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4 janvier 2025 6 04 /01 /janvier /2025 09:25
Lignes courbes

« Mise en bouche »

 

Régis Locatelli

 

***

Lignes courbes

   Il n’est jamais de bon ton de commencer par citer ses propres références et, pourtant, à l’initiale de ce texte, comment faire l’économie de ces magnifiques mots d’Henri Bergson que je citais en exergue d’un article autrefois consacré à ce beau concept de « ligne flexueuse » : 

 

   « Il y a, dans le Traité de peinture de Léonard de Vinci, une page que M.Ravaisson aimait à citer. C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel.

   « Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »

 

Henri Bergson

« La pensée et le mouvant » (Chapitre IX)

 

*

 

    Si la Photographie est un art et, certainement, elle l’est lorsque Ceux et Celles qui la servent le font avec amour et rigueur. Les lignes, d’une façon naturelle, se déploient devant nous avec une plurielle générosité, mais il n’en demeure pas moins que, d’une manière qualitative, elles ne possèdent, loin s’en faut, une valeur qui leur serait commune. Il y a, à l’intériuer de leurs formes, une sorte de hiérarchie qui les distingue les unes des autres.  Le sens spécifique de ces lignes apparaît avec évidence si l’on se donne la peine d’y réfléchir. La simple ligne droite nous désarçonne au motif que son segment, pris entre deux infinis (l’avant et l’après, si l’on veut), échappe totalement à une saisie conceptuelle adéquate. La ligne brisée n’est guère mieux lotie, elle qui, au hasard de ses contrariétés successives, nous met au défi de n’en pouvoir rien comprendre. La ligne pointillée, quant à elle,  rejoint la dimension du néant, au regard de la vacuité qui se loge entre ses signes. Au surplus, ces lignes, à quelques exceptions près (orgues basaltiques, spirales des amonites, alvéoles des nids d’abeilles) se trouvent rarement dans la Nature et sont totalement inexistantes sur le plan de l’Humain. Raison pour laquelle Bergson prend soin de préciser que la serpentine concerne « l’être vivant ». Ce que je souhaiterais faire émerger ici, à la fois la « manière de serpenter » totalement humaine, ainsi que l’idée de « vague centrale » qui peut unir l’Homme à son Milieu.

Lignes courbes

Alain Allaoua

 

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Lignes courbes

      L’image que nous propose Alain Allaoua, dont je suppute qu’elle met en scène les  motifs d’un Marais Salant, s’inscrit parfaitement dans cette esthétique faite de courbes multiples qui s’enlacent, bien plutôt que de se livrer à quelque joute figurale. Le ciel est noir qui joue avec le blanc en un heureux mode dialectique, nullement heurté, simplement et aimablement complémentaire. La teinte grise est le médiateur qui relie ce qui, loin d’être opposé, se fond en une manière d’osmose. Les hautes collines à l’horizon ne sont nullement autarciques, elles naissent, précisément, de ces lignes serpentines qui sont comme leur opérateur, les puissances internes qui les révèlent et les accomplissent.

   Tout ici est doux. Tout, ici, se dit dans l’unité. Chaque chose naît de soi et, aussi, et surtout peut-être, de la présence qui leur est contiguë. Serpenter humainement c’est ceci, ce beau colloque singulier qui lie les corps, assemble les esprits, lisse les aspérités, creuse en chacun les intimes canaux d’une inimitable co-présence. « Je est un autre », selon la belle assertion rimbaldienne. Ici, chaque ligne n’est elle-même qu’au recours de sa compagne : cheminement de concert dans l’air tissé d’une saisissante Absence. Certes les Paludiers sont absents en même temps que leur Présence s’affirme selon les formes tracées dans le derme gris-blanc du sel. Existe-t-il un « esprit du sel » ? Dans l’affirmative, il se donne à nous avec une générosité pleine de retenue : ceci se nomme « élégance ». Regardant « Marais Salant », nous sentons monter en nous cette paix intérieure qui est la juste mesure des instants essentiels.

Lignes courbes

Marie Pierre Berry

 

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Lignes courbes

C’est ce calme si apparent, cette lisse ataraxie qui assurent la transition du Marais à cet autre Marais végétal que nous invite à découvrir Marie Pierre Berry, lequel  « Marais » me fait penser à ces heureux et intouchés paysages du Causse, ils sont la mémoire vivante d’un passé qui vient à nous dans cette rassurante immobilité temporelle dont nous ressentons, en notre intime, les effluves régénérateurs.  Comme un air d’éternité flotte sur ces Simples, sur ces Initiaux, sur ces Inaltérables. Si la ligne flexueuse est moins géométriquement affirmée que dans le tableau précédent, elle n’en est pas moins performative en son contenu généreusement et définitivement romantique. On y trouve les mêmes tonalités sourdes et chaudes, les mêmes motifs, la même ambiance chaleureuse que dans les toiles d’un Edmund von Wörndle, ce peintre paysagiste autrichien qui savait si bien décrire les montagnes, les arbres baignés dans la lumière irréelle du crépuscule. Ici, le ciel est pétale de rose, doucement posé sur la brume d’automne. Sur la gauche, le brun des frondaisons. Au centre de l’image, un arbre, sans doute un chêne attire l’œil, focalise les puissances cachées de la scène. Å droite un autre massif boisé joue la symétrie, l’équilibre, comme si les choses se répondaient en écho. Là, dans ce long apaisement, le flexueux part de la lumière, éclaircit une prairie sèche, trace le motif presque inaperçu d’un chemin vert-de-gris, une suggestion plutôt qu’une affirmation, puis l’ondulation se fait plus nette, plus vive, comme pour évoquer la nécessaire et émouvante empreinte Humaine. Des Muletiers, antan, devaient y faire charroyer de lourds fardeaux, on en devine encore l’empreinte dans la clarté des deux lignes blanches, on en déchiffre la lenteur, les pauses sous l’étincellement des flaques d’eau, de claires diatomées doivent y prospérer à l’abri des regards. Dernière courbe dans l’éclaircie de la végétation, puis le voyage continue que poursuit l’imagination, elle aussi, serpentine, c’est peut-être là sa définition la plus exacte.

   Marais Salants, Causse ont été les deux motifs sur lesqueles prélever ces sublimes lignes qui mettaient en joie Bergson et, à travers lui, Ravaisson, et à travers lui, Léonard de Vinci. Dans ces belles photographies nous avons décrypté le flexueux et, surtout, l’Humain qui l’anime et nous le présente comme précieux. Activité humaine qui façonne les paysages. Qui façonne les choses. Comment ignorer, après l’art du paysage, l’art du Luthier en lequel transparaît la suressentialité du génie humain ?

Lignes courbes

Roger Alonso

 

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Lignes courbes

   Roger Alonso, sans doute sensible à cette dimension de l’artisanat qui est la forme finale de l’esprit humain sur la matière, soumet à notre attention cette Image que nous nommerions volontiers « Idée » afin de pointer la valeur inestimable d’Essence que cet instrument porte avec lui comme sa parole la plus effective. Å peine aperçu et nous sommes, sans distance, au cœur même du projet artistique : c’est la Ligne qui guide notre esprit, alors que nous aurions naturellement formulé l’exact inverse. Projection de l’hubris humaine qui, toujours, fait passer le corps, le sien, avant l’esprit, celui de l’Art. Or l’Art est pur esprit ou n'est rien, juste une pantomime pour amuser la galerie. Mais il faut revenir à cet art si subtil du Luthier, un art de l’oreille, assurément, et, parallèlement, un art de la main. On imagine, volontiers, dans le chaud clair-obscur de l’atelier, l’application de l’Homme à son art. Après avoir chauffé la lame de palissandre ou d’acajou, afin de la rendre souple, l’éclisse est appliquée sur les deux pièces de la caisse, sa forme doucement, exquisement ondulée, venant trouver la seule place qui lui convînt, comme si, depuis le plus profond du temps, cette destination était la sienne, rien que la sienne. Faisant ceci, le Luthier desssine, du bout de ses doigts, l’allégorie de la Vérité : juste et seule position parmi les volutes capricieuses du Monde. Un ondulement en appelle un autre.

 

Lignes courbes

Jean-Jacques Brouillet

 

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Lignes courbes

   Et, soudain, surgit de cette image, le motif inouï d’une incontournable analogie : la sinuosité du bois, si bien rendue par la photographie, renforcée par les deux lignes de nacre blanche, ne nous évoque-t-elle, avec une certaine urgence, la parfaite courbe d’une hanche féminine ? Il ne saurait guère y avoir plus évidente gémellité. Ici, à n’en pas douter, se lève le symbole de la féminité en toute sa splendeur. Un œil posé sur cette courbure et le manège d’un rêve infini se mobilise dont notre volonté, fût-elle active, ne saurait immobiliser le geste immémorial. Femme est là dans toute sa présence. Et, à l’évidence, nous sommes parvenus au point névralgique, magique, où une habile synthèse assemble les unités du Marais Salant, du Causse, de l’Instrument, en une unique Forme Serpentine, laquelle, bien qu’évoquant le péché de chair, se donne prioritairement à nous sous l’égide de la Forme matricielle par excellence, celle par qui toute Ligne Humaine connaît sa naissance et sa genèse. C’est sans doute cette belle intuition dont l’image de Jean-Jacques Brouillet nous fait le don sous la figure de ce Modèle accroupi, pure élégance dont le signe de Louis Vuitton métabolise le sens. Ici, rien ne pouvait avoir lieu que cette option de l’image en Noir et Blanc, elle qui, gommant toute fioriture, va à l’essentiel : la Beauté en son exquise parure.  Pérorer au-delà serait pure gratuité pour la raison unique que l’éclat, la délicatesse, la distinction, portés à leur quintessence, n’ont besoin de nul commentaire : regarder avec plénitude est le geste adéquat à toute connaissance vraie des choses qui viennent à nous « sur des pattes de colombe » pour paraphraser Nietzsche dans le « Gai savoir ». Le « Gai savoir » ou les aphorismes destinés à nous mettre humainement en quête d’un nouveau mode d’existence :

 

assurément le choix

d’une Forme flexueuse

parmi la multitude

et les inflexions du Monde.

 

 

 

 

 

 

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