XIV La voyeuse
Gemma aime, dans sa cage de verdure, regarder la vie s’éployer en multiples mouvements, en paroles vives et gaies, sorte de pluie fine qui emplit l’air de brume, de cristaux où joue la lumière, où se tissent des chants venus de la ville tout au loin, de sourdes rumeurs, les frottements des coques de bateaux, des glissements d’eau sur les plages de sable. Elle est une voyeuse du monde, pareille à la vigie qui, du haut de son mât, découvre des terres et des îles nouvelles et des peuples à la peau lisse et brillante, aux longs yeux étrécis, aux pommettes hautes, aux fronts marqués de signes ; des peuples d’animaux aussi, des oiseaux au plumage vermeil, aux becs recourbés, aux pattes hautes et élancées qui chantent une langue inconnue et des colonnes d’insectes aux carapaces de feu, aux antennes immenses et volubiles, qui bâtissent des cônes de terre pareils à des cathédrales, des poissons-étoiles qui marchent sur les flots avec leurs milliers de pattes, des araignées géantes dont les yeux éclairent la nuit comme les pinceaux des phares, des arbres aux cheveux fous, aux troncs ocellés, aux mains aussi souples que des lianes.
Perdue dans son rêve, au milieu de la montagne où souffle le vent semé d’embruns, Gemma, arrivée au bord du sommeil, ne distingue que de vagues formes glissant sur la ligne de crête. Il n’y a plus maintenant sur ce bout de terre, au milieu du ciel, qu’une tour sombre, quelques pierres en demi-cercle, quelques touffes maigres et hirsutes, quelques voix déchiquetées par le vent, que la vallée reprend. C’est comme un basculement, une perte, une disparition. Le soleil s’est incliné vers l’ouest, couleur de sang au milieu, couronne de flammes blanches tout autour. Dernière vive lumière avant que la montagne ne bascule dans l’ombre. Gemma passe derrière la Tour qui semble s’être allongée avant son repos nocturne. Elle longe un moment le chemin qui se dirige vers l’autre Tour, la Marsane, et s’incline ensuite vers le golfe. Elle choisit une large dalle où elle s’assoit pour apercevoir encore quelques secrets de la terre et du ciel. De la mer aussi qui s’est apaisée, immense cercle bleu accroché au pied de la montagne. Plus rien ne semble bouger à l’approche du crépuscule, sauf les goélands qui dessinent de larges courbes blanches au dessus de la colonne de lave de l’Arbèle.
XV Le pinceau magique
De son pull usé par les intempéries, Gemma sort le miroir trouvé au Balcon, projette son haleine sur la glace qui se remplit de buée, le lustre de ses mains polies à la façon d’un silex. Elle l’oriente vers le soleil. Des rayons s’y accrochent, qui rebondissent vers le ciel. Alors la visiteuse d’Albère, comme ce matin sur les poutres du Fort, s’amuse à projeter les taches de lumière, semblables à l’éclat de pièces de monnaie. A la façon des goélands qu’elle connaît si bien, elle prend possession de son territoire comme ils le font des rochers criblés de trous. Partant de la crique de Pauseilles où flottent encore les canots des plongeurs sous-marins, elle dirige le faisceau vers les bâtiments ruinés de la fabrique d’explosifs, parcourt une plage déserte où battent quelques toiles rondes, puis contourne un massif de pins parasols, le bâtiment en escalier du Centre hélio-marin, suit le virage de la route, redescend vers la crique des Elmes, éclaire d’abord le parking de l’hôtel, puis le restaurant aux larges baies qui donnent sur le large, puis les rochers en pente vers les profondeurs marines, le promontoire qui surplombe l’eau, le chaos de blocs devant la grotte qui est son repaire à elle, sorte de refuge profond et ombreux, image inversée mais semblable à celle de l’aire de l’aigle royal, isolée, inaccessible, qu’on ne peut rejoindre que par la mer ou par la Roche aux Goélands, au risque de se briser le cou, puis le port de Blanuys, ses maisons entassées qui commencent à se perdre dans les ombres mauves, puis les résidences étagées de Castell Béar, perdant enfin son pinceau magique sur les sommets qui plongent vers l’Espagne.
Gemma s’amuse beaucoup à bâtir ce chemin étrange, à le faire sauter parmi les éboulis, au dessus des toits, sur les terrasses où les gens boivent du vin en fumant de longues cigarettes. Gemma se demande si, depuis la côte, des hommes, des enfants, des vieillards assis sur leurs bancs, appuyés sur leurs cannes noires, des gens derrière les vitres de leurs maisons, de vieilles dames au fond de leurs boutiques, des enfants dans des salles de classe ou dans les cours cernées de grillage, peuvent suivre des yeux la course du rond de lumière qui fait comme un œil magique et un peu inquiétant; s’ils abritent leurs paupières derrière leurs mains à cause de l’éblouissement et ça donne à Gemma l’impression d’une sorte de pouvoir dont personne ne peut percevoir l’origine, comme un secret qui viendrait de très loin. Et Gemma pense à ce secret qui ne peut se dévoiler, ne peut être emporté, doit rester là où on l’a trouvé, au milieu des herbes maigres où siffle le vent, des pierres rongées où glissent les couleuvres, près des Tours qu’on voit de très loin, depuis la mer, et qui ressemblent à des fées, parfois à des sorcières.
On pose sur la terre le miroir où son visage est une sorte de mirage au milieu des grains de poussière et des reflets du mica. De ses mains habituées à façonner des objets, à faire des frondes et des harpons, on rassemble des pierres qu’on met les unes sur les autres, à la façon d’un cairn, on y pose la glace, orientée vers la mer, les criques, les plages, les ports, on cale la base avec une plaque de schiste, on cherche la bonne direction par rapport au soleil, à sa course complète du nadir au zénith, on évite l’ombre portée de la Tour, on calcule la poussée du vent, on recule un peu sur le versant qui redescend vers le Balcon, on observe l’angle, l’inclinaison, l’incidence, on ne s’éloigne qu’avec la certitude que le miroitement du ciel sera perceptible de la terre, de l’eau, du domaine où vivent les hommes. On laisse alors la mince pellicule habitée de reflets sous la protection des étoiles, des hauts murs de pierre qui longent la côte.