VI ) - "On peut mourir de lassitude à se chercher en vain."
Certes, se chercher en vain paraît une tâche épuisante. Mais comment se cherche-t-on ? Cherche-t-on à identifier son propre corps, à situer son identité parmi la multitude, à savoir résoudre l'énigme que nous sommes à nous-mêmes ? Toutes ces pistes sont humainement investies de sens. Cependant notre attention doit essentiellement se porter sur le fait que toutes ces interrogations se font en langage, avec des mots, prononcés, pensés, écrits. Nulle autre échappatoire grâce à laquelle la recherche pourrait trouver de solution que celle, constamment affairée, des milliers de questionnements qui nous assiègent notre vie durant. Car, JAMAIS le langage ne s'arrête. Pas même dans le silence. Surtout pas dans le silence. C'est lorsqu'elle paraît flotter dans une manière de vacuité que notre parole est la plus féconde, la plus prolixe. Le langage articulé, pour être compréhensible, doit respecter un rythme, une intonation, se calquer sur une vitesse d'élocution adéquate. L'écrit est, a fortiori, soumis à ce ralentissement de la production : il faut consentir à ce que nos signes, nous puissions les relire et que d'autres que nous se disposent à s'y pencher.
Mais le silence, quel déluge de pensées, d'idées confluentes ou bien contradictoires, combien de dires superposés, imbriqués, divergents, rayonnants, pulsant leur énergie à la vitesse exponentielle des circuits neuronaux. C'est une manière de vertige qui se saisit de nous, un genre de maelstrom, de cascade vers l'amont - la pensée est toujours une remontée vers l'origine, vers notre propre étymologie, notre lexique intime -, de coruscation où nous sommes comme illuminés, fécondés de l'intérieur. Mais que l'on n'aille pas en déduire trop vite que cet orage magnétique, loin de nous amener à une compréhension de ce que nous sommes, ne contribuerait qu'à nous en éloigner. Il faut, au langage, une effervescence afin qu'il lui soit rendu possible de percer la bogue des évidences, de surmonter le flot des opinions, de passer au-delà des conventions. La découverte d'un début de vérité nous concernant est à ce prix. Il est nécessaire que notre pensée, rendue enfin à sa mobilité essentielle, écartant les scories habituelles, se mette en demeure de s'ouvrir à ce qui, pour nous, signifie bien au-delà des contingences quotidiennes.
Parvenus au cœur vibrant de nos affinités avec le monde, nous nous mettons à percevoir ce qui veut bien se montrer, à savoir les nervures de notre être, nos points de convergence avec ce qui s'adresse à nous dans la clarté . Les choses qui, jusqu'alors, se dissimulaient sous leur gangue d'ennui, se mettent soudain à se révéler avec un singulier éclat. Bien plutôt que des idées énoncées en mode cartésien, avec leur logique faite de causes et de conséquences, d'enchaînements bien huilés, de facture parfaitement apollinienne, ce seront plutôt des déflagrations amplement dionysiaques, des gerbes de phosphènes, des irisations infinies comme celles que révèlent les cristaux des kaléidoscopes. Sans doute cette perspective "hallucinée" fait-elle songer à l'effet de quelque mescaline. En réalité il s'agit de perceptions imaginaires - non livrées aux débridements passionnels d'une "phantasia"; non situées dans une aire extra sensorielle-, mais tout simplement "réelles", cependant non préhensibles avec quelque organe de perception, seulement avec l'intellect, la vue de l'esprit, la configuration étoilée de l'âme.
Et n'allez pas croire qu'il s'agirait d'une simple mystification, d'un tour de magie ou bien d'une pur mirage qu'aurait provoqué l'absorption d'une drogue ou bien résultant d'une manipulation de type hypnotique. Afin de bien se saisir du phénomène, il est nécessaire de faire appel à l'expérience du "sentiment océanique", décrit par Romain Rolland ( que je traite, du reste, dans un autre texte), sentiment dont il trace les premiers contours dans une lettre adressée à Sigmund Freud le 5 décembre 1927 :
"Mais j'aurais aimé à vous voir faire l'analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (...) le fait simple et direct de la sensation de l'éternel (qui peut très bien n'être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique)."
Cependant l'on notera que, reprenant à mon compte la formulation de Romain Rolland, je m'attache à en expurger toutes les significations latentes ou clairement exprimées, à savoir de l'ordre du religieux, de la mystique ou bien d'une propension à ressentir, en soi, le sentiment du sacré proche de la foi. Mon expérience se veut simplement esthétique, poétique, littéraire, orientée vers un genre de philosophie panthéiste, directement en contact avec la Nature en ce qu'elle peut receler de plus significatif pour celui qui s'adonne à une mutuelle adhésion. Par là je veux exprimer le mouvement à double sens où homme et nature sont intimement confiés l'un à l'autre dans la marche vers un destin commun. Sans doute peut-on apercevoir, en filigrane, un souci écologique que, cependant l'on voudra bien reporter à une conception holiste du monde selon laquelle tout est relié dans le cadre d'une vaste synthèse. En ce sens, la dimension de vastitude évoquée par l'épithète "océanique", convient à cette mesure d'une vision cosmique de l'univers. Donc, ce fameux sentiment pourra aussi bien se révéler à l'occasion d'un regard attentif porté à un paysage, qu'à l'écoute d'une musique symphonique, qu'à la lecture d'un poème, qu'à l'audition d'une pièce de théâtre, qu'à la rencontre de l'Autre en sa singularité. Sans doute la vive émotion est-elle différente selon les individus qui en font l'expérience et c'est pour cette raison que le concept "d'affinité" (relation "élective" s'il en est) est si important puisqu'il détermine le registre particulier selon lequel la donation de sens nous affecte en propre. Le monde est toujours "monde-pour-moi", avant d'être "monde-pour-tous", lequel n'est jamais qu'une abstraction, une entité idéelle.
Le "sentiment océanique", lorsqu'il se manifeste - prenons par exemple la passion romantique face au paysage sublime - , est un total envahissement des sens, une complète adhésion de la personnalité, une fusion où le sujet se confond avec l'objet même de sa propre contemplation. Dès lors les limites entre soi et le monde disparaissent au profit d'un seul et même déploiement du sens qui est le nôtre avec le sens qu'est le monde dans une temporalité quintessenciée. Bien évidemment, ces moments qui ne sont que des instants sont, par essence, rares, ce qui est la condition même de possibilité de leur apparition. Ils s'impriment dans le vécu à la manière des engrammes neurologiques déposant leurs premières traces dans le cortex à l'exceptionnelle plasticité du tout jeune enfant. Ils persistent sur le sol existentiel avec la belle assurance dont font preuve les météores de Thessalie dressant vers le ciel leur transcendance de pierre.
Bien entendu, comment résister, en évoquant cet élan de nature céleste, au style héroïque, à l'emphase lyrique. Le langage peine toujours à retranscrire des événements d'ordre empirique dont le vécu paraît être la seule loi pouvant les affecter. Plupart du temps, il faut se résoudre à faire silence, à méditer, à se recueillir sur de l'ineffable. Si notre boussole ontologique, sans contestation possible, demeure le langage - nous sommes des êtres essentiellement confiés au logos -, elle s'aimante également vers des pôles que l'on pourrait relier à la catégorie du sensualisme. Toute expérience "océanique" se rapporte, d'emblée, à la nécessaire figure de rhétorique que constitue la métaphore. Face au paysage qui nous éblouit, nous sommes livrés à la profusion d'images, au lexique iconique dans sa démesure. Ceci rejoint ce qui est dit plus haut à propos du silence : le crépitement des significations est tellement intense que le langage est soudain débordé, faisant droit aux images. Et que sont donc ces images, si ce n'est une extrême condensation langagière, un amalgame de phrases pressées, une grêle dense de mots qui ne sauraient être ni articulés, ni écrits. C'est pour cette raison de l'immense profusion de signes dont ces événements sont affectés que, plus tard, nous avons du mal à en formuler les mots qui correspondraient à leur apparition, à leur succession ensuite. Aussi, parfois, la réponse à cette interrogation massive de sens se traduit-elle sous la forme poétique. Alors le langage essentiel condense dans une extrême richesse sémantique la puissance de ce qui s'est dévoilé l'espace d'un instant. Parfois c'est la forme synthétique picturale qui vient dire dans la touffeur plastique des empâtements, la vigueur des traits, la violence des couleurs, la spontanéité de la composition ce qu'une parole aurait échoué à restituer clairement.
Van Gogh. 1888, La Nuit étoilée (musée d'Orsay, Paris).
Source : Arts.
Lorsque Van Gogh peint sa "Nuit étoilée", à Saint-Rémy-de-Provence en mai 1888, c'est tout simplement ce "sentiment océanique" qu'il peint à coups de girations folles, ce ciel cosmique dont il voudrait tant qu'il délivre ses mystérieux secrets, ce cyprès faisant sa flamme noire à l'assaut des étoiles, ces maisons brillant dans le sourd éclat d'une végétation en marche, la cataracte des collines abrasant les sillons de l'humaine condition. C'est en termes métaphoriques que tout ceci s'exprime, à savoir en condensations sémantiques, en strates lexicales, en agglomérats phonétiques. Comme une réalité qui, pour se dire, aurait fait fondre ses gemmes dans un creuset en contenant l'essence, le principe premier indépassable.
"On peut mourir de lassitude à se chercher en vain.", selon la belle formulation poétique, laquelle dit en mode rassemblé, ce qui, ici, a longuement été développé. Car c'est bien toujours de cette recherche dont il s'agit - la nôtre -, de cette quête qui nous assigne à coïncider avec nous-mêmes, cette ultime vérité que nous dit aussi bien le poème, que le "sentiment océanique", que toute chose sublime, que le tableau du peintre qui, en définitive, n'est qu'un long cri poussé vers les étoiles afin qu'elles veuillent bien consentir à éclairer notre chemin.