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20 septembre 2020 7 20 /09 /septembre /2020 14:31

   Afaw, il s’appelle Afaw. Son nom veut dire ‘Le Lumineux’. C’est bien de se nommer ainsi. On a le soleil sur la peau, les étoiles dans les yeux, la clarté de l’amitié inscrite au plein du cœur. On se nomme Afaw et l’on est bien, logé au creux de son âge. Quel âge a-t-on, ici, sous le ciel libre du Haut-Atlas, sous la meute des vents chauds d’été, de ceux glacés d’hiver ? On ne sait plus très bien. La vie ne se compte nullement en années mais plutôt au nombre de ses transhumances avec le troupeau de moutons et de brebis de race sardi, ces ovins à la laine épaisse, blanche et beige, aux cornes torsadées. Transhumances ?  Une bonne quarantaine, depuis l’âge de dix ans lorsqu’Afaw était capable de tenir un bâton, de siffler avec ses doigts glissés contre sa langue, de commander aux chiens, de connaître les pâtures où amener les bêtes.    

   Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le Berger est dans la maturité de l’âge, au zénith, là où il peut se pencher sur son enfance, la voir briller telle une émouvante et fragile braise, là où il peut se projeter en direction de sa vieillesse, un long repos après une existence totalement consacrée au labeur. Ce qu’il pense, secrètement, en lui, c’est qu’il possède la force calme du crépuscule, celle qui flamboie une dernière fois avant qu’elle ne s’éteigne. Il a de nombreuses années encore devant lui, mais les transhumances se feront plus rares et il devra désigner celui qui poursuivra sa tâche, celui qui deviendra le Guide du troupeau.

   Il est tôt le matin en ce début de printemps. Le soleil est encore un gros disque rouge qui émerge à peine des collines à l’horizon. Il ne chauffe pas encore, il se repose de la nuit et se prépare à lancer ses rayons dans l’air qui, bientôt, sera tendu telle la corde d’un arc. Afaw aime bien cette heure immobile, cette heure qui ne semble avoir pris aucune décision. Le Berger est dans sa maison de pisé et de graviers rouges. Il se restaure de peu, quelques dattes au goût de miel, une galette de pain cuite au feu de bois, un thé à la menthe qu’il verse dans un verre cerclé de métal ajouré. Il boit par petites lapées, comme le fait un chat, évitant que le liquide bouillant ne lui brûle la langue. Une mousse abondante s’irise de la couleur des murs, elle ferait penser à la teinte de la groseille. C’est une onde bienfaisante qui parcourt son corps, le fait frissonner, le dispose à la venue du jour. Ce sentiment qu’il éprouve de menu bonheur, il ne le ressent que depuis son âge adulte, enfant ou même adolescent, il était trop pressé de vivre, d’expérimenter tout ce qui se présentait à lui dans l’immédiateté, il ne faisait nullement attention à ses propres sensations, en une certaine manière elles glissaient sous la toile de la peau sans que rien ne paraisse de ce flux à la fois si lénifiant, si tonique, un éveil joyeux au monde, une inaltérable présence à soi.

   Dans la bergerie le troupeau s’impatiente. Il a senti le dépliement des strates d’air sous la poussée du soleil, il a senti l’odeur de la menthe, il a entendu résonner les grosses chaussures du Berger sur les carrelages de terre qui courent sous l’auvent, juste devant les trois fenêtres en ogive ouvertes sur l’infinie beauté de l’Atlas. Ouvrir ses yeux, fixer de toute son âme le paysage ami, voilà bien un sentiment qu’Afaw éprouve, qui a mûri au fil des ans. Jadis, il ne prenait même pas la peine d’apercevoir le moutonnement des montagnes violettes, le lac dans son écrin bleu, les rangées de peupliers telles des flammes vertes montant dans l’azur, les taches d’herbe ponctuant le sol de cailloux de leur empreinte légère.

   Maintenant, Afaw a ôté la barrière de planches, a libéré les moutons et les brebis qui font entendre leurs voix chevrotantes, le martèlement de leurs sabots sur le sol de terre battue et de cailloux. Cela fait un rythme pareil au murmure d’une fête. Les bêtes sont impatientes d’entamer leur prochaine transhumance, leur cœur porte l’empreinte nomade, non celle de la fixité, de la sédentarité. C’est inscrit au centre même de leurs gènes, cela sinue dans l’épaisseur de leur laine, cela s’enroule autour des volutes arborescentes de leurs cornes. C’est ceci, l’instinct animal, une onde qui glisse à bas bruit dans le réseau de nerfs, s’étoile dans les fibres de chair, pulse dans les cavités ombreuses, gronde dans la corne des sabots, fuse dans l’air des naseaux. Il faut être un Berger accompli pour percevoir ces signaux subliminaux, un Apprenti Berger ne saurait en décrypter la force, en deviner, parfois, le brusque débordement. Cela s’apprend, la fougue animale, cela se canalise, cela s’éduque mais il faut des années de longue patience pour en maîtriser le flot souvent impétueux.

   Il y a, ici, mille sentiers qui sillonnent l’Atlas, mille choix dont un seul est le bon car, même en cette terre de souveraine liberté, existe une logique du parcours. Il faut connaître le chemin qui serpente au milieu des épines des genévriers, des bouquets d’aubépines, des massifs de lauriers-roses. Il faut connaître les éboulis de pierres, les chaos de rochers, les éviter afin que le troupeau ne se blesse pas, que sa progression soit harmonieuse, sûre. Il faut connaître les puits où faire s’abreuver les bêtes, choisir l’endroit de leur repos nocturne, une aire accueillante protégée du vent, propice à la halte, où installer le campement du Berger. Tout ceci est affaire d’une longue habitude, le Novice, le plus souvent, n’en perçoit que les indices les plus visibles, laissant dans l’ombre ce qui, peut-être, aurait affirmé la qualité d’une transhumance imaginée, chaque détail participant à l’équilibre du tout. 

  Le repas de midi est pris à l’ombre d’une haute dalle de roches, ces étendues ombreuses, poncées par la lumière, usées par le soleil, lissées de vent, sont la seule ressource pour faire halte. La végétation est rare et il serait impossible de se réfugier sous les raquettes hérissées de piquants des figuiers de Barbarie, ce serait comme demeurer en plein soleil. Il ne faut pas traîner car il s’agira, bientôt, de reprendre la marche en direction du puits où les bêtes pourront étancher leur soif. Ce rythme à trouver ne se décrète ni dans un mode d’emploi, ni sur une carte sur laquelle seraient inscrites les bornes d’un rafraîchissement. C’est en soi que tout ceci infuse depuis de longues années, c’est un atavisme logé au centre du corps, une lente alchimie qui doit traverser des épreuves, connaître le noir, sa recherche à tâtons ; le blanc et ses illuminations ; le jaune avec ses ors fascinants, ses promesses d’avenir ; enfin le rouge où la passion flamboie sous le signe ascendant du Soleil.

    Longue maturation, patiente métamorphose, laborieux métabolisme au terme desquels se livrent les secrets de la vie pastorale. Dans chaque ride de son front, dans les cals de ses mains, dans les ligaments de ses articulations, tout ceci est gravé, cette quête incessante de ce qui doit advenir afin de posséder la pratique, de savoir lire la moindre éminence de terrain, la plus mince faille où trouver un filet d’eau bordé d’une herbe maigre, mais d’une herbe tout de même. Savoir donner des ordres à ses chiens, savoir pousser ces gris de gorge, ces ‘arrgh’, ‘ouirggh’, d’un son guttural qui touche les animaux au plus près de leur état primitif, de leur nature qui est encore si proche de la touffe d’épineux, de la lézarde du sol, de la pluie lorsqu’elle fouette les museaux et mouille les manteaux de laine. Pour conduire des moutons, il faut être un peu mouton soi-même, être fait de la même chair, pouvoir dormir en boule au pied d’une roche, sur un lit couleur de sanguine. Mais ceci ne saurait s’improviser, il faut une attention de quelques décades pour que le métier se colle à vous, pénètre votre peau comme le ferait un tatouage. S’y incruste à demeure, en tapisse jusqu’à la plus étroite cellule.

   Arrivé au puits, le troupeau se précipite pour boire. Leur mufle écarte la feuille d’eau, y projette un essaim de bulles, certains se fraient un chemin en poussant la laine de leurs compagnons de route. Les flancs des moutons se gonflent tels des ballons de baudruche. Ils quittent l’aire du puits en titubant, comme s’ils étaient ivres d’avoir trop bu. Au bout d’un moment, Afaw sait qu’ils ont eu leur ration, que la nuit sera fraîche, qu’ils auront fait provision jusqu’à la prochaine halte, demain, aux environs du crépuscule. C’est le soir, le soleil décline lentement, il est un gros disque vermeil qui glisse derrière les montagnes soudain gagnées d’étranges brumes. On ne sait plus si ce sont les dernières vagues de chaleur ou bien les premiers remous de fraîcheur nocturne.

   Afaw a conduit son troupeau sur un large plateau semé d’une herbe rare mais riche en vertus apéritives. Les ovins en broutent consciencieusement le tapis, on les entend ruminer et cela fait penser à un bruit de râpe. Le Berger allume un feu de brindilles, fait cuire sur une grille, quelques légumes, qu’il mangera sans assaisonnement, puis un bout de fromage, une galette de pain cuite la veille, des fruits, un thé bouillant qui fume dans la première fraîcheur. Le Berbère a choisi la place de son repos, une anfractuosité dans un bloc de rocher. Il sera à l’abri du vent, protégé du froid par une épaisse couverture en laine de mouton. Quelques animaux mangent encore au loin, puis se rapprochent, leur instinct grégaire les rassemblant à l’orée de la nuit. Des brebis viennent se blottir contre les pieds du Berger. Les chiens montent la garde pour éloigner ls rôdeurs. Afaw, parfois, les guide de la voix. Ils y répondent par de courts aboiements et l’Homme comprend ce langage, l’interprète et sait alors la position de ses gardiens et, au ton de leurs cris, apprécie un éventuel danger, la présence de quelque chose de caché qui pourrait être inquiétant.

   Au-dessus du peuple de la transhumance, les constellations piquent le ciel de leurs pointes de métal. Ce qu’Afaw voit depuis la science qui est la sienne, depuis son âge crépusculaire, ceci : le losange tracé par Vierge, le long lacet d’Hydre, le chariot de Grande Ourse, le point brillant de Régulus, mais ce qu’il voit surtout, c’est l’immense fourmillement du monde parmi lequel il a choisi la route singulière, unique de son destin. Qui se poursuivra encore quelques années puis il passera sans doute le témoin à son fils le plus âgé, Mouloud. Souvent ce dernier l’a accompagné lors de précédentes transhumances. Ce qu’Afaw a appris à Mouloud : à tailler un bâton de marche, à façonner son pain, à le faire cuire, à faire chauffer le thé dans la théière cabossée qui a parcouru tous les chemins ; ce qu’il lui a appris, à panser la blessure d’un mouton, à reconnaître son cri de détresse, à s’orienter vers la bouche d’ombre d’un puits, à trouver l’aire d’une pâture, à débusquer le refuge pour un sommeil qui atténuera les plaies trop vives de la lumière.

   Ce qu’il lui a communiqué, surtout, l’amour de l’Atlas, ce pays de haute stature, ce pays de soleil et de vent, ce pays de roches brûlées, de lacs bleus où se reflètent les écus jaunes des peupliers en automne. Ce qu’il lui a appris, à devenir homme parmi les hommes, à devenir jeune Berger succédant à celui âgé qui, bientôt, se retirera dans sa maison de boue rouge. Ce qu’il lui a appris, à connaître un destin de l’Aube qui se substituera à celui du Crépuscule, ainsi va la vie qui institue le cycle immémorial des âges, remplace le savoir par une autre quête de savoir. Ainsi il n’y a nulle rupture, ainsi transhume le temps dans ses vêtures multiples. Ainsi se donne le sens des choses, pareil à la chute du sable dans la gorge étroite du sablier.

 

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