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23 octobre 2021 6 23 /10 /octobre /2021 10:08
Passion de la passion

Source : argoul

Explorer le monde

et les idées

 

***

 

   Pour écrire sur la passion, on ne peut faire l’économie de l’état passionné. Tout comme celui qui discourt sur la pauvreté ne saurait en ignorer les points les plus saillants. Passion, vous l’entendrez toujours à la manière de ce qui vous fait face, vous fascine, dont vous ne pouvez détacher votre regard, pas plus que l’inclination de votre âme, avec le vif sentiment d’une douleur, d’une souffrance aussi indéfinissables que l’angoisse diffuse qui étreint l’Existant au seul motif de son exister. Comme si la passion précédait votre venue au monde, dessinait les contours de votre être, vous appelait au-delà de votre présence même, vous hélait du plus loin de votre finitude. Approuvant ceci, le constatant au plein de votre chair, vous faisiez de la passion un fragment de vous-même, une racine fondatrice, l’unique pivot dont vous sentiez bien qu’il vous fixait à demeure, traçait la ligne de votre orient. De qui vous êtes en votre fond, ôtez la passion, alors vous ne serez plus qu’un nuage perdu flottant au-dessus de terres désolées, un chemineau privé de chemin, un enfant égaré cherchant le jouet auquel il s’identifie, dont il pense qu’il le porte au monde. Et il le pense sans doute avec quelque raison.

   Oui, la passion est de telle nature qu’elle colle sa liane à même la tunique de votre peau, s’invagine en votre intimité, si bien qu’une imagerie médicale pourrait bien en tracer le troublant faisceau parmi vos tissus, dans le parcours de votre sang, à même l’exactitude de votre empreinte digitale. C’est ceci une passion vraie : le rythme de votre souffle, les perles de vos larmes, les effusions de vos joies, les zéphyrs hauturiers de vos inspirations, la brûlure de vos enthousiasmes, la turgescence de vos désirs. Si bien que, l’idée même de vous soustraire à votre passion rimerait, tout simplement, avec la biffure définitive de qui vous êtes, esquisse non partageable, domaine si singulier qu’il se reconnaît au milieu des allées et venues de la multitude.

Seule votre passion vous accomplit dans la totalité de votre présence,

seule la passion vous porte en-vous, bien au-delà-de-vous.

   Mais qu’en est-il au juste de cette exaltation qui vous fait homme, de cette ardeur qui insuffle en vous l’air même que vous respirez, de cette subtile flamme qui irise vos jours, les retient de vous plonger dans le néant ? Certes, toutes ces énonciations se donnent sur le mode emphatique, lyrique, romantique. Mais comment pourrait-on éprouver de si hautes venues à soi du sens sans en être bouleversé jusqu’au socle même de son être ? Il n’y a nullement à argumenter, seulement se laisser aller à la pente déclive qui est la sienne.

   Comment mieux approcher le phénomène de la passion qu’à chercher, en soi, le mode originaire de sa donation ? Même si sa venue précède votre naissance, déjà dans les rumeurs anticipatives de la vie amniotique, il existe bien un lieu à partir duquel vous commencez à en percevoir les premières volutes, les primitives arborescences. Ceci se dit avec l’assurance d’une vérité, un genre d’apodicticité si l’on veut, le surgissement d’une lave à même un désert de cendres. Un ressenti en profondeur qui ne supporte guère de contrariété tellement il paraît fondé en soi, non en raison, mais en sentiment d’une irremplaçable valeur. Votre première passion c’est, à tout jamais, pour l’infini de votre temps à venir, l’amour que vous avez porté à votre mère, cette révolution copernicienne qui, un jour, vous fit passer de l’indéterminé au déterminé. Vous étiez un simple égarement en attente de sa confirmation, une boussole privée de nord, un esquif ballotté au gré des premiers courants existentiels. C’est par votre mère, par son affectueuse présence, par son amour à elle à vous destiné, que le monde hostile est soudain devenu accueillant, que la douleur native d’être s’est métamorphosée en palme effusive de joie.

   Ceci, vous l’avez su dès votre adolescence, cet amour en direction de votre mère n’était qu’une réactualisation mythologique, le jeu à bas bruit d’une dramaturgie originaire, la passion de Phèdre pour Hyppolite, autrement dit le tragique de toute vie en butte à l’interdit de l’inceste, au risque mortel de la transgression de la loi, mais aussi à ce qui alimente toute passion, le goût du risque, la confrontation avec la douleur, une progression sur le fil du funambule avec le double plaisir de l’équilibre, mais aussi de la chute toujours possible, sans doute même recherchée inconsciemment. Toute passion menée à sa pointe est provocation, pas de deux avec la mort, dépassement de soi pour atteindre les rives du néant, sacrifier son corps, devenir pur phénomène de soi, aura au large de son propre destin.

   Toute passion est totale, sinon elle n’est qu’une gentille bluette, une fable pour enfants sages. Très tôt, vous avez su que le couple Phèdre-Hyppolite structurerait toute votre vie amoureuse, recherche d’improbables amantes qui ne seraient que le halo d’un amour premier ne s’actualisant jamais qu’à l’aune du souhait, non de l’acte qui constituerait la fin du jeu, l’extinction de la passion. Toute passion vit de soi, attise ses propres flammes, souffle sur ses braises et ne pourrait cesser de le faire qu’au défi du plus vertical dénuement, un tapis de cendres se montrerait pareil à un linceul. Par essence, la passion ne peut que se croire immortelle, abritée de toute contingence, ne pouvant connaître ni la chute ni la disparition.

   Votre passion de la mère conduisait votre regard à découvrir le monde au travers de ses yeux, à goûter les mets par sa langue, à écouter les voix par ses oreilles. Cette hampe de roses trémières qui se balançait innocemment dans le jardin sous le souffle d’un vent printanier : votre mère. Ce tablier à carreaux de Vichy qu’elle portait (votre barboteuse était issue du même coupon) de même que les sarraus de vos compagnons de classe : votre mère. Ce clair-obscur qui baignait la cuisine de « La Petite Maison » : votre mère. Au sein de la rhétorique multiple de l’univers, un lexique, un seul se levait, la voix de votre mère à vous adressée avant même qu’elle ne pût aller à la rencontre des autres.

   Et votre père dans tout ceci ? Certes il était présent et même infiniment présent. Une passion au second degré s’il est possible de s’exprimer de cette manière. Métaphoriquement, si votre mère était la source, votre père était le ruisseau qui coulait vers l’aval, en direction des autres, parmi les complexités de la ruche sociale. Sans doute une passion plus étayée en raison, médiatisée aux motifs divers de la socialisation, lien irremplaçable avec l’image des premières lois, des forces vives que devait canaliser le principe de réalité. Le principe de plaisir, c’était votre mère. Evidence d’une pure jouissance associée au désir, la souffrance supposée de la passion, ce serait pour plus tard. D’abord il fallait demeurer auprès du nid et apprendre les rudiments du vol. Quiconque a ressenti le magnétisme des ondes maternelles ne saurait les oublier. Elles sont un guide précieux, une constante réassurance narcissique dans les épreuves des événements à venir.

    Inévitablement, vos passions se calqueront sur ce motif premier, elles n’en seront que des déclinaisons dont le fil rouge ne sera pas toujours facile à repérer, l’existence est un tel labyrinthe. Dans la généalogie de vos passions, succédant au double nimbe maternel-paternel, en troisième position (mais peut-on établir une hiérarchie des passions ?), la lecture, compagnon indissociable du livre qui en constitue le support. C’est dans la classe de Monsieur Chaliès, à la fin de l’école primaire, que l’éclosion eut lieu. Sans doute les prémisses remontaient-elles bien en-deçà, aux rhizomes mêmes qui installèrent en vous une dévotion peu commune en direction de  tous les motifs de la langue. C’est dans le manuel (mille fois cité, mes habituels lecteurs ne m’en tiendront rigueur) du « Souché » que se tramèrent les liens indissolubles qui vous attachèrent très tôt aux textes. Souvent encore, à cette époque qu’il est convenu de nommer « crépuscule de la vie », nombreux sont les extraits d’anthologie littéraire qui hantent vos souvenirs. Certes ils vous rattachent à un passé révolu mais ils illuminent votre présent, donnent à votre avenir des rives heureuses, délimitent une zone de clarté qui chasse les ombres, dilue les soucis.

   Les ondes du Souché se font encore et toujours sentir comme l’entrée dans un domaine d’élection bien difficile à dépasser. Désormais, tout ce qui viendra à vous le fera sur le mode de la littérature, sur la mélodie de la poésie, assises fondatrices d’une direction à donner à tout ce qui est. Apercevrez-vous le vol d’une compagnie d’oiseaux dans les brumeux matins d’octobre et ce seront « les émotions d’un perdreau rouge » telles qu’évoquées dans « Contes du lundi » d’Alphonse Daudet. Serez-vous surpris par le sourire gracieux d’un nouveau-né et se lèvera en vous le beau poème de Victor Hugo « La sieste de Jeanne » tiré de « L’art d’être grand-père ». Des cultivateurs croisés au hasard des chemins : « Deux braves paysans » du « médecin de campagne » de Balzac. Un sentiment de peur vous saisit-il et aussitôt vous êtes transporté dans le temple de Monsieur Lambercier, à la recherche de la Bible que vous êtes censé lui ramener, saisi de frayeur par l’obscurité de l’édifice, pareil à Jean-Jacques se racontant dans les belles pages de « L’Emile ». Ainsi défilent dans votre panthéon littéraire, aussi bien Racine que Flaubert, aussi bien « Le Génie du Christianisme » que « Germinal » ou « La Mare au Diable ». En quelque sorte un univers intime dans lequel trouver des raisons d’espérer et de jouir de l’instant présent. Le pouvoir de la lecture est tel qu’il efface, tout autour de vous, la dimension de l’espace, qu’il réduit le temps à la taille de l’infime, du donné immédiat, sans retour vers le passé, sans projection vers l’avenir.

  

   [PARENTHESE – Ecrire sur la passion ou tâcher de le faire comporte toujours deux écueils : en dire trop ou bien, inversement, laisser la passion dans les limbes,  la limiter à l’indécision de son être. Parler de la passion, sauf à vouloir demeurer dans l’abstrait, implique le Soi et son démontage pièce à pièce, exige d’inciser la peau au scalpel, de fouiller les chairs pour y trouver ce qui alimente ce curieux sentiment aussi vif que la braise. Seulement l’on est toujours comme ces exécutants de la médecine légale, de ses investigations ne résultent, le plus souvent, que des constats amers, la chair est esseulée que la vie a désertée et la passion de même si elle n’a jamais existé. Cependant il faut tenter de décrire de l’extérieur du cercle (décrivant, l’on est toujours nécessairement hors l’orbe des passions) autrement dit faire venir au jour ce qui ne peut briller que dans l’obscurité. Il s’agit d’une réelle exhumation dont l’ardeur risque bien de souffrir, elle qui n’a de raison d’être que du centre même de sa brûlure. C’est ainsi, la fonction symbolique fait ce qu’elle peut, avec les moyens dont elle dispose. Aussi le recours aux métaphores s’impose-t-il comme la seule voie possible d’énonciation, le réel dût-il souffrir de ne figurer qu’à titre d’approximation.

   Si la passion était un fruit (non, ce ne serait nullement le fruit de la passion, la tentation fût-elle grande !), ce serait une pêche, ce fruit si sensuel, si capiteux, si généreux, tel que représenté par Cézanne dans « Nature morte aux pêches et aux poires ». Dans ce tableau, les pêches exultent, débordent de soi, elles sont une effusion en direction de qui en connaîtra la pulpe savoureuse, le trait souple, duveteux, l’enveloppe charnelle, le parfum délicatement sucré. Nous ne savons si Cézanne éprouvait une dilection pour ces fruits en particulier, ce que nous pouvons affirmer, c’est que sa propre frénésie de peindre infusait tous les objets auxquels elle se rapportait, nous les offrait comme son ressenti le plus intime.

   Si la passion était une représentation picturale, ce serait « Nu couché » de Modigliani, cette libre venue à soi du Modèle, cette peau infiniment luxueuse, faite de terre et de touche aurorale, cette subtile variation entre nacarat, incarnat avec une once d’ambre, cette carnation purement, nativement solaire, cette ouverture au monde, ce pur vertige. Un homme passionné pourrait-il peindre autre chose que des Modèles passionnés ?

   « Le peintre en herbe brûle déjà de passion pour son art, car d’après sa mère il peignait « tous les jours et tout le jour. »,

   voici ce que nous dévoile un très bel article intitulé « Modigliani ou le magicien des excès » publié sur le Site « mieux vaut art que jamais ». « Magicien des excès », tout ici est dit de l’essence de la passion : magie et excès unis pour transfigurer le réel, lui donner de royales assises puis le doter d’un envol, d’un arrachement à la pesanteur terrestre, essor infini, surabondance, art de la démesure (« hubris » des Anciens Grecs, les dieux sont proches qui pourraient se venger de l’insolence humaine, de la prétention des Mortels de les égaler, eux, les habitants de L’Olympe),

   Saut dans l’exubérance, sentiment dionysiaque d’exister hors ses propres frontières, de faire se dilater les choses jusqu’à leur possible déflagration. Car il y a bien de ceci dans le germe expansif de toute passion, devenir « maîtres et possesseurs de la nature » selon la belle expression de Descartes. La « nature » : tout ce qui vient à soi et peut se donner, s’offrir comme un fond sur lequel exercer sa puissance, sa domination, plier la réalité au feu de sa volonté, faire de ce que nous rencontrons une banlieue de son être, une chôra dont on serait le centre et la périphérie, autrement dit un tout en soi assemblé. Se fondre en sa passion, afin qu’illuminé par cette curieuse alchimie, nous puissions nous découvrir comme cette œuvre portée au Rouge, cette incroyable Pierre Philosophale dont la passion est, tout à la fois, le tremplin et le reflet.

   La passion est une esthétique, une forme existentielle, la pente singulière selon laquelle le Soi se donne au monde. Elle n’est pas une éthique. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise passion. Il n’y a pas de basse et de haute passion. Le passionné ne choisit nullement le feu qui va le consumer. Il se donne avec entière confiance à ce qui le soutient et le motive, le fait aller de l’avant. La passion ne peut qu’être pleine et entière, sans reste qui demeurerait on ne sait où, dans la proximité du passionné. La passion est entière, irréversible, augmentant son emprise et sa royauté chaque jour qui passe. Chaque instant voué à la passion constitue un accroissement concomitant de l’être, un élargissement de son aura. Jamais l’on ne peut être passionné à temps partiel. Passion est totalité ou bien n’est rien. Voyez « La Passion du Christ », ce puissant archétype sur lequel se greffent toutes les passions humaines inscrites dans le siècle. Etonnante polysémie qui dit la Passion du Christ selon deux modes : un mode relié au génitif objectif, le Christ est la Passion même. Un mode relevant du génitif subjectif : la Passion des Pêcheurs pour le Rédempteur. Ici, l’on voit bien que cette étrange exaltation ne saurait supporter nul euphémisme, que son rayonnement ne peut qu’être solaire, son royaume sans partage.

   Mais quel est donc le passionné qui accepterait que son sentiment soit qualifié de passe-temps, d’occupation, de loisir ? Non, nous sentons bien ici que la passion est d’une autre nature, qu’elle entraîne celui qui en dépend aux limites de lui-même, dans une zone « transitionnelle » qui serait bien difficile à définir par le sujet qui en est le centre d’effectuation, par le voyeur qui n’en peut jamais juger que les effets externes, les signes pareils à du morse ou à d’énigmatiques hiéroglyphes. Car nulle passion ne se laisse déchiffrer au simple motif que son essence est quasiment insaisissable. Avant la passion nul ne peut rien en dire. Pendant la passion l’évènement est si fort qu’il rend aphasique celui qui en est affecté. Après la passion, comme après les joutes amoureuses, une manière de vague mélancolie teinte la scène passée des couleurs d’une amère nostalgie. A la manière de qui est captif de la « noire idole », tout est à recommencer dont rien ne demeurera que le vif au plein de l’âme d’un désir de se précipiter, tel Empédocle, encore et encore dans la gueule du volcan, au milieu de la fournaise, là où se donne l’ivresse de l’abîme. Si la nature de la passion demeure hors d’atteinte, c’est bien au prix de la curieuse temporalité toujours en fuite dont elle est tissée, de la condensation d’un espace dont le lieu se reconfigure sans jamais faire halte. La passion, portée à son acmé, réalise la fusion, en l’unique, du passionné, de la passion, de l’objet de sa passion. Une trinité devenue unitaire. Une pluralité devenue singularité.

   Mais ici, de manière à pénétrer plus avant la passion, il convient de revenir à la relation originelle mère/enfant. Ce qui est beau, au-delà de toute expression dans cette intime communauté, c’est la quasi-fusion qui attache les sujets, les confond, les place dans un vis-à-vis sans distance, dans un temps entrelacé. Chair de la mère qui est la chair même de l’enfant. Nul objet ne pourrait s’intercaler, nulle présence faire écran, sauf à ruiner l’image spéculaire en écho, ce qui reviendrait à détruire le socle d’une grâce. Oui, c’est bien d’une grâce, d’un charme dont tout échange passionnel est tressé. Tout s’illumine qui est touché par son surgissement. Le bonheur subtil éclot, lui qui attendait dans l’obscurité sa venue au jour, sa douce parution.

    Voyez un lecteur occupé à la tâche de lire. Rien ne compte plus alentour. Seul le livre posé sous le cercle blanc de la lampe mérite attention. C’est comme si, par magie, le tout du monde s’effaçait, ne laissant en présence que l’objet élu et le configurateur de l’élection. Depuis la plage claire semée de signes noirs semble se lever un invisible poudroiement en direction de l’Attentif. Depuis les yeux de l’Attentif semblent se donner d’impalpables rayons, semble diffuser un train d’ondes à l’étrange pouvoir. Une mystérieuse eau de source relie qui-lit à ce-qui-est-lu en une seule et unique sensation.

La chair de l’homme devient signe. Le signe devient chair.

    Oui, lire passionnément suppose une incarnation de la lettre, une symbolisation de la chair. Il faut créer les conditions d’une équivalence, il faut mettre en correspondance l’homme et la littérature, faire coïncider la phrase et l’émotion interne, faire du texte la nourriture du corps. Etrange mécanisme physiologique, étonnante manducation de ce qui est langage, qui se métamorphose et procure au lecteur jouissance et sensualité, tout comme la pêche dégustée inonde de plaisir le palais, met en relation avec la prodigalité de la nature.

L’être de l’homme devient l’homme de lettres,

   celui dont on pourrait tracer l’esquisse en assemblant consonnes et voyelles, en convoquant les signes de ponctuation, les subtilités orthographiques, les inépuisables ressources de la rhétorique, les fleurs de la pure poésie. Il n’y a vraiment d’essence passionnelle dans l’acte de lire qu’au motif de ce versement d’une précieuse ambroisie, le texte, dans la profondeur insondable de la jarre humaine. Porter à soi un fragment d’anthologie, le faire sien, l’immerger au plein de son être revient à jouir d’un breuvage divin, à transcender le réel, à orner sa haute cimaise des faveurs de ceux qui connaissent la valeur plénière des choses, des chercheurs d’absolu, des explorateurs de beauté.

    Mais il faut reprendre les équivalences symboliques. Si la passion était air, nul ne serait surpris qu’elle se donnât sous l’impétuosité du Mistral balayant la plaine de cailloux de la Crau, sous la vigueur de la Tramontane envahissant le Golfe du Lion, du Grec bleuissant les côtes de Malte, du Libeccio couchant l’Île de Beauté sous ses coups de boutoir.  

   Si la passion était eau, comment ne pas l’envisager sous la forme des tornades, des cyclones à l’œil dévastateur, aux chutes se précipitant dans de profonds canyons, aux déluges multiples qui sèment sur la terre toutes sortes de désolation ?

   Si la passion était terre, ce ne seraient que convulsions de glaises, agitations désordonnées de mangroves, failles telluriques, jets de vapeur, projection de lapilli, rivières de lave cascadant sur la pente des montagnes.

   Si la passion était feu, on n’apercevrait que d’immenses incendies, de géants autodafés, des bûchers élevés sur des places publiques, des forges de Vulcain crachant leurs fleuves d’étincelles.

   C’est toujours le paroxysme qui se donne en premier lieu à l’évocation de la passion, la frénésie, sinon la fureur.

    « L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue ; la passion comme un courant qui creuse toujours plus profondément son lit. »

                                (Kant - « Anthropologie d'un point de vue pragmatique »)

  

   Oui, nous les humains, nous que limite la finitude, nous que la force délaisse peu à peu, nous qui souhaiterions être dotés d’une infinie « volonté de puissance », nous rendre égaux aux dieux, que nous reste-t-il, pour les plus obstinés au moins, que de nous en remettre à une passion qui nous arrache « aux fers » de notre condition humaine ? Une vie sans passion est sans doute une vie triste, sans relief, sans surprise. Or, hommes vivant sur le cercle de la terre, sous la vaste avancée du ciel, hommes la plupart du temps égarés parmi la vastitude et la reconduction identique à l’infini de la trame des jours, il nous est demandé de nous étonner, de rejoindre cette belle interrogation grecque du « thaumazein », terme que l’on traduit parfois, dans sa valeur la plus commotionnante, par « stupéfaction », « sidération ».

    Oui car vivre, exister et éprouver la « merveille d’être » ne va pas sans frôler quelque danger, sans tutoyer l’aporie définitive de notre présence ici et maintenant. Or, s’il en est bien ainsi de la marche en avant de la condition humaine, comment pourrait-on éviter de faire venir la passion à notre chevet ?

En raison même de ses vertus cathartiques ?

D’une sorte de démesure à conférer à l’amour ?

D’un élan à dépasser la volupté ?

D’une impulsion à donner aux félicités intellectuelles ?

D’une amplitude à insuffler

dans le réseau serré des concepts ?

  

   A chacun de choisir la voie selon laquelle sa passion trouvera à s’exercer.

   A la vérité, existe-t-il des êtres si détachés, si ennuyés de la vie que leur tracé émotionnel consisterait en un électroencéphalogramme plat, une indifférence à tout, une apathie radicale face au réel ? Même les ascètes ou les anachorètes ne le pourraient, eux qui trouvent dans la solitude, le retirement, le dénuement, les sources mêmes de leur motivation et, sans doute, se lèvent en eux les lianes d’une passion qui, loin d’être volubile, n’en est pas moins affirmée en son fond.

   Et il faut encore dire la passion en images, lui donner des gages quant à son immense polyphonie. Si la passion était une fleur, l’on penserait immédiatement aux « Tournesols » de Van Gogh, à leur irradiation solaire, à la folie que le Hollandais a logé dans leur cœur, aux pétales agités, à l’intensité de leurs couleurs, bien plutôt flammes, feu, que simples pâtes jaunes de chrome, cuivre et corail.

    Si la passion était un arbre, d’emblée l’on apercevrait l’olivier au tronc bulbeux, convulsif, son lacis de branches torses, ses feuilles hirsutes semblables à une chevelure emmêlée, broussailleuse. 

   Si la passion était paysage, elle se révélerait prioritairement tel un vaste canyon, celui bien connu du Colorado avec ses roches couleur de sanguine, de safran, d’aurore, immense polychromie que redouble le bleu intense de l’eau, le vert cru de ses rives.

   Si la passion était école de peinture, elle serait fauvisme à la Derain (et rejoindrait en ceci le « Nu couché » de Modigliani), elle serait expressionnisme, à la manière du « Portrait de Madame Matisse à la raie verte », par exemple, étonnement chromatique s’il en est !

   Si la passion était sculpture, l’on penserait aux créations du couple Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle. Tinguely avec ses exubérances cinématiques. Saint-Phalle avec ses « Nanas » plantureuses, violemment colorées.

   Si la passion était musique (sans doute la forme d’art la plus adéquate à en révéler la nature), elle serait sans doute sur le mode baroque, enjoué, appelant les mouvements les plus vifs, allegro, vivace, presto, prestissimo. Puis, sur le mode romantique, une expressivité de plus en plus affirmée allant crescendo, depuis l’agitato au vivace, en explorant la gamme des con brio, con fuoco, maestoso, risoluto, vivace. Enfin, on l’aura compris, ici l’on n’est nullement dans la douce rêverie de l’adagio ni dans la douceur de la fugue, mais dans la vivacité de l’allegro, la rapidité de la gigue, l’entrain de la sarabande, la pétulance du scherzo, l’allant du presto, le mordant du pizzicato. Tout se donne sur le mode du concerto, de la rhapsodie, de la sonate, de la symphonie.

   Toutes ces analogies font signe en direction d’une exacerbation des sentiments, d’une polyphonie heureuse, d’une félicité, toutes choses étouffant dans l’œuf l’ennui, la langueur d’âme, la possibilité toujours ouverte de la chute dans les ornières de la mélancolie. Nulle sonate n’est triste en soi, nul concerto ne tire des larmes. Nul amour ne traîne avec lui une charge de chagrin. Certes, le plein est toujours ce qui comble et rassure. Toute passion est hauturière qui navigue loin des récifs de la côte. C’est parfois le retour au port, le mouillage, la révision de la carène, le calfatage, toutes actions adventices qui, installant une vacuité dans le cours heureux de la passion, font soudain surgir son envers, cette manière d’apathie existentielle, d’ennui infini qui confine à la perte du sens, à l’absurde et parfois la fin du jeu consiste-t-il en un pur tragique.

   Pour cette raison, il serait non seulement vain, mais inexact de peindre cette exaltation de soi à la mesure d’une clarté sans faille, d’une illumination de tous les instants. C’est dans les interstices temporels de la passion que s’introduit ce qui la mine et, le plus souvent, la détruit. En vertu de ceci, il convient de l’alimenter chaque jour qui passe, l’assurer d’un futur, lui donner son aliment, tout comme l’on nourrit une bactérie, une levure en leur apportant leur part de glucose journalier. Ce métabolisme de la passion a cependant des qualités singulières. Lié de près aux variations et fluctuations de la psyché, tantôt il fréquente les parages du plaisant, de l’impassible, tantôt il verse dans l’abîme du pathos et se teinte de bien pâles lueurs. Par définition la passion est exigeante, aussi est-elle difficile à entretenir et il convient donc de souffler sur les braises, de faire jaillir des bouquets d’étincelles. On est toujours intraitable, exigeant avec ceci même sur quoi on a dirigé son intérêt, polarisé son amour. L’équilibre est donc fragile. Constamment remis en question.]

  

   Mais le Souché de l’école primaire n’a pas été seul à l’œuvre. Bien d’autres livres se sont annoncés telles des Muses prolixes, des guides précieux sous lesquels la passion vivait sa vie sans doute tumultueuse mais que la beauté des textes littéraires calmait, assagissait, la rendant, sinon inapparente, du moins discrète, mais non moins sensuelle, caressante. Une présence à l’ombre de qui vous étiez, un genre d’amitié naturelle, une sorte d’évidente affinité. La liste des œuvres qui portait votre être à son entièreté serait bien trop longue et fastidieuse. Citons seulement la découverte d’un auteur devenu, au fil du temps, l’orient au gré duquel s’affine votre intérêt pour la lecture, se précise le travail d’écriture qui sera le vôtre bien plus tard. Suivant une longue période de disette littéraire, la découverte un jour de « Trois villes saintes » (un long article relate cette découverte), la révélation d’un talent d’écriture hors du commun, celui de J.M.G. Le Clézio que le Prix Nobel de Littérature a couronné en 2008. « Trois villes saintes » était le point de départ d’une lecture fiévreuse de l’ensemble des ouvrages de cet immense écrivain. Pages lues et relues des centaines de fois, jusqu’au vertige. Votre passion rencontrait une autre passion, s’accomplissait au gré d’une œuvre passionnante. Mais ici, il faut citer quelques extraits et tâcher d’en tirer un commentaire, montrer comment une permanente exaltation (surtout dans les œuvres qui précèdent « Désert ») parvient à une écriture tendue à l’extrême, vibrante, pulsionnelle, éruptive, hyperesthésique, polysensorielle. Aucun des prédicats cités ne pourrait épuiser la richesse de l’inspiration, reproduire la force des métaphores, décrire la pluralité des inventions.

      

    D’abord deux extraits tirés de « L’extase matérielle » :

  

   « Mais ce qu’il faut intensément, passionnément sentir, c’est ce qu’il y a de dramatique dans chaque vie humaine. Je voudrais dire ce qu’il y a de possible drame dans chaque morceau de chair, dans chaque geste, dans chaque sensation et parole. Le vrai, le seul drame, avec, au centre, pour le diriger, pour le rendre raide, l’idée de la fatalité. La fatalité d’être vivant sur terre, sorti du néant, jeté dans le chaos brutal et frénétique de l’existence. »

  

   On mesure d’emblée combien le langage sera le lieu même des plus terribles et étonnantes convulsions. En quelque façon un existentialisme de combat où il faudra, pied à pied, s’assurer d’un lieu où vivre, créer les conditions d’un possible avenir sous la menace d’un destin au relief tragique. Tout, ici, est transi d’effroi, jusqu’en la texture de la chair, dans le moindre des gestes, les émissions de la parole. Tout, ici, est empli de l’étrange sensation de la finitude. Ce qui, bien évidemment, détermine ce langage pressé, ce scalpel des mots qui fore jusqu’au détail le plus intime de la condition humaine en sa marche cahotante, hésitante, toujours placée sur le bord de quelque précipice, ce qui l’autorise donc et sans doute l’exige, cette hâte constitutive des états éprouvés hors la commune mesure.

   Passion en tant que pathos. Toute idée de félicité est aussitôt répudiée.

  

   « Donc, je me sens à tous points de vue un « inachevé ». Moi qui aime passionnément l’exactitude, je sacrifie sans cesse au démon du flou, du vague, de l’imprécis. J’ai besoin de cette ouverture. J’ai besoin de fuites. »

  

   Comment ne pas repérer, dans cette écriture, les thèmes essentiels que rencontre tout passionné : inachèvement de soi, attrait à la fois pour la précision et pour son envers, fuite permanente hors ses propres limites ? En soi, le passionné est celui qui vit douloureusement son incomplétude, son manque-à-être. Ce qu’il ne peut trouver en son intérieur, il le demande et le cherche résolument dans son activité de lecture, d’écriture et, aussi bien, dans son geste quasiment maniaque d’appropriation d’un domaine dont il a fait sa terre d’élection, jardinage, astronomie, collection de pièces de monnaie ou de babioles sans aucune importance, sauf pour celui qui a jeté sur elles son dévolu, qui en a fait le centre même de sa vie.

    Passion en tant qu’ambiguïté foncière du Soi.

      

   Extrait de « Terra amata »

  

   « Plus rien ne comptait que cette explosion de vie, cette explosion unique et belle. Issue de la longue nuit opaque et insensible, il y avait maintenant cette boule de feu, plus lumineuse qu’un million de soleils, qui était enfermée à l’intérieur du corps et fulgurait. La blancheur est dure, elle fait mal, elle écorche, mais cette douleur est aussi la plus grande des jouissances, parce qu’elle est l’action de la vie. Il y avait tant de choses à croire, ici, tant de choses à aimer, haïr, toucher, boire, regarder, sentir, comprendre, entendre, juger, souffrir, espérer. Il y avait tant de peur, tant de mal, de douceur, de bruit ou de froid. Du plus lointain du temps ou de l’espace, cette richesse était venue jusqu’à Chancelade, homme parmi les hommes, habitant de cette planète, et l’avait transformé en bombe. Tout cela était là, présent, palpable. Cela méritait plus que des mots, cela méritait des cris vraiment, des hurlements à pleine gorge, debout sur le trottoir, face aux autres hommes. Ils n’auraient peut-être pas compris, mais c’était pourtant ça qu’il fallait faire ; ouvrir la bouche et hurler de toutes ses forces, à 3 heures de l’après-midi, avec les veines du cou et des tempes gonflées à se rompre :

 

HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAARRRRRRH ! »

  

   Ici, le registre passionnel est porté à son comble, à sa dimension incroyablement paroxystique. Le langage est pareil à un sismographe dont l’aiguille sensible enregistrerait les moindres tellurismes de la terre humaine, archiverait les mouvements les plus subtils d’une âme en proie aux songes les plus inquétants. Car Chancelade-le-passionné, du plein de l’angoisse qui l’habite et le chamboule de fond en comble, ne veut rien perdre de ce qui agite et traverse la planète. Il veut s’emplir de tout ce qui vit, rayonne, dont il pense que l’effusion pourrait bien combler le vide abyssal au-dessus duquel son existence d’éphémère s’est édifiée à défaut d’y trouver un sol stable. Alors il faut inventorier, archiver dans la masse opaque de son corps, dans la fibre de sa chair, dans la pupille de ses yeux, au bout de ses doigts, dans les replis de sa conscience, toutes les choses qui apparaissent et veulent bien se donner à la manière de rapides certitudes. Car il n’y a pas de temps à perdre. Car il n’y a nul espace à négliger. Tout devient infiniment préhensible, tout devient substance dont tirer son profit pour qui veut échapper à son propre chaos, au chaos du monde qui n’est jamais que le reflet de l’humain en sa propre perdition, livre immense qui assemble laborieusement les signes universellement éparpillés.

    Sans cesse il faut phagocyter tout ce qui passe à la portée, sans cesse il faut s’assurer de son être pris au milieu du fatras, de l’enchevêtrement de l’exister. Sans cesse il faut être ce Sisyphe qui remonte éternellement sa pierre sur la pente de la montagne. Sans cesse, de manière strictement obsessionnelle, il faut jeter qui-l’on-est au centre du tohu-bohu, tout en haut de la Grande-Roue-du-Destin, sur tous les chemins du monde, ce monde dont Montaigne nous dit qu’il « n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. » Mais qu’affronte donc avec son cri à pleine gorge, Chancelade, sinon cette « branloire perenne » qui, depuis l’origine et jusqu’à la fin des temps oscillera, pareil à un toton fou ?

   Poussant son hurlement, ce summum de la passion devenu cri à la Munch, Chancelade, du fond de sa lucidité, sait bien qu’il ne pourra exorciser tous les maux qui le frappent, qui sont constitutifs de sa nature d’homme. Fonction jaculatoire, jaillissement ardent depuis le Soi en direction de ce qui n’est pas Soi qui, aussi bien, peut résulter d’un immense chagrin, d’une débordante volupté, d’une passion exacerbée. Tout équivaut à tout lorsque l’excès est le seul mode de lecture du monde. Mais face au chaos, à la misère, à la souffrance, mais face à la pure joie, au bonheur communicatif, à l’œuvre belle, peut-on se déposséder de ce bien précieux qu’est toute passion, ce fleurissement de l’être sans quoi l’existence ne serait qu’une erreur ?

 

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