A corps perdu.
Huile sur toile
198 x 147,5 cm
1976
Art Gallery of New South Wales, Sydney, Australie
Source : Éternels Éclairs.
Le thème du corps dans l'art, et singulièrement en peinture, s'est développé tout au long de l'histoire de l'humanité, selon des conceptions inspirées par les canons de l'époque. Souvent glorifié, le corps a fait l'objet de représentations l'orientant vers une vision sublimée, transcendée, comme si l'homme avait voulu, par les figures projetées sur la toile, affirmer son ascendant sur les objets du monde. Les figures féminines en étaient les moyens d'expression privilégiés, les plus belles projections en direction de la beauté, du luxe, de l'épanouissement. Une floraison particulière posant la chair comme une réalité presque inatteignable. La perfection est rarement à portée de main, seule une préhension de l'âme ou bien de l'esprit pouvaient y prétendre. Il fallait donc porter le réel à son acmé.
Des femmes lascives du "Bain turc" d'Ingres à la "Vénus" alanguie du Titien en passant par la somptueuse sensualité du "Nu couché" de Modigliani, on était livré à une assomption des corps, lesquels nous faisaient la révélation de figures idéales, à la limite de quelque empyrée à moins qu'il ne se fût agi de visions purement paradisiaques. Corps de fête, formes investies de plénitude, ravissement du Voyant à seulement imaginer ces purs objets de délice dont, un jour peut-être, on eût pu se saisir comme le jardinier tend ses mains désirantes vers la pêche pulpeuse avec, au creux du palais, un avant-goût d'une saveur unique. S'il y avait là prétexte à rêveries doucement sexuelles, ouverture en direction d'un merveilleux hédonisme, tremplin existentiel, cependant l'art ne pouvait se suffire de proposer ce lexique somme toute lénifiant, plongeant la raison dans une manière de léthargie. Il fallait secouer les consciences, tailler à vif dans cette chair trop tempérante, trop soumise à une facile entente avec ses propres contours, ses rotondités commises au seul plaisir.
Quelques peintres ouvrirent une brèche dans cette peau soyeuse, incisant comme au scalpel une réalité inclinée au seul déploiement d'une infinie corne d'abondance. Francis Bacon fut sans doute celui qui poussa la remise en question jusqu'en ses derniers retranchements, attitude radicale opérant une révolution copernicienne, comme si l'épiderme s'était soudain retourné, pour nous livrer, en même temps que ses tissus gorgés de sang, le face à face sans concession de la conscience avec la figure d'ombre qu'elle s'ingéniait à fuir chez un Rubens ou un Renoir. Il fallait forer au plus profond de la condition humaine, il fallait faire basculer le piédestal anthropologique jusqu'à le conduire aux portes étroites de la déréliction. De là, de cette conception tragique de l'exister ne pouvait naître qu'une esthétique du dénuement, de la perte, une ontologie de l'absurde. Dès lors, voir avec des yeux baconiens, nécessitait de dépouiller sa vision de toutes les compromissions, de tous les faux-semblants, de tous les préjugés favorables. Peignant, Bacon oublie les floraisons de la Renaissance, occulte "La naissance de Vénus", la cloue au pilori : plus de pluie de roses, plus de conque marine à partir de laquelle trouver origine et sens, plus de zéphyr léger émis par un dieu, plus de nymphe s'apprêtant à disposer sur la merveilleuse effigie humaine les efflorescences d'un manteau pourpre.
Si Botticelli se portait vers une sorte de panthéisme enivré, nous livrant des personnages édéniques inatteignables, Bacon, lui, nous plonge dans l'abîme, le sans-nom, l'inconcevable. Nous sommes en état de sidération, non seulement incapables de nous identifier à ce qui nous fait face dans la représentation immanente à la limite du thériomorphe - mais quelle animalité pourrait donc surgir là ? -, ne nous reconnaissant nullement dans la silhouette dont "l'inquiétante étrangeté" nous ramène bien en-deçà de nos perceptions policées, de notre morale fondée sur un idéal et nous chutons lourdement, irrémédiablement, dans un vertige sans fin, simple concrétion nauséeuse, racinaire, forant le sol sartrien du Jardin Public de Bouville, dépouillés de tout ce qui pouvait concourir à l'émergence de notre identité, de notre singularité existentielle et nous voilà posés sur cet objet - la chaise -, avec laquelle nous nous confondons, mince effraction objectale non encore assurée de son statut signifiant, entrelacs de membres tellement identiques aux joutes ophidiennes, aux ondoiements des lamproies au profond des abysses, à tout ce qui grouille et pullule à l'abri de nos regards hagards, et cette tête - mais s'agit-il de cela ou bien est-ce une simple hallucination, un grotesque issu des jardins de la Villa Médicis, mixage d'homme et de minéral, entremêlement du rupestre et de carnation à visage humain, prolixité formelle avec laquelle nous nous débattons, à défaut de pouvoir y imprimer les linéaments d'un hypothétique sens -, et cette glu s'écoulant vers l'aval dans des teintes de chair éteinte, des senteurs de formol, nous sommes si près des tables de dissection de la médecine légale -, et cet imbroglio de membres convulsés, comme en proie à un sourd tellurisme, paquets de lave bouillonnante en attente d'une improbable éruption, il y a tant de massivité obtuse, tant de pesanteur mortelle, de liquéfaction, d'eau lourde faisant ses atermoiements, ses lentes oscillations de cendre, ses remous putrides - et cette perte continuelle, cette muette sémantique cutanée laissant s'échapper ses grappes de mots soudés, ses syllabes hémiplégiques, ses phonèmes déliquescents vers un sol qu'un pied effaré vient percuter de son émollient effarement -, et ce visage auquel nous sommes appelés de nouveau, dans lequel nous retrouvons avec une manière d'évidence l'empreinte du Maître, du Picasso des"Demoiselles d'Avignon", même masque primitif qui semble nous convier à un bien étrange rituel qui, au-delà de la mort, nous installe à même la longue généalogie humaine, son aventure faite de sacrifices, de disparitions - ce visage où le regard même, cet oriflamme de la conscience, semble en proie à de bien étranges visions, et ces oreilles ouvertes en conques vides, et ce nez emporté par un tourbillon qui semble le priver d'air, cette matière subtile à laquelle s'abreuve l'esprit, et ces joues émaciées, et ces lèvres soudées par lesquelles aucun langage - cette essence de l'homme -, ne semble plus pouvoir se produire.
Le corps entier est un affaissement, une pure abolition de sa quadrature réduite à une simple ligne ondulante, à l'aporie d'un suintement infini. Nous sommes constamment acculés à nous confronter à une figure de l'excès, à nous écrouler sous les coups de boutoir d'une syncope , à fondre dans les replis cotonneux d'un évanouissement. A perdre conscience. Tout ceci signe une esthétique de la disparition avec laquelle nous n'avons jamais fini. Cela fait son réseau de minces ruissellements en nous, cela s'échappe à bas bruit, cela fore de l'intérieur, cela s'écroule en un affairement imperceptible de lymphe et de sang, en une dissolution ligamentaire, en une érosion métatarsique, en une réduction aponévrotique jusqu'à ce que l'usure finale vînt remettre ce corps qui nous a été confié l'espace d'une vie, à sa nullité essentielle. En même temps que Bacon nous livre sa vision paroxystique, violente de l'existence, en même temps qu'il procède à sa propre combustion interne, il nous dirige, sans aménité, à nous saisir d'un regard dont la lucidité n'a d'égale que sa force et sa profondeur métaphysique. Parfois, croyant échapper à la complainte mortifère et aux sirènes de la finitude, nous entourons nos fronts des pampres lumineuses de la constellation dionysiaque. Cependant nous savons que Bacon a raison, et que sous la démesure des bacchanales se dissimule toujours une "fin de partie" que nous dissimulons à nos yeux autant que durent nos illusions.
Dans "L'homme révolté", Camus nous disait ceci que nous devons méditer :
"Les corps torturés retournent par leurs éléments à la nature d'où renaîtra la vie."
Comme une échappée par l'absurde métaphysique à l'absurde existentiel. Cycle de l'éternel retour du même dont les corps pourraient se voir "récompensés", renaissant à leur propre finitude après les étapes d'une patiente palingénésie. Mais, ce que l'auteur de "La peste" oublie de nous dire, son athéisme semblant éluder la question, c'est la question de savoir ce qu'il en est de l'esprit, de l'âme. Ces corps renaîtraient-ils à l'aune d'une sourde matérialité, sans plus ? Le corps-nihiliste remplaçant le corps-vécu-du-sens ?, la question demeure posée !