Esquisse
Barbara Kroll
***
[NB : Ce texte en forme de poétiser
Doit être lu à la manière d’un signe
dénonçant la guerre
et toute barbarie
dont l’homme
se rend coupable
le sachant ou à son insu.]
*
Toi dont les yeux noirs
reflètent l’ombre du Néant.
Qui es-tu donc pour être
si absente à toi-même ?
Nul ne pourrait percer
le feu de ton regard
qu’à se perdre lui-même
en des continents innommés,
en des sites d’effroi.
Que vois-tu du vaste monde
sinon la mesure
de ton propre tragique ?
As-tu au moins traversé
ton vertigineux abîme
pour surgir au lieu qui,
de toute éternité, t’attend ?
Je crois que tu vis
en arrière de toi,
au plein même
de ton esquisse,
cette dure chrysalide,
cette tunique fibreuse
qui te retient bien
en-deçà du réel,
dans d’innombrables coursives.
Elles sont la stricte mesure
de la Mort,
le territoire avant-coureur
de ta terrible naissance.
As-tu conclu un pacte
avec le Diable ?
Es-tu la forme prisonnière
de quelque Artiste fou ?
Sais-tu la dague
que ton étrangeté projette
au-devant des Existants ?
Je ne peux guère fixer
le puits de tes yeux
plus longtemps,
il me réduirait à sa merci.
Il bifferait ma présence.
Il détruirait le limbe
de mes mots.
Toi dont le visage
est ovale,
ciré de blanc.
Quel crime as-tu commis
pour porter ce spectre de mime,
cette lunaire empreinte
de Pierrot triste ?
N’est-ce pas toi
que tu as condamné à demeurer
dans un linge d’invisibilité,
dans l’épreuve d’une froidure définitive ?
Je sais, tu ne prononceras nulle parole.
Jamais les fantômes ne parlent,
agitent simplement le grelot
de leur linge livide,
pareil au pestiféré
qui sème devant lui
les germes de la peur.
Certes, je trace de toi
un portrait
en creux,
en abysse,
en déraison.
Mais me donnes-tu le choix
de me distraire de toi,
de fixer le soleil
et de chanter
l’Hymne de la Joie ?
Quelqu’un a-t-il déjà
porté la main sur toi ?
Quelqu’un a-t-il
frissonné d’angoisse
à la seule idée
de t’approcher ?
Non, tu le sais,
ta levée n’aura lieu
qu’à appeler ta chute,
ta tentative d’exister
qu’à gésir dans la nasse
de ta vacuité,
ton désir de paraître
qu’à s’ourler de finitude.
Tu es un être sans être,
même pas l’intervalle
entre deux mots,
même pas le souffle
qui animerait ta poitrine,
plutôt un sanglot pas plus haut
qu’un simple dénuement.
Toi dont la bouche
est un fruit éteint.
Mais qui donc consentirait
à approcher ses lèvres
des tiennes ?
Elles sont le signe
d’un retrait de toute chose,
elles ne sont gardiennes
de nul secret,
c’est précieux un secret,
elles sont la geôle de l’in-dit,
du non manifesté,
de l’effacé en soi
qui jamais ne franchit
l’orbe de sa native flétrissure.
T’accablé-je d’être ainsi
si peux disposé à la mansuétude ?
Mais peut-on témoigner
de quelque sentiment
envers ce qui se donne
pour le corridor même
d’une nulle abstraction,
pour le piège dans lequel
se garder de tomber ?
Car, si tu n'es le Mal
en sa plus effective parution,
tu en es, sans doute,
le plus empressé vassal,
l’image qui nous crucifie,
prenant acte
de ton étrange présence.
J’aurais dû dire « effrayante »,
mais il me faut mettre
quelques prédicats en réserve.
Toi dont le corps
est pure hallucination.
Es-tu seulement une chair ?
Du sang coule-t-il
en tes veines ?
Ton souffle n’est-il cerné
du froid de mortelles scories ?
Que dissimule
ton gilet bleu délavé ?
Une étique poitrine
que nul allaitement
ne viendra visiter ?
Des humeurs perverses ?
Ton cœur n’est-il limité
à ce linge blanc
que tes mains osseuses
emprisonnent à l’envi ?
Et que vient faire
ce maigre bouquet
de fleurs fanées,
dissimuler le vide
autour duquel
ton affliction s’est bâtie ?
Ou bien cette fin de tige
qui se dirige vers ton sexe
n’est-elle condamnation
de tout désir,
refus d’enfanter,
de donner à l’autre
le plaisir qu’il requiert ?
Ne serais-tu, par hasard,
la représentation
de la misère humaine,
l’allégorie pointant
en direction
des conflits,
des guerres,
des génocides,
de l’extermination
de l’homme par l’homme ?
Il y a tant de malheurs,
d’afflictions,
de chagrins
qui ceignent la terre,
l’enserrent
dans un étui mortel
dont nous doutons
qu’un jour enfin,
il puisse relâcher
son étreinte
et porter dans les yeux
des Vivants
la flamme d’un espoir !
Il y a tant à faire
qui tarde à venir.
Tant de malheur
partout semé
et parfois,
d’être hommes,
nous sommes honteux.
Oui, honteux.