elle est) et de sa pluralité ontologique (terre (ou plâtre) devenue bronze, esquisse devenue œuvre, virtualité devenue acte).

    Et puisque, présentement, au terme de cette analyse, le bronze se donne en tant que bronze, il ne nous reste plus guère comme ressource que de décrire ce qui vient au regard, ce dévoilement qui abrite en retrait la forme voilée, laquelle transparaît si nous entraînons notre vision au jeu sublime du décryptage visuel : sous les apparences, tâcher de trouver les traces premières d’une vérité (qui ne pourra se définir que sous l’expression de ‘vérité à l’œuvre’), laquelle n’est autre que la donation première d’une forme en sa mesure destinale. Cette forme, de tous temps, avait à être la forme qu’elle est au motif que l’art court tout le long de la temporalité, depuis la naissance d’une œuvre jusqu’à sa possible éternité. Parcourons donc les belles qualités esthétiques de cette figure.

  Il faut partir du socle, ce fondement spatial aussi bien que symboliquement originel. Le socle est large, massif, lourdement assuré de son être. Le socle connaît le lieu de sa provenance, cette glaise dont il est la tardive déclinaison. Le bronze porte en sa mémoire d’airain tout ce qui, au travers de son être de métal, fut un jour cette forme indistincte à la recherche de son possible. S’arracher à la pesanteur, se défaire de sa gangue anonyme, commencer à proférer sur le bord attentif du monde. Deux cylindres-jambes s’élèvent du sol à la manière de menhirs se détachant à peine de la pierre-mère, fondatrice de leur émergence. Les jambes sont jambes à n’être encore guère assurées de pouvoir supporter l’humaine figure. Il y a de l’archaïque là-dedans, du pierreux, du racinaire, du tubercule, du tératologique qui appellent, en toute logique existentielle, l’avenant, l’ordonné, le mesuré, mais il y a tellement de chaos emmêlé, entrelacé au divin cosmos. Un peu comme une figure du Bien encore traversée des empreintes fuligineuses du Mal. Du Paradis espéré, mais de l’Enfer encore vécu en sa profondeur d’abîme.

    Cela commence à chanter du plein du bronze, cela commence à s’extraire du tubercule en direction de l’efflorescence, mais c’est si malhabile encore, les gestes sont ceux de l’homo faber qui couverait sous le sapiens sapiens. Mais le ‘savoir’ est encore sous l’emprise du ‘faire’. Mais l’art en son aérienne levée est encore sous la métallurgie méticuleuse de l’artisanat. Mais la parole est encore semée des scories du minéral, parcourue des entailles du silex.

Il y a comme une stupeur du bronze à être rivé à son origine.

Il y a comme une joie du bronze à se distraire de sa pure contingence.

   Il y a une étrange tension, un étonnant tiraillement entre les deux caractères opposés de l’immanence et de la transcendance. Comme si l’Esprit invaginant la Matière se trouvait arrimé à une force qui le retenait captif, en voie de venue à soi, mais encore arrivé trop tôt au site de sa destination.

    C’est ce qu’il y a de plus patent dans cette œuvre, c’est qu’elle contredit en permanence ce qu’elle ne cesse d’affirmer.

Non-être en voie de l’être ?

Être en voie du non-être ?

   Il semble bien qu’il s’agisse de la dialectique d’une présence/absence au terme de laquelle se dit le souci de l’homme d’être au monde. ‘De l’homme’ qui, selon la formule canonique se donne en tant que : ’animal raisonnable’, mais alors ici, qu’en est-il de l’animal, du raisonnable ? Chacun affirme-t-il l’autre ? Ou bien chacun est-il le prédateur de l’autre ? Lutte immémoriale de la raison pour s’arracher aux mors archaïques qui la retiennent dans les limbes obscurs de l’animalité.

   Ce bronze, ce qui fait sa force, c’est le maintien d’un primitivisme, c’est son attachement racinaire à la Mère-première, c’est en même temps, cette dette au sol du fondement et son essai d’arrachement, d’exhaussement, de libération. Mais se soustraire au lieu de sa naissance, déserter ses propres fonts baptismaux est toujours douleur, perte, deuil. Mais quitter sa terre, s’élancer vers le ciel de son devenir est toujours épreuve. Tout homme est en partage de son être, à la fois hélé par le futur, appelé par son passé. Or cette sculpture est du type de l’homme, donc reposent en elle les événements nécessairement contrariés de la sphère anthropologique. Qui tantôt s’assume en son entièreté, tantôt se soustrait aux lois de son essence.

   Etonnante projection de cette jambe phallique, rencontrant une vulve-jambe-tubercule. Les fonctions s’entremêlent, les désirs se croisent et se fondent, les mots du corps deviennent illisibles, les chairs se rencontrent et profèrent selon le mode du galimatias, de l’imbroglio lexical, chute de l’essence du langage dans le derme existentiel, seule mémoire du corps en tant que roc biologique. Au-dessus, une manière de soudure ombilicale des deux formes, comme si, chacune, par la médiation du geste symbolique, voulait s’immoler en l’autre, n’être soi qu’en l’autre advenu, primarité ontologique où plus rien ne paraît que le confusionnel et, sans doute, ce rien aperçu au travers de la puissance ombreuse de l’inconscient ne pourrait jamais signifier que la perte de soi en une bien étrange contrée. Laquelle aurait pour voisinage, sinon pour lieu ultime, la rencontre avec le Néant.

   Puis, de cette masse informe qui nous place brutalement face à nos assises indigentes, sauvages, archéennes, il nous est demandé de faire un saut final en direction de ce qui, en ce bronze, tient lieu de visages. C’est là où la mesure humaine apparaît comme poinçonnée en mode majeur d’une verticale aporie. Le visage, cette empreinte insigne du lieu de notre essence, voici qu’elle s’absente de nous jusqu’à devenir le simple effacement de notre condition. Emmêlement inextricable des règnes où le Vivant (mais l’est-il encore vraiment ?) se situe au carrefour du minéral-végétal-animal sans pouvoir en dépasser l’étroite mesure, sans pouvoir en transcender la fermeture à jamais. Ici, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affirme comme la mise en acte du nihilisme contemporain : plus rien ne devient connaissable, plus rien ne signifie vraiment, plus rien en direction de quoi lancer un grappin qui s’accrocherait à un possible salut. Concrétion de la finitude qui dit, en termes plastiques, les parois sourdes en lesquelles l’humain est enfermé dès l’instant où il pose l’exister en termes de finalité. Tragique lové au centre du corps humain, tout comme le ver logé dans le fruit le boulotte consciencieusement. Cette œuvre, aussi bien, pourrait porter le titre d’un ouvrage de Cioran : ’De l’inconvénient d’être né’,  ‘Ebauches de vertige’, ‘Ecartèlement’.

   Certes, présenter ‘Noces’ sous l’angle du désespoir paraît infirmer ce que le titre suppose, à savoir la nécessaire joie de la rencontre. Alors, faut-il lire ce bronze en mode inversé et trouver dans son possible contre-type la signification dont il est porteur, comme si, retournant la calotte disgracieuse du poulpe, se donnait à voir le luxe intime inouï de sa chair ? Bien évidemment, tout est toujours possible en matière d’interprétation. Cependant, ce que voudrait montrer la suite de cet article, en abordant le problème de l’androgynie et du désir, c’est que ‘Noces’, bien plutôt que de nous montrer la lumière de l’alliance, met en scène la figure de la séparation, de la division, de l’impossible rencontre. Ici ne se montreraient que deux termes d’un processus dialectique liaison/rupture au terme duquel la désunion serait la résultante de la polémique. Mais il faut aller voir plus loin, du côté du mythe platonicien.  

 

   Mythe de l’androgynie et indépassable solitude

 

   « Le premier mythe platonicien de l'androgyne est relaté par le personnage d'Aristophane, dans le Banquet (189c - 193e) au cours duquel plusieurs personnages décrivent leur conception de l'amour. » (Wikipédia)

   Après avoir évoqué la présence en des temps anciens, de l’espèce androgyne, cette espèce posant une énigme à Zeus, ce dernier se mit en devoir de la résoudre de la manière suivante : 

   « Enfin, Zeus ayant trouvé, non sans difficulté, une solution, […] il coupa les hommes en deux. Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble […]

   C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. […] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »  (NB : C’est nous qui soulignons).

 

Androgynie formelle

  

   Le texte platonicien est plein d’enseignements dont le sens nous paraît clair. Que ces pensées résultent d’un mythe, peu importe et, dans l’antiquité grecque le mode de la connaissance était confié à la mythologie, non à la science, laquelle était, à cette époque, en voie de devenir. Plus que de simples formulations allusives, le propos du Maître de l’Académie ne demeure ambigu qu’aux yeux de ceux qui se réfugient dans la cécité de la Léthé, préférant le doux confort de l’oubli à la lumière de la réalité. Comment, en effet, ne pas saisir d’emblée, dans une manière de claire évidence, que l’Amour dont il est question dans le Banquet est purement et simplement Amour de soi ? Bien évidemment, il ne suffit pas d’affirmer mais de donner quelques arguments. Se mettre en quête de « sa moitié » (nous accentuerons le « SA »), « se fondre en un seul » (nous accentuerons « UN SEUL »). C’est le Sujet lui-même qui est au cœur de la recherche et non ‘l’objet’ de son amour. Et, du reste, ‘l’objet’ dont on doit la singulière nomination aux temps modernes inaugurés par le projet cartésien, place le Sujet d’une façon irréversible et radicale, au centre même de l’ego, dans son nucleus, cet ego qui, certes, pense, vit, aime et s’aime en Soi au travers de l’Autre (qu’il conviendrait mieux, dans ce contexte, d’orthographier avec une minuscule, ‘l’autre’). La revendication du « seul » suffirait à elle-même à clore le débat, tant la mesure du solipsisme y figure pleine et entière, ne laissant aucune chance à quiconque de pénétrer dans la citadelle.

   Mais à bien y réfléchir, l’acte d’amour est-il si désintéressé que nous le laisserait supposer, par exemple, l’amour courtois, avec l’exaltation d’une passion totale qui, en notre époque contemporaine, ne passerait que pour une ‘aimable bluette’ ?  Certes, le preux Chevalier entièrement occupé à satisfaire sa Belle, ne l’est-il qu’au regard du bonheur dont cette dernière sera, par-là, comblée jusqu’à l’excès ? Et quand bien même cette noble générosité, ce comblement de l’Autre seraient l’illustration de cette relation, l’Amant pourrait-il procéder à la quasi-nullité de Soi au point de s’oublier totalement en son Amante, renonçant à éprouver quelque plaisir ou jouissance des sens ? Non, bien évidemment, les choses ne sont nullement à sens unique. ‘Je M’aime en Toi’ est toujours la juste mesure d’un amour aussi bien consenti et éclairé des deux côtés. Ce JE que nous sommes, nous ne pouvons le jeter aux oubliettes au simple motif de ces assertions existentielles : ‘JE vis, JE pense, J’aime’. Par nécessité le JE est toujours prévalent pour la simple raison que MA façon d’être au monde, d’être à l’autre, sont toujours inscrits dans l’irrémissible et indépassable factualité du JE. Il est un fait que JE suis, que les sensations, les perceptions, les affinités sont MIENNES, que JE ne pourrais m’y soustraire qu’à perdre mon identité qui est aussi mon essence.

   Si le fameux ‘fin’amor’ suppose la soumission de l’Amant à son Amante dont il doit conquérir le cœur et, sans doute la chair, n’y a-t-il pas une manière d’injustice dans ce déséquilibre, un amour total ne recevant en contrepartie qu’un amour partiel ? Si l’amour est un absolu, et il faut en faire la thèse au moins théorique, contemplative, il ne peut qu’exister dans sa totalité sans réserve aucune qui privilégierait un Tel du couple au détriment de Tel autre. Si tel était le cas il ne s’agirait, en toute connaissance de cause, que d’un marché de dupes, du troc d’un amour contre des ‘commodités’. Ceci ne constituerait que le lieu d’une perversion et les sentiments éprouvés par la Belle ressembleraient fort aux basses œuvres d’un amour vénal dans quelque sombre boudoir capitonné de luxure et de vanité. L’amour exige l’amour en retour, non une vulgaire monnaie de singe. Mais si nous parlons d’amour à égalité de rétribution, alors ceci ferait pencher le trébuchet en faveur de l’idée que les amants, l’Un et l’Autre, payés à leur juste valeur, chacun y trouverait son compte, le sens d’une juste altérité pouvant ici s’écrire en exergue de la rencontre. Certes oui, mais cette position, nous devons le rappeler, ne résulte que du jeu de l’utopie qui consiste à réaliser une égalité des partages, à supposer que chaque ego ne vive qu’à faire apparaître l’Autre, à le faire briller au prix d’une abstraction du Soi.

   

   Epilogue

 

   Certes, le motif de l’Amour, figure solitaire promise à son propre effacement, est sans doute difficile à repérer dans ce long article qui s’essaie à emprunter quelques uns des multiples chemins du sens. Cependant le fil rouge qui en traverse l’épreuve est celui qui thématise l’Amour en son aporétique figure, comme si l’idée même d’amour ne pouvait s’inscrire qu’au fronton de quelque utopie, non figurer ici et là, s’incarner en tel ou tel Existant ou Existante. Peut-être l’Amour devrait-il perdre sa majuscule, s’orthographier avec une minuscule, ainsi, ‘amour’ et ne constituer que la figure allégorique posée par le divin Platon dans ‘Le Banquet’, comme l’on piquerait une fleur sur un chapeau afin de l’agrémenter, autrement dit en faire une simple apparence.

   Ici se donne à voir la problématique platonicienne au travers de laquelle l’amour-sensible ne serait qu’un reflet de l’Amour-Intelligible dont la lumière ne brille qu’aux yeux de ceux qui, sortis de la Caverne, sont capables de regarder la lumière du Soleil. Ils sont nommés tels ‘Les Rares’, sinon ‘Les Invisibles’ au motif que jamais personne n’a rencontré L’Homme, mais toujours cet homme-ci, cet homme-là, objet de chair en sa mortelle condition.

   Et si nous parlons de ‘mortel’, ceci n’a rien du hasard, on ne peut évoquer les choses de la Vie qu’en cette perspective Mortelle puisque, aussi bien, nous les hommes et femmes sommes des Dasein, à savoir des Passants qui ne s’inscrivent que dans la perspective de la finitude. Nous sommes « les seuls capables de la mort en tant que la mort », selon la formule célèbre heideggérienne. Tout, dans l’existence, se loge sous le sceau de cette empreinte indélébile. L’amour en particulier puisque

 

c’est par lui que nous venons au monde,

par lui que nous résistons à la finitude,

par lui enfin que se solde notre parcours humain,

dans notre étreinte finale avec la Camarde

dont Brassens chantait si joliment et avec humour la triste réalité :

 

« La Camarde qui ne m'a jamais pardonné

D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez

Me poursuit d'un zèle imbécile »

 

   Or c’est bien contre ce « zèle imbécile » que nous élevons lorsque ‘sacrifiant’ aux plaisirs charnels, nous ne cherchons jamais qu’à éprouver ‘La Petite Mort’, pensant qu’elle nous exonèrera, au moins provisoirement, de ‘La Grande Mort’, la faucheuse impitoyable qui moissonne nos têtes au mépris de toute convenance.

 

Qu’avons-nous à lui opposer ?

Des Noces ?

Un accouplement cathartique ?

Le cri d’une brève jouissance ?

  

  C’est Elle qui, ayant le dernier mot applique sur nos lèvres, autrefois gourmandes et désireuses, l’ultime baiser qui sera notre dernier acte d’amour. ‘Noces’, oui, mais ‘Noces barbares’ car l’idée même de liaison porte en elle les ferments de son propre nihilisme. Ce que ‘Noces’ est supposé dire en mode de joie, ‘barbares’ vient en décimer la fragile figure, autrement dit s’affirmer tel le cruel nihilisme. Afin de clore cet article, il nous suffira, une fois encore, de viser correctement la sémantique de cette Belle et Inquiétante Figure.

 

Androgynie formelle

   Ne sommes-nous saisis d’effroi au constat de ces yeux vides, de ces orbites creuses, signes avant-courriers de la Mort ? Ne sommes-nous reportés au plein de notre tragique condition à ne pouvoir déchiffrer le visage de ces Existants ? Ne percevons-nous, comme antinomiques de la relation, ce vide, cet abîme qui se glissent entre les supposés amants ? Ne sommes-nous directement confrontés à l’essence même du Néant à ne laisser venir à nous, tous ces trous, toutes ces failles, ces avens qui creusent les corps et les précipitent à trépas ? Et ici, il ne s’agit nullement d’un fondamental pessimisme ou d’une inclination à la noirceur entrenus par  quelque mal mystérieux. Nous ne faisons que traduire au plus près ce que la forme nous dicte au gré se son apparaître qui, déjà, n’est qu’un disparaître.

   Si nous visions cette œuvre à la manière d’une fable, alors la morale de l’histoire serait simplement celle-ci : toute altérité est pure invention de l’esprit, le tout-autre-que-soi n’est en définitive que notre ‘part manquante’, le creux qui s’est imprimé originellement en nous de cette moitié dont, jamais au grand jamais nous n’avons pu faire le deuil. Nous ne sommes des vivants qu’à l’être à demi. Si exister (‘eksister’) est sortir de soi en direction du monde, notre projet le plus secret serait uniquement un trajet de Soi à Soi, une plongée dans l’abysse de notre être propre qui porte pour l’éternité de notre vie les stigmates d’une brûlante incomplétude. Le voile dont l’Amour est la fragile dentelle consiste en ceci, à savoir que le simple terme de ‘noces’ dont nous pensons spontanément qu’il recèle toute source d’un possible bonheur, la réalité est bien plus verticale que ceci :

 

deux solitudes assemblées ne font pas un salut,

deux solitudes s’accroissent toujours de leur mutuelle tristesse.

 

   Nous sommes seuls à l’heure de notre Mort. Pourquoi ne le serions-nous à l’heure de notre Vie ? Quel prodige aurait donc métamorphosé notre essence ? Quelle soudaine braise surgirait donc des cendres ? L’androgynie a tracé en nous sa césure. Les bords de la plaie sont béants qui ne peuvent être recousus, sauf provisoirement, le temps d’une ambroisie, le temps d’un rapide acte d’amour.

 

‘Trois p’tits tours et puis s’en vont’ !

 

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