Citoyens du monde.
@Naïade Plante/ www.naiadeplante.com
Cette image est belle. Nous pourrions nous contenter de dire cela et vaquer, sans plus, à nos occupations. Mais, alors, nous nous serions contentés d'un constat. Nous en serions restés à une simple émotion esthétique. Et, du reste, nous serions-nous demandé ce qui, de l'émotion ou bien de l'esthétique était essentiel ? Car, si cette image est belle - et, assurément, elle l'est - elle l'est pour bien des raisons que notre paresse naturelle répugne à évoquer. C'est ainsi, nous nous livrons toujours à une sorte de facilité dont nous ne percevons même plus qu'elle nous est coalescente, qu'elle délivre de nous une silhouette "d'homme pressé". Sans cesse nous butinons, nous sautons d'une chose à une autre, nous distrayons notre regard du monde, de sa configuration plurielle, de sa complexité.
Cette image est belle. Il nous faut le répéter à la manière d'un leitmotiv afin que, de cette simple répétition, puisse naître un sens dont notre entendement n'aurait été suffisamment alerté. La décrire, d'abord, car de l'observation du réel naissent toujours quantité d'esquisses signifiantes. D'abord il nous faut dire l'évidente beauté plastique de cette Indienne anonyme, la tache blanche de son sourire, sa peau tannée de soleil, l'élégance des doigts où les bagues allument leurs éclats, le drapé du vêtement faisant ses vagues couleur de terre et de cendre, le geste flou de la main pareil à une volonté de protection, à une naturelle réserve - comme si le geste photographique était une offrande en soi, un genre de reconnaissance -, il nous faut dire la vivacité de la petite fille, son air espiègle ou bien simplement joueur, son empressement à trouver un refuge dans l'abritement maternel.
Cette image est belle, tout simplement parce qu'elle est une image VRAIE. Certes l'esthétique y est présente, la grille blanche à l'arrière-plan y structure la scène, l'aire de ciment pose les limites du praticable, les sacs de jute y introduisent la présence vraisemblable de l'activité humaine, sans doute le fourmillement proche, les déambulations complexes des passants. Mail il y a plus. L'esthétique se double bien d'une émotion, d'un trouble et, bien évidemment, nul regard ne peut faire l'économie des incontournables accessoires de la pauvreté : la bouteille pour la soif, le carton où abriter de menus objets, la sébile ouverte à une toujours possible offrande. Et voilà que l'esthétique se double d'une éthique. Le regard porte, avec lui, la conscience du monde, du partage, de l'altérité, la nécessaire lucidité face à ce qui, parce qu'insoutenable, indicible, incompréhensible, nous questionne bien au-delà de notre égarement quotidien.
Cette image est belle. Elle nous contraint à la mydriase, à l'ouverture de la conscience afin que tous "les Damnés de la terre" (voir le livre de Franz Fanon) ne fassent pas seulement phénomène à l'aune de simples documents anthropologiques, mais d'existants avec leur lot de souffrances, de demandes muettes, de rébellions tues en raison d'une impossibilité à extraire d'un corps affamé, la nécessaire révolte. Cette image nous invite à nous confronter au miroir des peuples pauvres. Elle le fait avec pudeur, sobriété, élégance. Elle le fait avec une remarquable économie de moyens. Elle reprend, en filigrane, la belle idée de Le Clézio selon laquelle "les peuples pauvres sont beaux". L'écrivain écrit dans "L'extase matérielle" : "Les pauvres m'émeuvent…" et, plus loin, à propos de leurs souffrances, il précise que ces dernières réactivent en lui "…toutes les vieilles angoisses de l'enfance, la peur du froid et de la faim, de l'inconnu, de la détresse physique…"
La tristesse évoquée par l'image est étonnamment souriante, solaire et nous invite à réfléchir à nos obsessions de richesse, de consommation, à notre désir de paraître, de briller des feux d'une inconscience portée à son point d'acmé.
Aujourd'hui, parmi les fléaux de toutes sortes, guerres, maladies, tornades et autres bouleversements climatiques existe un autre fléau, plus insidieux, évoluant à bas bruit, rongeant les consciences à la manière d'un acide, un fléau qui n'est autre qu'un égoïsme grandissant dont nous pouvons penser qu'il minera, petit à petit, les fondements des sociétés, les réduisant à n'être plus que d'étiques miroir ne reflétant plus qu'un genre d'immense vacuité.
"Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles.", disait Paul Valéry. Peut-être ne le sont-elles qu'à la mesure de notre indifférence à la marche chaotique du monde. A sa manière, cette image contribue à en éclairer la question. C'est pourquoi nous disons : "Cette image est belle".