Esquisse : Barbara Kroll
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Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
*
Sommes-nous
au moins
assez éveillés
pour percevoir
le bruit de fond
du Monde ?
Ne demeurons-nous
trop en nous,
dans l’enclin
de-qui-nous-sommes
et alors plus rien n’existe
que le foyer menu
et son égoïque étincelle ?
Le Monde,
il nous faut le viser
en sa totalité,
c’est-à-dire en sa Vérité.
Ne laisser aucun coin
dans l’ombre,
désocculter les failles,
débusquer ce qui s’y dissimule,
en un mot être inquiets
de la feuille,
du vent,
du sable
qui glisse depuis
l’arrondi de la dune.
Le Monde a perdu la Raison.
Mais l’a-t-il jamais éprouvée
telle une réalité ?
De nos yeux il faut ôter
la lourde cataracte,
de nos oreilles
retirer la cire,
de notre conscience
lever le voile,
de notre esprit
désembuer la vitre,
notre âme la rendre
transparente.
Et nos mains ?
Et nos doigts ?
C’est d’eux en premier
dont il faut parler.
Nos mains sont inertes,
nos doigts sont gourds
et quiconque nous observerait
avec attention
nous croirait paralytiques,
affectés de quelque apraxie,
et quiconque nous jugerait,
dirait notre native incapacité
à mobiliser quoi que ce soit.
Geste cloué sur place.
Catatonie.
Léthargie.
Ainsi le Monde
irait à la vitesse
des comètes
et nous à celle
des gastéropodes.
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Nos mains,
il faut parler
de nos mains,
en faire l’inventaire
et les promettre
à un radieux avenir.
Du moins est-ce notre espoir
dont il faut croire cependant
qu’il est bien fol.
Il en va de notre destin,
il en va du destin du Monde.
La main est blanche, livide,
pareille à des rameaux
de porcelaine,
à des bourgeons de kaolin.
Blanche est sa blancheur
qui frôle le Néant.
La Blanche Main
est le Néant
en son ultime forme venue.
Blanc est le silence
de la Main.
Main nullement
attentive à Soi,
main en tant que Main transie
mais cependant nullement neutre,
transie seulement en apparence.
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Main, en quelque manière,
destructrice du Monde.
Main destinalement orientée
vers la perte de l’Homme.
Main qui ne sait
plus reconnaître
le chemin de sa tâche :
recevoir, accueillir,
frôler, caresser,
faire fleurir
le geste d’oblativité,
se donner
comme réceptacle
de l’Amour.
La Main s’est refermée
sur sa propre incompréhension.
Les Doigts, ses attributs,
sont de simples sarments
qui semblent promis
aux confins
d’un proche abîme.
Les Doigts sont
une blanche sidération,
les concrétions de la peur,
les linéaments
d’une blanche angoisse.
Ils sont des tiges de givre.
Mais nullement plongées
en leur hivernale froidure.
Les apparences
sont trompeuses.
Eux, les doigts,
qu’on croirait
endormis, atones,
voici qu’ils sont doués
d’un dangereux pouvoir :
celui de ramener l’Homme
à sa primitive
et pierreuse condition.
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Blancs sont les doigts,
blanche la cruelle Vérité,
blanc le masque mortuaire
du Monde que figure
cette blanche épiphanie.
Là-bas, dans les lointains
du Temps et de l’Espace,
l’Origine est ce blanc
et beau linceul,
cette neige étincelante
qui n’a encore connu
nulle souillure.
Puis le Monde
a découvert
son venir-sur-soi,
l’engrenage fatal
des heures et des secondes.
De ceci, la marche du Temps,
en est résulté la levée
d’une grise nuée,
se sont obombrés les jours,
s’est déplié le Mal
qui rôdait tel un voleur
dans d’inquiétantes lisières.
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Le Monde a pris Visage
d’un Masque Antique
habité de tragique.
Depuis les coulisses,
depuis le proscénium,
la voix du Choryphée
s’est fait entendre avec,
dans la déclamation,
d’étranges
et tonnantes
inflexions.
D’autres bruits
s’échappaient
des cintres,
des herses,
un bizarre feulement,
un étrange bourdon
dont, bien vite,
l’on s’apercevait
qu’il était
la Folie Guerrière
du Monde,
le chant lugubre
des Génocides,
le roulement
des pas exténués
de l’Exil.
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Ce que la Blanche Main,
oublieuse
des Paroles de l’Origine,
a accompli sans peut-être
bien le savoir,
donner lieu au meurtre
de l’Essence Humaine,
à savoir plaquer
sa lourde congère sur
Ces Lèvres Noires,
charbonneuses,
bitumeuses,
un goudron invasif
dont nul Langage
ne sortirait plus,
ni la moindre plainte,
ni le plus mince murmure.
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage
Le Langage,
cette Transcendance
princeps
dont découle
toute autre
Transcendance,
Art,
Religion,
Philosophie,
le Langage a reflué
au plus profond
de mystérieux abysses
et avec son effacement,
c’est l’Humain
qui s’est perdu,
c’est le Monde
qui a basculé
dans l’aporie plénière
dont, jamais,
il ne se relèvera.
. Partout la Terre
se lézarde.
Partout les flots
tournent au Déluge.
Partout les polémiques
deviennent conflits.
Partout la Culture connaît
sa peau de chagrin.
Partout l’Amour
se donne
dans le vénal.
Partout la Poésie
est clouée au pilori.
Partout la Blanche Main
a frappé,
elle qui n’a plus souci
ni d’elle-même,
ni du Passé,
ni du Présent,
ni du Futur
qui devient illisible
sous le fuligineux
horizon du Monde.
Ou bien ce qu’il en reste.
Pas même une Blancheur.
Pas UN SEUL
ET UNIQUE MOT
Le Néant en sa
« multiple splendeur ».
Biffure des Mots,
tel est le singulier
événement
au gré duquel
notre Essence Humaine
connaît le tragique
en son plus sombre visage