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7 février 2013 4 07 /02 /février /2013 16:19

 

 

Prologue

 

 

  Ce court texte est à considérer comme une "biofiction", c'est-à-dire qu'il part d'événements réellement vécus, s'entrelaçant rapidement avec des faits imaginaires. Ainsi tout réel, dès l'instant où il est soumis à être relaté,  est confronté à la perspective d' une inévitable métamorphose.

  Que reste-t-il, en effet, dans la conscience d'un enfant, des fragments d'une histoire relatée et mise en mots bien des années plus tard ? Et, du reste, ce fameux réel dont on nous assure qu'il est l'évidence même, l'incontournable vérité, n'a-t-on pas l'occasion, en de multiples occasions, de constater  ses manquements à être, son aptitude foncière à la malléabilité, à la plasticité.  Parfois ne débouche-t-il guère que sur une aimable fiction, laquelle aurait quelque difficulté à faire émerger les fondements qui en ont assuré l'émergence. Et puis, en définitive, est-on bien sûr que le réel existe vraiment, qu'il n'est pas simple hallucination, projection onirique, fantaisie de l'imaginaire. ? Et les frontières entre ces diverses manifestations de l'esprit humain  ne sont-elles pas poreuses, incertaines, couleur d'aube ?

  "La Maison au marronnier"dont il est parlé dans le texte ci-après; les personnages; l'épisode de la guerre et les faits qui y ont été associés ont bien existé.

  Par contre la soirée d'octobre, l'accueil des amis, le vent cernant la maison ont été posés comme cadre afin de faire surgir un possible événement qui, en son temps, eût pu témoigner de la guerre, de sa confondante brutalité, de sa capacité à infléchir le destin de ceux qui l'ont vécue, en même temps que de poser sa marque indélébile  dans des consciences d'enfants.

  Et la force de la fiction, lorsqu'elle a été écrite avec authenticité et respect des faits, qu'elle a impliqué la propre immersion de l'auteur dans l'histoire, c'est de se révéler avec encore plus d'acuité que le réel n'en a mis à imprimer son sceau sur les événements. La fiction est le réel lui-même auquel ont été ajoutés une perception singulière des choses, un ressenti, un état d'âme.

  Sans cette dimension méliorative, aucun fait ne pourrait prétendre exister vraiment, sauf à demeurer dans une sourde immanence, pareillement à la compacité recluse sur elle-même de la pierre. Par nature, tout événement vécu est destiné à s'ouvrir, à se déployer selon quantité de ramifications signifiantes. Cela, il fallait l'affirmer, afin que toute lecture puisse se dérouler en toute connaissance de cause. Il ne peut jamais y avoir de lecture objective, pas plus qu'il ne saurait exister d'écriture objective. La beauté du réel, à supposer qu'il existe vraiment, c'est bien de nous offrir le tremplin à partir duquel élaborer notre propre fiction. La seule, en définitive, qui nous parle !

 

 

****************

                  

 

 

AU-DELA DE L'HORIZON                     

 

                                                                    A mon père Armand, ombre parmi les ombres.

 

 

      Mardi 7  Octobre                                                                                                                                                                                   

 

  Octobre et son cortège de pluie. Poussière fine qui talque les vitres, métamorphose le jour en une longue attente. Parfois des heures plus claires. Rares. Le plus souvent des brumes légères flottant au ras du sol et l’air qui se tisse en étoupe et les bruits se réduisent au silence. Je suis dans la pièce grise, celle aux vitres dépolies que tu aimais tant. Tu disais souvent que le jour s’y abîmait comme au bord d’un secret, d’un lac éteint, semblable au repliement d’une corolle.

  Cinq ans déjà que tu nous a quittés . Et depuis peu, Suzy, notre mère est venue te rejoindre dans ton exil hors du temps.

  Armand, tu ne manqueras pas d’être surpris de cette manière de « journal d’outre-tombe ». C’est si étrange, en effet, de parler à ceux qui sont au-delà de l’horizon, dont on n’apercevra jamais plus les silhouettes familières. A ma sœur Reine et à moi-même, il ne reste plus de vous deux que le souvenir voilé de vos voix, quelques attitudes, des photographies jaunies. Assurément un trésor au regard de la mémoire, de l’affection. Mais tu sais bien que seules sont vraies les images que nous portons en nous à la façon de simples réminiscences et le souvenir aurait pu suffire à combler le vide qui, souvent, nous tient lieu d’existence. Ces photographies sont malgré tout précieuses et nous avons  essayé d’y retrouver un peu du bonheur d’autrefois. Je ne t’étonnerai pas en te disant que Reine a choisi les photos claires, lumineuses, portées par des projets, des unions, des mariages, des célébrations de famille. Je l’ai laissé choisir. Les photos qui restaient étaient surtout celles de la guerre, grises, sombres, certaines pliées aux angles, usées par le temps. Entre Reine et moi, comme une césure naturelle, une ligne de partage des eaux. Pour elle, le versant océanique, les plages de sable ouvertes au futur, la longue fuite de la lumière sur l’horizon, l’espace déployé à l’infini. Pour moi, le versant méditerranéen, plus sombre, plus abrupt, où la vue ne porte jamais au loin, où les criques succèdent aux criques et la garrigue plie sous les assauts du vent. La guerre en quelque sorte, sous sa forme géologique, brute, escarpée, incompréhensible surtout. Et ne va pas croire, Armand, que se soient insinués en moi une quelconque frustration, un mécontentement, une nécessaire pliure de l’âme d’avoir hérité de ces images parfois austères, souvent dépourvues de poésie, figées dans un passé qui semble tellement éternel. Jamais je ne te l’ai avoué mais, depuis toujours je crois, la guerreme fascine. Au sens premier, s’entend. Comme le cobra tient la proie sous son charme avant de fondre sur elle.

 

      Jeudi 9 Octobre

 

 

  Hier, le plus clair de mon temps a été consacré au classement des photos. Je crois que cette brusque résurgence du passé m’a été salutaire. Il y avait des photos que je ne connaissais pas, des personnages qui parlaient une langue autre que la mienne, des paysages qui ne m’éclairaient guère sur le lieu réel où tu te trouvais. Plus personne maintenant auprès de nous qui puisse apporter son témoignage sur cette période si trouble et lointaine qu’elle semblerait même se perdre dans le labyrinthe des jours. Mon imaginaire comblera les lacunes, remplira les interstices, à sa manière.

 

                                                                                                                                                     

 

      Vendredi 10 Octobre.

 

  Rêvé cette nuit. J’ai tout juste sept ans, « l’âge de raison » comme on disait dans cette époque si sensible à la justesse des choses. Nous sommes dans la « Maison au marronnier ». Toi et Suzy avez invité les Fortel à dîner. C’est l’automne comme maintenant. A la fin du repas Suzy apporte des crêpes qui sentent la vanille et la fleur d’oranger. Ce soir Reine a décidé qu’elle n’aimait pas les crêpes. Elle est allé jouer avec le chat, près de la cuisinière, dans la pièce à côté. Deux ou trois crêpes. Je n’ai plus très faim. Je demande la permission de rejoindre ma chambre dont je prends soin de laisser la porte ouverte. Le bruit de la conversation me rassure et les histoires des adultes sont si étonnantes !

 Tu n’as pas 40 ans encore, tout juste la « force de l’âge », cet âge si fluide, si aérien, auréolé de grâce et de mystère pour l’enfant que je suis, de puissance aussi, à la façon d’un fortin inaccessible. Tu es en verve ce soir. Peut être en raison de la présence des Fortel, amis de toujours, du vin blanc qui resplendit dans les verres couleur de paille, de Suzy qui t’épaule si bien dans la vie et te soutient d’un regard appuyé, bienveillant.

  C’est la première fois, je crois, où je t’entends parler de la guerre, d’une façon passionnée, fiévreuse, presque enthousiaste. Les Fortel approuvent, Suzy écoute. Cette heure est à toi. Pleinement. Les autres ont perçu l’urgence qui était la tienne à soulever les cendres du passé, à souffler sur les braises, vivantes échardes plantées dans le tumulte de ta chair. Dans le petit salon salle à manger, au-dessous du lustre où brûlent des ampoules en forme de bougies, il y a soudain comme d’étranges vibrations, des secousses, peut être des appels, des cris, des bruits semblables à de lointaines explosions. La Guerre est là, présente, tout autour de nous et nous peinons à contenir nos émotions, nos angoisses, cette sourde certitude que, d’un instant à l’autre, tout pourrait s’écrouler, comme à Londres après la terrible nuit du « Blitz » et il ne resterait plus alors que des briques fumantes, des flammes et le désarroi des hommes.

Reine s’est arrêté de jouer avec le chat et ne pense même plus à tisonner le foyer de la cuisinière comme elle le faisait compulsivement tout au long du repas. Suzy est accrochée à tes paroles. Les Fortel acquiescent souvent, empreints d’un air grave et d’une attention teintée d’amitié et de sollicitude. Tu parles de tout, des tirs d’armes automatiques sur les hauteurs au dessus de « Bareltou », le jour même de ma naissance ; tu parles de la mobilisation, de celle de ton ami Lucien qui habite la ferme d’à côté ; tu parles de l’occupation, de Suzy dissimulant sous une prétendue grossesse les victuailles qu’elle apporte aux cousins de Neuville, des soldats allemands qui l’arrêtent, la questionnent gentiment, la taquinent sur ses rondeurs sans chercher à en connaître la vraie nature, des braves types parfois ces Boches, tu rajoutes avec un brin de compassion, mais sans hostilité, sans rancune ; tu parles du front, des types qui tombent les uns après les autres sous les coups d’un diabolique jeu de massacre venu de nulle part, du sommeil des soldats à même la terre sous le feu nourri de la mitraille, certains ne se relèveront jamais ; tu parles de tes parents, du travail pénible à la ferme, de leur inquiétude de te savoir éloigné, exposé, et de tes deux enfants, Reine et moi, tellement absents, une simple effervescence, une ligne cendrée, un tremblement à la pliure du ciel et de la terre, tu nous connais si peu; tu demandes des photos, tu parles du moment où, avec tes camarades, vous êtes faits prisonniers, du sentiment de défaite, d’humiliation qui y est associé ; tu parles des boîtes de biscuits que Suzy t’envoie, du courrier, des photos qu’elle y dissimule, seule une femme sait faire cela ; tu parles du travail forcé en Allemagne, des « kartoffeln » qui tapissent ta gamelle de croûtes semblables à des desquamations, parfois à des lambeaux de chair et ces visions te  donnent la nausée ; tu parles de tout sans te soucier de la chronologie, du déroulement logique  des événements – mais que peut-il y avoir de logique dans une telle absurdité ? , et plus tard, bien plus tard, après mes « humanités », je repenserai à cette soirée, à cette épreuve si difficile pour toi, à ce torrent de paroles qui ressemble si fort à une catharsis, tu parles surtout pour te rassurer, pour exorciser et peu t’importe, Armand si personne ne t’écoute, tu es ta propre caisse  de résonance, l’écho revient à tes oreilles et tu t’enivres de ta parole comme tu le ferais d’un alcool fort, d’une absinthe, d’une ambroisie magique, tu sembles un moment hésiter, ta blancheur soudaine atteste un égarement, une douleur mais ce n’est qu’une distraction, une déchirure dont tu ne veux pas profiter, puis c’est une digue qui lâche, un flot pressé, une course rapide, haletante, tendue comme celle du taureau dans le goulet étroit des ruelles de l’encierro au milieu de l’été andalou ; tu parles de la tuberculose qui te rongeait à ton insu, te minait de l’intérieur jusqu’au jour où elle a fini par te terrasser alors que tu travaillais malgré toi pour le compte de l’ennemi, ce dont ta conscience souffrait longuement ; tu parles de ton hospitalisation précipitée en Suisse, des  aiguilles que le médecin enfonçait dans ta plèvre pour insuffler l’air qui était censé guérir le lobe atteint, des viandes rouges que tu dois consommer jusqu’à plus faim pour reprendre des forces, de la neige si épaisse, si blanche qui recouvre les chalets, les montagnes d’une immense toile de silence qui éteint le monde ; tu parles de la nostalgie que tu éprouves, de ta culpabilité parfois, vis-à-vis de tes camarades restés en Allemagne, de ta famille, nébuleuse si lointaine mais la vie au Sanatorium te paraît si douce après les rigueurs des combats et ton vécu de prisonnier ; tu parles du travail harassant dans les ateliers envahis de bruit et de froid, des dortoirs pouilleux et malodorants, de l’inévitable promiscuité, de la perte si proche, si menaçante et toujours possible de ta propre identité comme une sourde menace au dessus d’une raison vacillante, cette peur panique de sombrer dans l’abîme, de tomber au fond de l’innommable qui resserre ses liens de toutes parts ; puis tu sembles sur le point de basculer, de t’évanouir peut-être et Suzy pose aussitôt sur ton front une serviette imbibée d’eau fraîche, tu reprends peu à peu des couleurs mais tes yeux sont comme éteints, tes pupilles transparentes à la façon d’une écume et je sais alors, dans l’aube de ma lucidité d’enfant que tu viens de tutoyer l’enfer et cet enfer porte, en lettres de feu, le mot terrible : GUERRE  et c’est comme si ce mot s’était imprimé à jamais sur la face de ta peau, à la manière d’un tatouage existentiel, cicatrice à la mémoire longue et j’ai soudain l’impression d’un immense vide tout autour de moi et dans la pièce où l’air vibre à la façon d’un cri, la « Maison au marronnier » se met à tanguer dans le vent mauvais, la pluie bat aux volets, tout comme aujourd'hui et je crois bien que le mot maudit s’est gravé dans ma conscience, dans celle de Reine aussi, assurément, et c’est pour cela sans doute que j’ai fait ce rêve, mais tu le sais bien Armand, ce rêve est le reflet d’une réalité déjà ancienne, il n’est pas une simple fantaisie, un  « voyageur  de passage », cette soirée avec les Fortel a bien existé, Reine et moi pouvons encore en témoigner mais ni l’un ni l’autre n’avons jamais voulu en reparler, une sorte de serment, de secret bien gardé. En nous la guerre continue et étend ses ramures, comme en chacun des hommes sur la terre, à chaque instant de son existence, mais ma sœur et moi nous savons qu’elle est là, enclose dans l’espace de nos corps et que plus rien ne pourra l’en déloger que notre propre finitude.                                                                                                                                         

 

 

 

                                                                                                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                

 

 

 

 

 

 

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