"Et le jour serait doux."
Momelimage Artiste.
"le temps rare d'un regard
comme un moment volé
tous ces gestes intimes
qui ne sont que de femmes
le matin venait
il n'y avait personne
et le jour serait doux"
Momelimage.
Tu ne le savais pas et ne pouvais le savoir puisque je n'existais pas. Du moins le croyais-tu. Il est des certitudes qu'il vaut mieux avoir, cela permet de vivre. Au moins le temps de l'illusion. Mais toi, étais-tu une réalité palpable, je veux dire plus qu'une image reflétée sur le tain du miroir ? Etais-tu celle que j'avais vue, la veille, attablée au Café des Arcades, buvant à petites goulées cette absinthe - le liquide était vert -, qui semblait si bien convenir à ta libre poésie ? Je te voyais Poétesse, en effet, ne te connaissant pas. Ton air songeur, flottant comme une écume à la limite de l'eau et du ciel. Ta façon de fumer longuement, rejetant vers le plafond gris des volutes comme au-delà du temps. J'imaginais un poème parlant de la mer, le vol rapide des sternes, des îles noires à l'horizon, couleur de basalte. Tes cheveux blonds, à contre-jour, leur fin ruissellement le long de l'ovale du visage, la pâleur des traits, tout cela m'incitait à penser à une manière de fugue, peut-être de chagrin lié à une séparation. Tu paraissais si seule dans cette grande salle, sous la clarté des opalines, ta vision se perdant bien au-delà des parois de verre qui nous séparaient de la terrasse.
De désœuvrement, sans doute, j'avais allumé une "Benson", fumant distraitement. A moins que cela n'ait été qu'une manière de te rejoindre dans ta solitude. Le moment était si calme dans ce village de Pêcheurs, la lumière tellement inclinée sur les proues bleues et blanches des barques alors que les filets posaient leurs quadrillages sur les cercles adoucis des galets. De la pièce contigüe nous parvenaient les intonations vives des joueurs de cartes, leur accent rocailleux, leur rythme catalan si chantant. Comme un hymne à la vie, une disposition à la liberté. Au bonheur sans doute, si nous avions su le saisir. Mais nous paraissions, à l'évidence, absents à nous-mêmes. En partance pour un étrange au-delà. Je sortais tout juste d'une blessure de l'âme et ma convalescence s'annonçait inquiète avec de sombres nuées. Un ciel bas, semblable aux schistes d'Ecosse avec des ruines tremblant dans la brume. Je ne sais si tu étais affectée d'un trouble identique, mais cette langueur du regard, cette façon de remonter ta mèche de cheveux avec résignation, tout ceci m'inclinait à penser à la fin d'une aventure ou bien au début d'une autre. Qu'y avait-il de si différent, en définitive, entre un amour en train d'éclore et celui repliant sa corolle ? Toujours l'imprévisible des sentiments, toujours la quête de soi, de l'autre, de soi à travers l'autre. C'était si complexe la passion, avec de si brusques revirements. Souvent on n'en revenait pas. Ou bien alors avec des blessures vives, des plaies ouvertes. Un genre d'abîme infranchissable.
Mais parvenait-on jamais à se dépasser, à traverser sa barrière de peau, à transgresser sa chair en direction de plus loin que soi ? Se projeter dans un avenir qui ne tienne ni du mensonge que l'on profère à son endroit, ni de la trahison de l'autre ? C'était déjà si éprouvant de vivre dans sa propre demeure, à l'intérieur de ses frontières intimes. Alors le métissage était-il seulement possible qui confonde en une même harmonie deux teintes nécessairement différentes ? Cela ne tenait-il pas du rêve éveillé dont les Amants ceignaient leur front comme les héros la couronne de lauriers. Ne fallait-il pas, précisément, un genre de geste "héroïque" qui nous transcende afin de mieux nous oublier ? Mais à trop voir les choses sous l'angle du concept, tout se délitait, rien ne tenait. Vraiment, les sentiments étaient une bien curieuse alchimie !
C'est porté par de telles pensées que j'ai suivi tes pas lorsque tu es sortie du Café. Un long moment nous avons cheminé de concert. Toi, devant ; moi à quelque distance, tâchant de ne pas me faire remarquer. Tu paraissais tellement préoccupée d'une vie intérieure que plus rien d'existant ne semblait t'atteindre. Sur le port, quelques touristes en chemises légères et sandales de cuir, profitaient des derniers feux du soleil. Des serveurs dressaient le couvert. Le dîner était pour plus tard, quand la nuit serait tombée. Ici, on aimait les heures décalées, la vie tardive, comme pour mieux se préparer au mystère de l'ombre. Etrange Espagne plongeant dans les ténèbres à la façon du toréador dans l'arène. Une mince dramaturgie disant l'évanescence de l'instant. Qu'y avait-il après l'instant qui pût encore nous surprendre ? Une aventure encore dans les limbes, un renoncement à soi, le désir d'une retraite dans quelque météore si proche de l'absolu qu'il nous aurait distrait de nous-mêmes ? C'était si difficile de dire l'existence simplement à partir de son corps, du tumulte de sa chair. Car, à la façon d'un voleur dans la nuit, je sentais la passion faire déjà ses multiples remous. Et pourtant je te connaissais à peine. Le temps d'une cigarette, de quelques volutes de fumée, celui d'une ambroisie faisant son trajet mystérieux. Etait-ce cela le métabolisme des sentiments ? Seulement il était impossible que quelque chose d'important survînt alors que nous n'étions que deux îles flottant chacune pour son compte, dans des lieux différents. Seule l'eau de l'existence nous unissait comme elle relie tous les vivants sur terre. Il n'y avait rien de singulier qui ait surgi nous remettant l'un à l'autre dans un désir impérieux.
Il n'y avait eu que l'espace du regard. Le mien. Le tien était trop dispersé pour qu'il pût s'alanguir sur quoi que ce fût. Quand bien même une esthétique ou un événement particulier eussent fait phénomène. C'est ainsi, les choses se dérobent à nous dès que nous sommes préoccupés. Un genre de myopie dans laquelle nous cherchons à effectuer notre propre synthèse. Il y a toujours danger à vivre fragmentés, un bout de sentiment par-ci, un autre par-là. Je te prêtais des problèmes que, peut-être, tu n'avais pas. Toujours nous projetons ce qui nous intrigue ou fait notre siège à l'aune d'une douleur. C'était comme de marcher longuement sur un sentier dont nous ne connaissions pas le terme, dont nous ne distinguons pas les rives déjà prises de nuit.
Nous avons cheminé dans le lacis des ruelles étroites avec, pour seul rythme, le quadrillage du schiste que séparait des lignes blanches. Par endroits, entre les massifs des maisons, l'espace libre de la mer, les rochers posés sur l'eau, la silhouette des pins maritimes agités par le vent du soir. Bientôt la place et son îlot de verdure, ses maisons aux façades cernées de ferrures noires, ses jarres vernissées luisant d'un dernier éclat. "La Maison Bleue", c'était donc là que tu habitais. Provisoirement ? Jamais je ne t'avais aperçue, ni au Café, ni sur la plage ou bien sur la colline dominant la baie. Sans doute une villégiature, comme autrefois l'on réfugiait son ennui dans de lénifiantes villes d'eau, entre deux bains et une sortie au Casino. Ta silhouette s'est effacée dans le porche d'ombre. Je te perdais en même temps que je me remettais à cette solitude que j'aimais comme on aime une photographie ancienne : dans l'ambiguïté d'un temps effacé, la crainte de la perte.
J'ai contourné "La Maison Bleue", ai descendu les quelques marches de ciment gris conduisant à la plage de galets. Il y avait encore un peu de mouvement. Des touristes prenant le frais avant d'aller au restaurant. L'heure était au retrait des choses dans leur prochaine cécité. Déjà les lampadaires grésillaient, répandant de longues flaques incertaines sur les clapotis de l'eau. J'ai ôté ma veste, m'en suis fait une assise. "La Maison Bleue" m'avait toujours fasciné. La falaise de craie de sa façade orientée vers les îles, ses minces fenêtres qu'habitait la braise des géraniums, son balcon de bois en porte-à-faux au-dessus du vide. C'est là, dans cette pièce dont je devinais qu'elle devait être la pièce élue, que j'ai vu la lumière s'allumer. Sans doute une simple lampe à la discrète clarté. J'apercevais ton ombre faire ses étranges déplacements. Théâtre d'ombres dont je ne pouvais qu'interpréter les sombres mouvances à défaut de voir distinctement ce qui s'y jouait. Une seule fois ton apparition brève sur le balcon puis un simple effacement.
La nuit a coulé ainsi, faite de simples glissements, de traces de vie faisant leurs rapides floraisons sur le plafond teinté d'incertitude. L'eau battait la crique de galets avec de douces insistances. Les barques dressaient leurs proues vers un ciel oublieux de lui-même. Là-bas, au loin, portés par le vent, quelques rires nocturnes avant le sommeil. Mon corps vivait à même la surdité des galets dont je sentais le dessin s'imprimer dans mon dos. Etait-ce le signe d'une mortification, d'une dette à régler, ou bien l'essai de rejoindre quelque souvenir que la mémoire aurait dissimulé ? J'avais passé tellement de temps, enfant, puis plus tard, jeune adulte à confier mon plaisir à leur souplesse de pierre, à leur contact rassurant lorsqu'ils restituaient la chaleur qui les habitait. Le bonheur simple d'une affinité avec les choses. Sans doute eût-il fallu savoir se satisfaire de ce don immédiat de ce qui voulait bien se confier dans l'évidence. Mais l'âme n'est jamais satisfaite de vivre de si rapides et fugaces félicités. Il lui faut plus de consentement à être dans la vérité. Il lui faut plus d'efforts, plus de conquêtes.
Etrangement, la nuit ne me paraissait pas longue. Je crois bien, parfois, avoir sombré dans de courts endormissements. Genre de clignotement dont rien ne ressortait que l'étrange de ma situation, là au creux des galets, attendant l'événement qui ne surgirait pas, qui ne pouvait avoir lieu. Au sortir de l'un de mes songes, je me rendis compte que la nuit avait basculé. Les étoiles, une à une s'éteignaient. La lune n'était plus qu'une courbe indistincte. Quelques goélands, perchés sur les rochers, guettaient la venue du jour. A en juger par la persistance de la lumière à faire son halo dans la pièce que tu occupais, je devinais que ton sommeil avait dû être bref. Soudain, comme dans un rêve, tu es venue près du balcon. Au travers de son treillis de bois j'apercevais le ruissellement de ta chevelure blonde, la robe à pois que tu avais la veille et la scène troublante de cette féminité que, déjà, tu dissimulais de bas noirs, ce geste si imprégné de désir qu'il hésite toujours à se dire dans la clarté. Seulement dans le demi-jour, l'approche. Jamais dans l'exacte révélation. Comme une invite au prochain sommeil alors que le trouble nous envahit et que l'événement de la rencontre demeure suspendu à un destin qui, toujours nous dépasse.
Alors j'ai su, dans l'intime de ma chair, que "le temps rare d'un regard comme un moment volé", n'était jamais acquis définitivement. Qu'il fallait seulement en faire le lieu d'une réminiscence, d'une étincelle à abriter qui, un jour, ressortirait dans l'espace ouvert de la nuit. De cela était tissée la toile infinie des songes. Ma veste, je l'ai laissée sur les galets, comme un dernier geste d'oblativité en direction de celle qui, telle une comète, avait traversé le ciel de mon imaginaire. Ma voiture était là, qui semblait m'attendre pour un autre voyage. J'ai allumé une "Benson". Des filets de fumée s'échappaient par la vitre entr'ouverte. Déjà le village, en contrebas, n'était plus qu'en empilement de cubes blancs. La colline descendait vers la mer dans un moutonnement de chênes-lièges au tronc rouillé. Les oliviers torturés par le vent étaient pareils à des racines à l'assaut de l'azur. Bientôt les barques feraient résonner leur bruit de bourdon tout contre les remparts de la citadelle en partance pour quelque utopie. Ces bruits, ces rumeurs venues de la mer, des collines, du monde, au moins les entendrais-tu ? Le seul lien nous unissant désormais.
… et le jour serait doux"